ACTE DEUXIÈME

SCÈNE PREMIÈRE

N° 6 - Introduction

(La chambre à coucher de la Comtesse. A gauche, un lit de repos et une table sur laquelle brûle une lampe. A droite, une croisée sur le premier plan.
La Comtesse est entourée de Dame Ragonde et des dames de sa suite, occupées à des ouvrages de femmes.)

▼LA COMTESSE, RAGONDE▲
Dans ce séjour calme et tranquille
S'écoulent nos jours innocents;
El nous bravons dans cet asile
Les entreprises des méchants.

▼LES DAMES▲
Et nous bravons dans cet asile
Les entreprises des méchants,

▼LA COMTESSE▲
(assise et brodant une écharpe)
Je tremble encore quand j'y pense;
Quel homme que ce comte Oryl
De la vertu, de l'innocence
C'est le plus terrible ennemi.

▼RAGONDE▲
C'est le nôtre… Dieul quelle audace!
D'un saint homme prendre la place!
Et me parler de mon mari!

▼LA COMTESSE▲
Par bonheur nous pouvons sans crainte
Le défier dans cettte enceinte
Oui nous protège contre lui.

▼LA COMTESSE, RAGONDE▲
Dans ce séjour (etc.)

▼LES DAMES▲
Et nous bravons dans cet asile
Les entreprises des méchants.
(L'orage qui avait commencé à gronder se fait entendre avec plus de force.)
Ecoutez!… le ciel gronde.

▼LA COMTESSE▲
Oui, la grêle et la pluie
Ebranlent les vitraux de ce noble castel.
D'effroi je suis saisie.

RAGONDE, puis LES DAMES
Apaise ton courroux,
Grand Dieu, protège-nous.

▼RAGONDE▲
Nous sommes à l'abri!…
Que je rends grâce au ciel!

▼LA COMTESSE▲
Et moi, lorsque l'orage éclate avec furie,
Au fond du coeur combien je plains
Le sort des pauvres pèlerines!

(On entend alors des voix provenant du dehors.)

▼VOIX▲
Noble châtelaine,
Voyez notre peine;
Et dans ce domaine,
Dame de bonté,

Pour fuir la disgrâce
Dont on nous menace,
Donnez-nous, par grâce,
L'hospitalité.

▼LA COMTESSE▲
Voyez gai ce peut être,
et qui frappe à cette heure.
Jamais le malheureux
qui vient nous supplier
N'a de cette antique demeure
Imploré vainement le toit hospitalier.

(L'orage redouble.)

▼LA COMTESSE, RAGONDE, LES DAMES▲
Grand Dieu! dans ta bonté suprême,
Apaise cet orage affreux!
En ce moment celui/l'époux que j'aime
Est peut-être aussi malheureux.

▼VOIX▲
Noble chatelaine, (etc.)

(Dame Ragonde sort.)


SCÈNE DEUXIÈME

▼RAGONDE▲
(qui revient avec un air agité)
Quand tomberont sur lui les vengeances divines?
Quelle horreur!

▼LA COMTESSE▲
Qu'avez-vous?

▼RAGONDE▲
Dieu! quel crime inouï!

▼LA COMTESSE▲
Mais qu'est-ce donc?

▼RAGONDE▲
Encore on trait du comte Ory.
De malheureuses pèlerines
Qui, fuyant sa poursuite, et cherchant un abri,
Pour la nuit seulement demandent un asile.

▼LA COMTESSE▲
Que nos secours leur soient offerte!

▼RAGONDE▲
J'ai prévenu vos vœux! Ce soin m'était facile.
On aime à compatir one maux qu'on a soufferts…

▼LA COMTESSE▲
Ces dames sont-elles nombreuses?

▼RAGONDE▲
Quatorze.

▼LA COMTESSE▲
C'est beaucoup!

▼RAGONDE▲
Mais quel air! quel maintien!

▼LA COMTESSE▲
Leur âge?

▼RAGONDE▲
Quarante ans.

▼LA COMTESSE▲
Leurs figures?

▼RAGONDE▲
Affreuses!
Ce comte Ory n'a peur de rien.
Je les ai fait entrer au parloir en silence.
Elles tremblaient encore de froid et de frayeur.
L'une d'elles pourtant, dans sa reconnaissance,
De nous voir un instant demande la faveur.
Mais c'est elle, je pense: Elle approche.

▼LA COMTESSE▲
C'est bien.
Laissez-nous un instant.

▼RAGONDE▲
(au comte Ory, qui paraît en pèlerine et les yeux baissés)
Entrez, ne craignez rien.

(Toutes les dames sortent)

▼LA COMTESSE▲
Ragonde avait raison, quel modeste maintien!
Approchez, approchez, Madame.


SCÈNE TROISIÈME

N° 7 - Duo

▼LE COMTE ORY▲
Ah! quel respect, Madame,
Pour vos vertus m'enflamme:
Souffrez que de mon âme
J'exprime ici l'ardeur!

▼LA COMTESSE▲
L'ardeur?

▼LE COMTE ORY▲
Votre prudence,
Votre obligeance
Nous a sauvé l'honneur.

▼LA COMTESSE▲
Je suis heureuse et fière
D'avoir d'un téméraire
Soustrait à la colère
Une vertu si chère.

▼LE COMTE ORY▲
Vertu!

▼LA COMTESSE▲
Oui, je suis fière
Qu'à sa colère
Echappent tant d'attraits.

▼LE COMTE ORY▲
En mon cour rien n'efface
Tant de charme et de grâce.
(prenant sa main)
Celle main que j'embrasse
Vous l'atteste à jamais.

▼LA COMTESSE▲
Que faites-vous? Ah, de grâce!

▼LE COMTE ORY▲
De ma reconnaissance,
Quoi! l'excès vous offense!
Et sans votre assistance,
Hélas! lorsque j'y pense…
Quel était entre sort!…
D'effroi j'en tremble encor!…

▼LA COMTESSE▲
(avec bonté, et lui tendant la main)
Calmez, calmez votre âme.

▼LE COMTE ORY▲
(pressant sa main sur ses lèvres)
Ah! Madame!

▼LA COMTESSE▲
(souriant)
Quel excès de frayeur!
(Ah, quel excès d'ivresse,
D'où vient celle tendresse?
Pourquoi celle tendresse?
Lu crainte encor l'oppresse.)
Quoique si près de lui,
Ah! vous pouvez sans crainte ici
Braver le comte Ory.

▼LE COMTE ORY▲
(Il faut avec adresse
Modérer ma tendresse;
De quelle douce ivresse
Malgré moi j'ai frémi!)
Quoi, vous osez sans crainte ici
Braver le comte Ory?
On le dit téméraire.

▼LA COMTESSE▲
Je brave sa colère.

▼LE COMTE ORY▲
On prétend qu'il vous aime.

▼LA COMTESSE▲
Ah!… Quelle audace extrême!

▼LE COMTE ORY▲
Pour obtenir au grâce
S'il tombait à vos genoux,
Madame, que feriez-vous?

▼LA COMTESSE▲
D'une pareille audace
La honte et le mépris
Seraient le prix.

Ce téméraire
Qui croit nous plaire,
En vain espère
Être vainqueur.

Moi je préfère
L'amant sincère
Qui sait nous faire
Sa tendre ardeur…

Mais on doit rire
Du faux délire
Et du martyre
D'un séducteur.

Ce téméraire
Qui croit nous plaire,
En vain espère
Être vainqueur,
Séduire mon coeur.

▼LE COMTE ORY▲
(Beauté si fière,
Prude, sévère,
Bientôt j'espère
Toucher ton coeur.

Je ris d'avance
De sa défense,
La résistance
Est de rigueur…

Puis l'heure arrive
Où la captive,
Faible et plaintive,
Cède au vainqueur.

Beauté si fière,
Prude, sévère,
Bientôt j'espère
Être vainqueur,
Toucher ton coeur.)

▼LA COMTESSE▲
En confiance
On peut d'avance
Braver, je pense,
Son insolence.

▼LE COMTE ORY▲
Il faut, d'avance,
Être en défense;
La confiance
N'est pas prudence.

▼LA COMTESSE▲
Ce téméraire, (etc.)

Toucher mon coeur.

▼LE COMTE ORY▲
Pour se venger,
Ce séducteur
Saura bientôt
Toucher ton cœur.

(En vain tu ris
De mon ardeur,
J'espère encore
Être vainqueur
Oui, l'amour
Me promet le bonheur.)

▼LA COMTESSE▲
Voici vos compagnes fidèles.

▼LE COMTE ORY▲
(se reprenant)
Je les entends… ce sont eux… ce sont elles!
(regardant vers le fond)
(Mes chevaliers! sous ces humbles habits!)

▼LA COMTESSE▲
J'ordonne qu'en vous serve
et du lait et des fruits.

▼LE COMTE ORY▲
Quelle bonté céleste!
(Il baise avec respect la main de la Comtesse, qui sort en le regardant avec intérêt.)
L'ordinaire est frugal et le repas modeste
Pour d'aussi nobles appétits.


SCÈNE QUATRIÈME

N° 8 - Choeur

(Entrent le Gouverneur et onze chevaliers, vêtus d'une pèlerine qui est entrouverte et laisse apercevoir leurs habits de chevaliers.)

▼LE COMTE ORY, SES COMPAGNONS▲
Ah! la bonne folie!
C'est charmant, c'est divin!
Le plaisir nous convie
A ce joyeux festin.

▼LE COMTE ORY▲
L'aventure est jolie,
N'est-ce pas vrai?…Monsieur mon gouverneur?

▼LE GOUVERNEUR▲
Je pense comme Monseigneur.
Mais si le Duc…

▼LE COMTE ORY▲
Mon père…

▼LE GOUVERNEUR▲
Apprend cette folie,
Ma place me sera ravie!
Il faut donc prendre garde.

▼LE COMTE ORY▲
Eh! mais, c'est ton emploi;
Tu veilleras pour nous,
et nous rirons pour toi.
Rien ne nous manquera, je pense;
Car sagement j'ai su choisir
Mes compagnons, pour le plaisir,
Mon gouverneur, pour la prudence.

▼LE GOUVERNEUR▲
Qui peut vous inspirer pareille extravagance?

▼LE COMTE ORY▲
C'est mon page Isolier… mon rival…

▼LE GOUVERNEUR▲
L'imprudent!

▼LE COMTE ORY▲
… Qui, ne connaissant point l'objet de ma tendresse,
M'a conseillé tantôt un tel déguisement
Pour mieux enlever sa maîtresse.

▼LE GOUVERNEUR▲
Et le ciel le punit.

▼LE COMTE ORY▲
En me récompensant.

▼LE COMTE ORY, SES COMPAGNONS▲
Oh! la bonne folie! (etc.)

(Ils se mettent à table.)

▼LE GOUVERNEUR▲
Eh! mais quelle triste observance!
Rien que du laitage et des fruits.

▼LE COMTE ORY▲
C'est le repas de l'innocence,
Mesdames.

LE GOUVERNEUR, puis LE CHOEUR
Point de vin!…


SCÈNE CINQUIÈME

(Arrive Raimbaud, tenant un panier sous son manteau de pèlerine.)

▼RAIMBAUD▲
En voici, mes amie.

▼LE CHOEUR▲
(se levant)
C'est Raimbaud!

▼RAIMBAUD▲
En héros j'ai tenté l'aventure,
Et je viens avec vous partager ma capture.
Approchez. Ecoutez
Le récit des exploits que peur vous j'ai tentés.

N° 9 - Air

▼RAIMBAUD▲
Dans ce lieu solitaire,
Propice au doux mystère,
Moi, qui n'ai rien à faire,
Je m'étais endormi.

Dans mon âme indécise,
Certain goût d'entreprise
Que l'exemple autorise
Vient m'éveiller aussi.

▼LE CHOEUR▲
Quoi! Raimbaud s'en mêle aussi!

▼RAIMBAUD▲
C'est le seul moyen d'être
Digne d'un pareil maître,
Et je veux reconnaître
Ce manoir en détail!

Je pars…, je m'oriente;
A mes yeux se présente
Une chambre élégante,
C'est celle du travail.

▼LE CHOEUR▲
Et quel est ce travail?

▼RAIMBAUD▲
Une harpe jolie…
De la tapisserie;
Près de la broderie
J'aperçois un roman!

Même en une chambrette,
J'ai, dans une cachette,
Cru voir l'historiette
Du beau Tyran-le-Blanc!

▼LE CHOEUR▲
Quoi, vraiment, un roman!

▼RAIMBAUD▲
Je sors de l'oratoire
Et j'entre au réfectoire
Où rien ne me fait croire
A l'espoir d'un festin.

Marchant à l'aventure
Sous une voûte obscure,
J'entrevois l'ouverture
D'un affreux souterrain.

▼LE CHOEUR▲
Un affreux souterrain!

▼RAIMBAUD▲
Une beauté naïve
Peut y gémir, captive.
Je m'élance et j'arrive
Dans un vaste cellier

Dont l'étendue immense
Et la bonne apparence
Attestent la prudence
Du sire de Formoutiers.

▼LE CHOEUR▲
Pouvait-on mieux tomber?

▼RAIMBAUD▲
Arsenal redoutable,
Qui fait qu'on puise à table
Un courage indomptable
Contre le Sarrasin.

Armée immense et belle,
D'une espèce nouvelle,
Plus à craindre que celle
Du sultan Saladin…

▼LE CHOEUR▲
C'est charmant, c'est divin!

▼RAIMBAUD▲
Près des vins de Touraine,
Je vois ceux d'Aquitaine:
Et ma vue incertaine
S'égare on les comptant.

Là, je vois l'Allemagne;
Ici, brille l'Espagne;
Là, frémit le Champagne
Du joug impatient.

▼LE CHOEUR▲
C'est divin, c'est charmant!

▼RAIMBAUD▲
J'hésite… ô trouble extrême!
Ô doux péril que j'aime!
Et seul, avec moi-même,
Contre tant d'ennemis,

Au hasard, je m'élance.
Sans compter, je commence,
J'attaque avec vaillance
A la fois vingt pays.

Quelle conquête
Pour moi s'apprête!…
Mais je m'arrête,
J'entends du bruit.

Quelqu'un s'avance,
Vers moi s'élance!
De notre course
Les murs frémissent,
Ils retentissent,
On me poursuit.

On crie: arrête!
Arrête…, arrête!
L'écho répète
Ces cris d'alarme,
Je fuis soudain.

Quel jour de fête
Ô mes amis!
De ma conquête
Voilà (tous) les fruits.

▼LE CHOEUR▲
De sa conquête
Prenons les fruits.

▼RAIMBAUD▲
On crie: arrête!
L'écho répète,
Et leurs pas et leurs cris…
Les murs frémissent
Et retentissent
Sous le bruit de leurs pas;
Quelqu'un s'avance,
Vers moi s'élance,
Mais je ne l'attends pas.

Quel jour de fête (etc.)

▼LE COMTE ORY▲
Du fruit de sa victoire
Il fait hommage à l'amitié.
Dans sa conquête et dans sa gloire
Soyons tous de moitié.

N° 10 - Choeur

▼LE COMTE ORY, SES COMPAGNONS▲
(ôtant les bouteilles du panier)
Buvons, buvons soudain!
Qu'il avait de bons vins
Le seigneur châtelain!

Pendent qu'il fait la guerre
Au Turc, au Sarrasin;
A sa santé si chère
Buvons ce jus divin.
Buvons jusqu'à demain.

Quelle douce ambroisie!
Célébrons tour à tour
Le vin et la folie,
Le plaisir et l'amour

Qu'il avait de bons vins (etc.)

▼LE COMTE ORY▲
On vient… c'est la tourière!…
Silence! taisez-vous!
Mettez-vous en prière,
Ou bien c'est fait de nous.


SCÈNE SIXIÈME

▼LE COMTE ORY, TROIS COMPAGNONS▲
(fermant leur pèlerine et cachant leur bouteille)
Toi que je révère,
Entends ma prière.
Ô Dieu tutélaire,
Viens dans ta bonté
Sauver l'innocence,
Et que ta puissance,
Un jour récompense
L'hospitalité!

(Ragonde les regarde d'un air attendri, lève les yeux au ciel et s'éloigne.)

▼RAIMBAUD▲
Elle a disparu,
Réparons bien le temps perdu.

▼LE COMTE ORY, SES COMPAGNONS▲
Buvons, buvons soudain! (etc.)

▼LE COMTE ORY▲
Elle revient… silence!


SCÈNE SEPTIÈME

(La Comtesse arrive avec plusieurs femmes portant des flambeaux.)

▼LA COMTESSE▲
(Quel doue recueillement! combien je les admire!)
(au Comte et aux chevaliers)
Du repos voice le moment.
Que chacune de vos, Mesdames, se retire
Dans son appartement.

▼LE COMTE ORY▲
Adieu, noble Comtesse…, ah! si le ciel m'entend,
Bientôt viendra l'instant, peut-être,
Où je pourrai vous faire connaître
Ce qu'éprouve pour vous mon coeur reconnaissant.

(Le Comte et les chevaliers prennent les flambeaux des mains des dames, et se retirent.)


SCÈNE HUITIÈME

▼LA COMTESSE▲
(commençant à défaire son voile)
Oui, c'est une bonne oeuvre
et qui, dans notre zèle,
Doit nous porter bonheur.
On sonne à la tourelle,
Qui vient encore?

▼RAGONDE▲
(regardant par la fenêtre)
Un page.

▼LA COMTESSE▲
Un page dans ces lieux,
Dont l'enceinte est pas nous aux hommes interdite!
Je veux savoir quel est l'audacieux…


SCÈNE NEUVIÈME

▼ISOLIER▲
C'est moi, belle cousine, et point je ne mérite
Le fier courroux qui brille en vos beaux yeux.

▼LA COMTESSE▲
Qui vous amène ici?

▼ISOLIER▲
Le Duc, mon maître.
Il m'a chargé de vous faire connaître
A ces dames, à vous, qu'aujourd'hui, cette nuit,
Leurs maris, notre frère, arrivent à minuit.

▼LA COMTESSE, RAGONDE, UNE DAME▲
Quoi! nos maris…, bonté divine!…

▼ISOLIER▲
Ils reviennent de Palestine
Et veulent en secret vous surprendre ce soir.

▼LA COMTESSE, RAGONDE, UNE DAME▲
Ah! cet heureux retour comble tout notre espoir!

▼ISOLIER▲
Le Duc le croit aussi; mais il pense en son âme
Qu'un mari bien prudent prévient toujours sa femme.
Un bonheur trop subit peut être dangereux.

▼RAGONDE▲
Quoi! nos maris enfin reviennent dans ces lieux!
Ah! le ciel les devait à nos vives tendresses.
Je cours en prévenir nos aimables hôtesses.

▼ISOLIER▲
(l'arrêtant)
Et qui donc?

▼RAGONDE▲
Quatorze vertus…
Que le comte Ory, votre maître,
Poursuivait.

▼ISOLIER▲
De terreur tous mes sens sont émus.
Achevez… ce sont peut-être
Des pèlerines?

▼RAGONDE▲
Oui, vraiment.

▼ISOLIER▲
C'est fait de nous… Sous ce déguisement
Vous avez accueilli le comte Ory lui-même,
Et tous ses chevaliers.

▼ISOLIER, RAGONDE, UNE DAME▲
Ô ciel!

▼LA COMTESSE▲
Terreur extrême!

▼RAGONDE▲
Que dire à mon mari, trouvant en ses foyers
Sa chaste épouse avec quatorze chevaliers?

▼LA COMTESSE, RAGONDE, UNE DAME▲
Hélas! à quel péril sommes-nous réservées?

▼ISOLIER▲
Une heure seulement, et vous êtes sauvées.
On va nous secourir… Il faut gagner du temps.

▼LA COMTESSE, RAGONDE, UNE DAME▲
Hélas! hélas! je tremble!

▼LA COMTESSE▲
Plus terrible à lui seul que les autres ensemble,
Ce comte Ory… le voici… je l'entends.

(Toutes les dames s'enfuient en poussant un grand cri. lsolier va souffler la lampe qui est sur le guéridon, puis, s'enveloppant du voile que la Comtesse vient de quitter, il se place sur le canapé et fait signe à la Comtesse de s'approcher de lui.)

▼ISOLIER▲
Ne craignez rien. Au péril de ma vie
Je vous défendrai contre tous.

▼LA COMTESSE▲
D'effroi je suis toute saisie.

▼ISOLIER▲
Dame tant chérie, âme de ma vie,
Ne craignez rien, je suis auprès de vous.


SCÈNE DIXIÈME

N°11 - Trio

▼LE COMTE ORY▲
A la faveur de cette nuit obscure,
Avançons-nous, et sans la réveiller,
Il taut céder au tourment que j'endure;
Amour me berce, et ne puis sommeiller.

D'amour et d'espérance
Je sens battre mon coeur;
La nuit et le silence
Assurent mon bonheur.

▼ISOLIER▲
De crainte et d'espérance
Je sens battre mon coeur.
La nuit et le silence
Redoublent son erreur.

▼LA COMTESSE▲
(cachée par Isolier)
De crainte et d'espérance
Je sens battre mon coeur;
La nuit et le silence
Redoublent ma frayeur.

▼ISOLIER▲
(bas, à la Comtesse)
Parlez-lui.

▼LA COMTESSE▲
Qui va là?

▼LE COMTE ORY▲
C'est moi: c'est sœur Colette.
Seule, et dans cette chambre ou je ne puis dormir,
Tout me trouble, tout m'inquiète.
J'ai peur… permettez-moi… près de vous… de venir.

ISOLIER, puis LA COMTESSE
(Ah! quelle perfidie!)

▼LE COMTE ORY▲
(avançant près d'Isolier qu'il prend pour la comtesse Adèle)
Ô moments pleins de charmes!
Quand on est deux, on a moins peur.

▼ISOLIER▲
(Oui, lorsqu'on est deux!)

▼LE COMTE ORY▲
(prenant la main d'Isolier, qui prend celle de la comtesse Adèle)
Ah! je n'ai plus d'alarmes.

▼LA COMTESSE▲
Que faites-vous?

▼LE COMTE ORY▲
(pressant la main d'lsolier)
Pour moi, plus de frayeur!
Quand cette main est sur mon coeur.

▼LA COMTESSE▲
(Il presse ma main sur son coeur.)

▼ISOLIER▲
(à la Comtesse)
Beauté sévère,
Laissez-le faire;
Son bonheur ne vous coûte rien.

▼LE COMTE ORY▲
(Grand Dieu! quel bonheur est le mien!)

D'amour et d'espérance, (etc.)

▼ISOLIER▲
De crainte et d'espérance, (etc.)

▼LA COMTESSE▲
De crainte et d'espérance, (etc.)

Maintenant, je vous supplie,
Soeur Colette, rentrez chez vous.

▼LE COMTE ORY▲
(à lsolier)
Vous quitter… c'est perdre la vie …
Oui, je demeure à vos genoux.

▼LA COMTESSE▲
Je tremble, ô ciel! Que faites-vous?

▼LE COMTE ORY▲
(se démasquant)
Sachez le feu qui me dévore!
C'est un amant qui vous implore.

▼LA COMTESSE▲
Ah! grand Dieu! quelle trahison!

▼LE COMTE ORY▲
L'amour qui trouble ma raison
Doit me mériter mon pardon.
(à Isolier qui veut se lever)
Ne m'ôtez point, je la réclame,
Cette main que ma vive flamme…

▼LA COMTESSE▲
Ah! comme vous mv pressez!
Laissez-moi.

▼LE COMTE ORY▲
(embrassant lsolier)
Vrai Dieu! Madame,
Peut-on vous aimer assez?

(En ce moment un bruit de clairons retentit â la porte du château. Les femmes de la Comtesse se précipitent dans l'appartement en tenant des flambeaux.)

LA COMTESSE, puis LE COMTE ORY, puis ISOLIER
J'entends d'ici le bruit des armes,
Le clairon vient du retentir.

▼LA COMTESSE, ISOLIER▲
Plus de frayeur et plus d'alarmes,
On vient enfin nous secourir.
J'entends d'ici le bruit (etc.)

▼LE COMTE ORY▲
A quel danger faut-il courir?
J'entends d'ici le bruit (etc.)
Faut-il quitter autant de charmes?

LA COMTESSE, puis LE COMTE ORY, puis ISOLIER
J'entends d'ici le bruit (etc.)

▼LE COMTE ORY▲
Ô ciel! quel est ce bruit?

▼ISOLIER▲
(jetant son voile)
L'heure de la retraite.
Car il faut partir, Monseigneur.

▼LE COMTE ORY▲
(le reconnaissant)
C'est mon page Isolier!

▼ISOLIER▲
Celui que soeur Colette
Embrassait avec tant d'ardeur.

▼LE COMTE ORY▲
Je suis trahi! crains ma colère!

▼ISOLIER▲
Craignez celle de votre père!
Il arrive dans ce castel.
Entendez-vous ces cris de joie?

▼LE COMTE ORY▲
Ô ciel!


SCÈNE ONZIÈME

▼LA COMTESSE▲
Vous qui faisiez la guerre aux femmes,
Vous voilà donc mes prisonniers!

▼LE COMTE ORY▲
Oui, nous sommes vaincus! à tes pieds, noble dame,
Je demande merci pour tous mes chevaliers.
Pour leur rançon, qu'exigez-vous?

▼LA COMTESSE▲
Un gage: votre départ!… évitez le courroux
De leurs maris.

▼ISOLIER▲
Par un secret passage
Je vais guider vos pas, et votre page
Fermera la porte sur vous.

▼LE COMTE ORY▲
C'est lui qui nous a joués tous.


N° 12 - Finale

▼LA COMTESSE▲
Ecoutez ces chants de victoire…
Ce sont de braves chevaliers
Que l'amour ainsi que la gloire
Ont ramenés dans leurs foyers.

▼LE COMTE ORY▲
A l'hymen cédons victoire,
Et qu'il rentre dans ses foyers.
Quittons ces lieux hospitaliers.

▼SES COMPAGNONS▲
Quittons ces lieux hospitaliers.

(Isolier ouvre à gauche une porte secrète par laquelle le comte Ory et ses chevaliers disparaissent En ce moment s'ouvrent les portes du fond.
Le Duc et les chevaliers revenant de la Palestine entrent, précédés de leurs écuyers, qui portent des étendards et des faisceaux d'armes.
Dame Ragonde et les autres femmes se précipitent dans les bras de leurs maris, et la Comtesse dans ceux de son frère; puis Isolier va baiser la main du comte de Formoutiers, qui le relève et l'embrasse pendant le choeur suivant.)

▼TOUS▲
Honneur aux fils de la victoire,
Honneur aux braves chevaliers,
Que l'amour ainsi que la gloire
Ont ramenés dans leurs foyers!
ACTE DEUXIÈME

SCÈNE PREMIÈRE

N° 6 - Introduction

La chambre à coucher de la Comtesse. A gauche, un lit de repos et une table sur laquelle brûle une lampe. A droite, une croisée sur le premier plan.
La Comtesse est entourée de Dame Ragonde et des dames de sa suite, occupées à des ouvrages de femmes.

LA COMTESSE, RAGONDE
Dans ce séjour calme et tranquille
S'écoulent nos jours innocents;
El nous bravons dans cet asile
Les entreprises des méchants.

LES DAMES
Et nous bravons dans cet asile
Les entreprises des méchants,

LA COMTESSE
assise et brodant une écharpe
Je tremble encore quand j'y pense;
Quel homme que ce comte Oryl
De la vertu, de l'innocence
C'est le plus terrible ennemi.

RAGONDE
C'est le nôtre… Dieul quelle audace!
D'un saint homme prendre la place!
Et me parler de mon mari!

LA COMTESSE
Par bonheur nous pouvons sans crainte
Le défier dans cettte enceinte
Oui nous protège contre lui.

LA COMTESSE, RAGONDE
Dans ce séjour etc.

LES DAMES
Et nous bravons dans cet asile
Les entreprises des méchants.
L'orage qui avait commencé à gronder se fait entendre avec plus de force.
Ecoutez!… le ciel gronde.

LA COMTESSE
Oui, la grêle et la pluie
Ebranlent les vitraux de ce noble castel.
D'effroi je suis saisie.

RAGONDE, puis LES DAMES
Apaise ton courroux,
Grand Dieu, protège-nous.

RAGONDE
Nous sommes à l'abri!…
Que je rends grâce au ciel!

LA COMTESSE
Et moi, lorsque l'orage éclate avec furie,
Au fond du coeur combien je plains
Le sort des pauvres pèlerines!

On entend alors des voix provenant du dehors.

VOIX
Noble châtelaine,
Voyez notre peine;
Et dans ce domaine,
Dame de bonté,

Pour fuir la disgrâce
Dont on nous menace,
Donnez-nous, par grâce,
L'hospitalité.

LA COMTESSE
Voyez gai ce peut être,
et qui frappe à cette heure.
Jamais le malheureux
qui vient nous supplier
N'a de cette antique demeure
Imploré vainement le toit hospitalier.

L'orage redouble.

LA COMTESSE, RAGONDE, LES DAMES
Grand Dieu! dans ta bonté suprême,
Apaise cet orage affreux!
En ce moment celui/l'époux que j'aime
Est peut-être aussi malheureux.

VOIX
Noble chatelaine, etc.

Dame Ragonde sort.


SCÈNE DEUXIÈME

RAGONDE
qui revient avec un air agité
Quand tomberont sur lui les vengeances divines?
Quelle horreur!

LA COMTESSE
Qu'avez-vous?

RAGONDE
Dieu! quel crime inouï!

LA COMTESSE
Mais qu'est-ce donc?

RAGONDE
Encore on trait du comte Ory.
De malheureuses pèlerines
Qui, fuyant sa poursuite, et cherchant un abri,
Pour la nuit seulement demandent un asile.

LA COMTESSE
Que nos secours leur soient offerte!

RAGONDE
J'ai prévenu vos vœux! Ce soin m'était facile.
On aime à compatir one maux qu'on a soufferts…

LA COMTESSE
Ces dames sont-elles nombreuses?

RAGONDE
Quatorze.

LA COMTESSE
C'est beaucoup!

RAGONDE
Mais quel air! quel maintien!

LA COMTESSE
Leur âge?

RAGONDE
Quarante ans.

LA COMTESSE
Leurs figures?

RAGONDE
Affreuses!
Ce comte Ory n'a peur de rien.
Je les ai fait entrer au parloir en silence.
Elles tremblaient encore de froid et de frayeur.
L'une d'elles pourtant, dans sa reconnaissance,
De nous voir un instant demande la faveur.
Mais c'est elle, je pense: Elle approche.

LA COMTESSE
C'est bien.
Laissez-nous un instant.

RAGONDE
au comte Ory, qui paraît en pèlerine et les yeux baissés
Entrez, ne craignez rien.

Toutes les dames sortent

LA COMTESSE
Ragonde avait raison, quel modeste maintien!
Approchez, approchez, Madame.


SCÈNE TROISIÈME

N° 7 - Duo

LE COMTE ORY
Ah! quel respect, Madame,
Pour vos vertus m'enflamme:
Souffrez que de mon âme
J'exprime ici l'ardeur!

LA COMTESSE
L'ardeur?

LE COMTE ORY
Votre prudence,
Votre obligeance
Nous a sauvé l'honneur.

LA COMTESSE
Je suis heureuse et fière
D'avoir d'un téméraire
Soustrait à la colère
Une vertu si chère.

LE COMTE ORY
Vertu!

LA COMTESSE
Oui, je suis fière
Qu'à sa colère
Echappent tant d'attraits.

LE COMTE ORY
En mon cour rien n'efface
Tant de charme et de grâce.
prenant sa main
Celle main que j'embrasse
Vous l'atteste à jamais.

LA COMTESSE
Que faites-vous? Ah, de grâce!

LE COMTE ORY
De ma reconnaissance,
Quoi! l'excès vous offense!
Et sans votre assistance,
Hélas! lorsque j'y pense…
Quel était entre sort!…
D'effroi j'en tremble encor!…

LA COMTESSE
avec bonté, et lui tendant la main
Calmez, calmez votre âme.

LE COMTE ORY
pressant sa main sur ses lèvres
Ah! Madame!

LA COMTESSE
souriant
Quel excès de frayeur!
(Ah, quel excès d'ivresse,
D'où vient celle tendresse?
Pourquoi celle tendresse?
Lu crainte encor l'oppresse.)
Quoique si près de lui,
Ah! vous pouvez sans crainte ici
Braver le comte Ory.

LE COMTE ORY
(Il faut avec adresse
Modérer ma tendresse;
De quelle douce ivresse
Malgré moi j'ai frémi!)
Quoi, vous osez sans crainte ici
Braver le comte Ory?
On le dit téméraire.

LA COMTESSE
Je brave sa colère.

LE COMTE ORY
On prétend qu'il vous aime.

LA COMTESSE
Ah!… Quelle audace extrême!

LE COMTE ORY
Pour obtenir au grâce
S'il tombait à vos genoux,
Madame, que feriez-vous?

LA COMTESSE
D'une pareille audace
La honte et le mépris
Seraient le prix.

Ce téméraire
Qui croit nous plaire,
En vain espère
Être vainqueur.

Moi je préfère
L'amant sincère
Qui sait nous faire
Sa tendre ardeur…

Mais on doit rire
Du faux délire
Et du martyre
D'un séducteur.

Ce téméraire
Qui croit nous plaire,
En vain espère
Être vainqueur,
Séduire mon coeur.

LE COMTE ORY
(Beauté si fière,
Prude, sévère,
Bientôt j'espère
Toucher ton coeur.

Je ris d'avance
De sa défense,
La résistance
Est de rigueur…

Puis l'heure arrive
Où la captive,
Faible et plaintive,
Cède au vainqueur.

Beauté si fière,
Prude, sévère,
Bientôt j'espère
Être vainqueur,
Toucher ton coeur.)

LA COMTESSE
En confiance
On peut d'avance
Braver, je pense,
Son insolence.

LE COMTE ORY
Il faut, d'avance,
Être en défense;
La confiance
N'est pas prudence.

LA COMTESSE
Ce téméraire, etc.

Toucher mon coeur.

LE COMTE ORY
Pour se venger,
Ce séducteur
Saura bientôt
Toucher ton cœur.

(En vain tu ris
De mon ardeur,
J'espère encore
Être vainqueur
Oui, l'amour
Me promet le bonheur.)

LA COMTESSE
Voici vos compagnes fidèles.

LE COMTE ORY
se reprenant
Je les entends… ce sont eux… ce sont elles!
regardant vers le fond
(Mes chevaliers! sous ces humbles habits!)

LA COMTESSE
J'ordonne qu'en vous serve
et du lait et des fruits.

LE COMTE ORY
Quelle bonté céleste!
Il baise avec respect la main de la Comtesse, qui sort en le regardant avec intérêt.
L'ordinaire est frugal et le repas modeste
Pour d'aussi nobles appétits.


SCÈNE QUATRIÈME

N° 8 - Choeur

Entrent le Gouverneur et onze chevaliers, vêtus d'une pèlerine qui est entrouverte et laisse apercevoir leurs habits de chevaliers.

LE COMTE ORY, SES COMPAGNONS
Ah! la bonne folie!
C'est charmant, c'est divin!
Le plaisir nous convie
A ce joyeux festin.

LE COMTE ORY
L'aventure est jolie,
N'est-ce pas vrai?…Monsieur mon gouverneur?

LE GOUVERNEUR
Je pense comme Monseigneur.
Mais si le Duc…

LE COMTE ORY
Mon père…

LE GOUVERNEUR
Apprend cette folie,
Ma place me sera ravie!
Il faut donc prendre garde.

LE COMTE ORY
Eh! mais, c'est ton emploi;
Tu veilleras pour nous,
et nous rirons pour toi.
Rien ne nous manquera, je pense;
Car sagement j'ai su choisir
Mes compagnons, pour le plaisir,
Mon gouverneur, pour la prudence.

LE GOUVERNEUR
Qui peut vous inspirer pareille extravagance?

LE COMTE ORY
C'est mon page Isolier… mon rival…

LE GOUVERNEUR
L'imprudent!

LE COMTE ORY
… Qui, ne connaissant point l'objet de ma tendresse,
M'a conseillé tantôt un tel déguisement
Pour mieux enlever sa maîtresse.

LE GOUVERNEUR
Et le ciel le punit.

LE COMTE ORY
En me récompensant.

LE COMTE ORY, SES COMPAGNONS
Oh! la bonne folie! etc.

Ils se mettent à table.

LE GOUVERNEUR
Eh! mais quelle triste observance!
Rien que du laitage et des fruits.

LE COMTE ORY
C'est le repas de l'innocence,
Mesdames.

LE GOUVERNEUR, puis LE CHOEUR
Point de vin!…


SCÈNE CINQUIÈME

(Arrive Raimbaud, tenant un panier sous son manteau de pèlerine.)

RAIMBAUD
En voici, mes amie.

LE CHOEUR
se levant
C'est Raimbaud!

RAIMBAUD
En héros j'ai tenté l'aventure,
Et je viens avec vous partager ma capture.
Approchez. Ecoutez
Le récit des exploits que peur vous j'ai tentés.

N° 9 - Air

RAIMBAUD
Dans ce lieu solitaire,
Propice au doux mystère,
Moi, qui n'ai rien à faire,
Je m'étais endormi.

Dans mon âme indécise,
Certain goût d'entreprise
Que l'exemple autorise
Vient m'éveiller aussi.

LE CHOEUR
Quoi! Raimbaud s'en mêle aussi!

RAIMBAUD
C'est le seul moyen d'être
Digne d'un pareil maître,
Et je veux reconnaître
Ce manoir en détail!

Je pars…, je m'oriente;
A mes yeux se présente
Une chambre élégante,
C'est celle du travail.

LE CHOEUR
Et quel est ce travail?

RAIMBAUD
Une harpe jolie…
De la tapisserie;
Près de la broderie
J'aperçois un roman!

Même en une chambrette,
J'ai, dans une cachette,
Cru voir l'historiette
Du beau Tyran-le-Blanc!

LE CHOEUR
Quoi, vraiment, un roman!

RAIMBAUD
Je sors de l'oratoire
Et j'entre au réfectoire
Où rien ne me fait croire
A l'espoir d'un festin.

Marchant à l'aventure
Sous une voûte obscure,
J'entrevois l'ouverture
D'un affreux souterrain.

LE CHOEUR
Un affreux souterrain!

RAIMBAUD
Une beauté naïve
Peut y gémir, captive.
Je m'élance et j'arrive
Dans un vaste cellier

Dont l'étendue immense
Et la bonne apparence
Attestent la prudence
Du sire de Formoutiers.

LE CHOEUR
Pouvait-on mieux tomber?

RAIMBAUD
Arsenal redoutable,
Qui fait qu'on puise à table
Un courage indomptable
Contre le Sarrasin.

Armée immense et belle,
D'une espèce nouvelle,
Plus à craindre que celle
Du sultan Saladin…

LE CHOEUR
C'est charmant, c'est divin!

RAIMBAUD
Près des vins de Touraine,
Je vois ceux d'Aquitaine:
Et ma vue incertaine
S'égare on les comptant.

Là, je vois l'Allemagne;
Ici, brille l'Espagne;
Là, frémit le Champagne
Du joug impatient.

LE CHOEUR
C'est divin, c'est charmant!

RAIMBAUD
J'hésite… ô trouble extrême!
Ô doux péril que j'aime!
Et seul, avec moi-même,
Contre tant d'ennemis,

Au hasard, je m'élance.
Sans compter, je commence,
J'attaque avec vaillance
A la fois vingt pays.

Quelle conquête
Pour moi s'apprête!…
Mais je m'arrête,
J'entends du bruit.

Quelqu'un s'avance,
Vers moi s'élance!
De notre course
Les murs frémissent,
Ils retentissent,
On me poursuit.

On crie: arrête!
Arrête…, arrête!
L'écho répète
Ces cris d'alarme,
Je fuis soudain.

Quel jour de fête
Ô mes amis!
De ma conquête
Voilà (tous) les fruits.

LE CHOEUR
De sa conquête
Prenons les fruits.

RAIMBAUD
On crie: arrête!
L'écho répète,
Et leurs pas et leurs cris…
Les murs frémissent
Et retentissent
Sous le bruit de leurs pas;
Quelqu'un s'avance,
Vers moi s'élance,
Mais je ne l'attends pas.

Quel jour de fête etc.

LE COMTE ORY
Du fruit de sa victoire
Il fait hommage à l'amitié.
Dans sa conquête et dans sa gloire
Soyons tous de moitié.

N° 10 - Choeur

LE COMTE ORY, SES COMPAGNONS
ôtant les bouteilles du panier
Buvons, buvons soudain!
Qu'il avait de bons vins
Le seigneur châtelain!

Pendent qu'il fait la guerre
Au Turc, au Sarrasin;
A sa santé si chère
Buvons ce jus divin.
Buvons jusqu'à demain.

Quelle douce ambroisie!
Célébrons tour à tour
Le vin et la folie,
Le plaisir et l'amour

Qu'il avait de bons vins etc.

LE COMTE ORY
On vient… c'est la tourière!…
Silence! taisez-vous!
Mettez-vous en prière,
Ou bien c'est fait de nous.


SCÈNE SIXIÈME

LE COMTE ORY, TROIS COMPAGNONS
fermant leur pèlerine et cachant leur bouteille
Toi que je révère,
Entends ma prière.
Ô Dieu tutélaire,
Viens dans ta bonté
Sauver l'innocence,
Et que ta puissance,
Un jour récompense
L'hospitalité!

Ragonde les regarde d'un air attendri, lève les yeux au ciel et s'éloigne.

RAIMBAUD
Elle a disparu,
Réparons bien le temps perdu.

LE COMTE ORY, SES COMPAGNONS
Buvons, buvons soudain! etc.

LE COMTE ORY
Elle revient… silence!


SCÈNE SEPTIÈME

La Comtesse arrive avec plusieurs femmes portant des flambeaux.

LA COMTESSE
(Quel doue recueillement! combien je les admire!)
au Comte et aux chevaliers
Du repos voice le moment.
Que chacune de vos, Mesdames, se retire
Dans son appartement.

LE COMTE ORY
Adieu, noble Comtesse…, ah! si le ciel m'entend,
Bientôt viendra l'instant, peut-être,
Où je pourrai vous faire connaître
Ce qu'éprouve pour vous mon coeur reconnaissant.

Le Comte et les chevaliers prennent les flambeaux des mains des dames, et se retirent.


SCÈNE HUITIÈME

LA COMTESSE
commençant à défaire son voile
Oui, c'est une bonne oeuvre
et qui, dans notre zèle,
Doit nous porter bonheur.
On sonne à la tourelle,
Qui vient encore?

RAGONDE
regardant par la fenêtre
Un page.

LA COMTESSE
Un page dans ces lieux,
Dont l'enceinte est pas nous aux hommes interdite!
Je veux savoir quel est l'audacieux…


SCÈNE NEUVIÈME

ISOLIER
C'est moi, belle cousine, et point je ne mérite
Le fier courroux qui brille en vos beaux yeux.

LA COMTESSE
Qui vous amène ici?

ISOLIER
Le Duc, mon maître.
Il m'a chargé de vous faire connaître
A ces dames, à vous, qu'aujourd'hui, cette nuit,
Leurs maris, notre frère, arrivent à minuit.

LA COMTESSE, RAGONDE, UNE DAME
Quoi! nos maris…, bonté divine!…

ISOLIER
Ils reviennent de Palestine
Et veulent en secret vous surprendre ce soir.

LA COMTESSE, RAGONDE, UNE DAME
Ah! cet heureux retour comble tout notre espoir!

ISOLIER
Le Duc le croit aussi; mais il pense en son âme
Qu'un mari bien prudent prévient toujours sa femme.
Un bonheur trop subit peut être dangereux.

RAGONDE
Quoi! nos maris enfin reviennent dans ces lieux!
Ah! le ciel les devait à nos vives tendresses.
Je cours en prévenir nos aimables hôtesses.

ISOLIER
l'arrêtant
Et qui donc?

RAGONDE
Quatorze vertus…
Que le comte Ory, votre maître,
Poursuivait.

ISOLIER
De terreur tous mes sens sont émus.
Achevez… ce sont peut-être
Des pèlerines?

RAGONDE
Oui, vraiment.

ISOLIER
C'est fait de nous… Sous ce déguisement
Vous avez accueilli le comte Ory lui-même,
Et tous ses chevaliers.

ISOLIER, RAGONDE, UNE DAME
Ô ciel!

LA COMTESSE
Terreur extrême!

RAGONDE
Que dire à mon mari, trouvant en ses foyers
Sa chaste épouse avec quatorze chevaliers?

LA COMTESSE, RAGONDE, UNE DAME
Hélas! à quel péril sommes-nous réservées?

ISOLIER
Une heure seulement, et vous êtes sauvées.
On va nous secourir… Il faut gagner du temps.

LA COMTESSE, RAGONDE, UNE DAME
Hélas! hélas! je tremble!

LA COMTESSE
Plus terrible à lui seul que les autres ensemble,
Ce comte Ory… le voici… je l'entends.

Toutes les dames s'enfuient en poussant un grand cri. lsolier va souffler la lampe qui est sur le guéridon, puis, s'enveloppant du voile que la Comtesse vient de quitter, il se place sur le canapé et fait signe à la Comtesse de s'approcher de lui.

ISOLIER
Ne craignez rien. Au péril de ma vie
Je vous défendrai contre tous.

LA COMTESSE
D'effroi je suis toute saisie.

ISOLIER
Dame tant chérie, âme de ma vie,
Ne craignez rien, je suis auprès de vous.


SCÈNE DIXIÈME

N°11 - Trio

LE COMTE ORY
A la faveur de cette nuit obscure,
Avançons-nous, et sans la réveiller,
Il taut céder au tourment que j'endure;
Amour me berce, et ne puis sommeiller.

D'amour et d'espérance
Je sens battre mon coeur;
La nuit et le silence
Assurent mon bonheur.

ISOLIER
De crainte et d'espérance
Je sens battre mon coeur.
La nuit et le silence
Redoublent son erreur.

LA COMTESSE
cachée par Isolier
De crainte et d'espérance
Je sens battre mon coeur;
La nuit et le silence
Redoublent ma frayeur.

ISOLIER
bas, à la Comtesse
Parlez-lui.

LA COMTESSE
Qui va là?

LE COMTE ORY
C'est moi: c'est sœur Colette.
Seule, et dans cette chambre ou je ne puis dormir,
Tout me trouble, tout m'inquiète.
J'ai peur… permettez-moi… près de vous… de venir.

ISOLIER, puis LA COMTESSE
(Ah! quelle perfidie!)

LE COMTE ORY
avançant près d'Isolier qu'il prend pour la comtesse Adèle
Ô moments pleins de charmes!
Quand on est deux, on a moins peur.

ISOLIER
(Oui, lorsqu'on est deux!)

LE COMTE ORY
prenant la main d'Isolier, qui prend celle de la comtesse Adèle
Ah! je n'ai plus d'alarmes.

LA COMTESSE
Que faites-vous?

LE COMTE ORY
pressant la main d'lsolier
Pour moi, plus de frayeur!
Quand cette main est sur mon coeur.

LA COMTESSE
(Il presse ma main sur son coeur.)

ISOLIER
à la Comtesse
Beauté sévère,
Laissez-le faire;
Son bonheur ne vous coûte rien.

LE COMTE ORY
(Grand Dieu! quel bonheur est le mien!)

D'amour et d'espérance, etc.

ISOLIER
De crainte et d'espérance, etc.

LA COMTESSE
De crainte et d'espérance, etc.

Maintenant, je vous supplie,
Soeur Colette, rentrez chez vous.

LE COMTE ORY
à lsolier
Vous quitter… c'est perdre la vie …
Oui, je demeure à vos genoux.

LA COMTESSE
Je tremble, ô ciel! Que faites-vous?

LE COMTE ORY
se démasquant
Sachez le feu qui me dévore!
C'est un amant qui vous implore.

LA COMTESSE
Ah! grand Dieu! quelle trahison!

LE COMTE ORY
L'amour qui trouble ma raison
Doit me mériter mon pardon.
à Isolier qui veut se lever
Ne m'ôtez point, je la réclame,
Cette main que ma vive flamme…

LA COMTESSE
Ah! comme vous mv pressez!
Laissez-moi.

LE COMTE ORY
embrassant lsolier
Vrai Dieu! Madame,
Peut-on vous aimer assez?

En ce moment un bruit de clairons retentit â la porte du château. Les femmes de la Comtesse se précipitent dans l'appartement en tenant des flambeaux.

LA COMTESSE, puis LE COMTE ORY, puis ISOLIER
J'entends d'ici le bruit des armes,
Le clairon vient du retentir.

LA COMTESSE, ISOLIER
Plus de frayeur et plus d'alarmes,
On vient enfin nous secourir.
J'entends d'ici le bruit etc.

LE COMTE ORY
A quel danger faut-il courir?
J'entends d'ici le bruit etc.
Faut-il quitter autant de charmes?

LA COMTESSE, puis LE COMTE ORY, puis ISOLIER
J'entends d'ici le bruit etc.

LE COMTE ORY
Ô ciel! quel est ce bruit?

ISOLIER
jetant son voile
L'heure de la retraite.
Car il faut partir, Monseigneur.

LE COMTE ORY
le reconnaissant
C'est mon page Isolier!

ISOLIER
Celui que soeur Colette
Embrassait avec tant d'ardeur.

LE COMTE ORY
Je suis trahi! crains ma colère!

ISOLIER
Craignez celle de votre père!
Il arrive dans ce castel.
Entendez-vous ces cris de joie?

LE COMTE ORY
Ô ciel!


SCÈNE ONZIÈME

LA COMTESSE
Vous qui faisiez la guerre aux femmes,
Vous voilà donc mes prisonniers!

LE COMTE ORY
Oui, nous sommes vaincus! à tes pieds, noble dame,
Je demande merci pour tous mes chevaliers.
Pour leur rançon, qu'exigez-vous?

LA COMTESSE
Un gage: votre départ!… évitez le courroux
De leurs maris.

ISOLIER
Par un secret passage
Je vais guider vos pas, et votre page
Fermera la porte sur vous.

LE COMTE ORY
C'est lui qui nous a joués tous.


N° 12 - Finale

LA COMTESSE
Ecoutez ces chants de victoire…
Ce sont de braves chevaliers
Que l'amour ainsi que la gloire
Ont ramenés dans leurs foyers.

LE COMTE ORY
A l'hymen cédons victoire,
Et qu'il rentre dans ses foyers.
Quittons ces lieux hospitaliers.

SES COMPAGNONS
Quittons ces lieux hospitaliers.

Isolier ouvre à gauche une porte secrète par laquelle le comte Ory et ses chevaliers disparaissent En ce moment s'ouvrent les portes du fond.
Le Duc et les chevaliers revenant de la Palestine entrent, précédés de leurs écuyers, qui portent des étendards et des faisceaux d'armes.
Dame Ragonde et les autres femmes se précipitent dans les bras de leurs maris, et la Comtesse dans ceux de son frère; puis Isolier va baiser la main du comte de Formoutiers, qui le relève et l'embrasse pendant le choeur suivant.

TOUS
Honneur aux fils de la victoire,
Honneur aux braves chevaliers,
Que l'amour ainsi que la gloire
Ont ramenés dans leurs foyers!
最終更新:2023年01月15日 19:54