ACTE PREMIER
(Une vaste et somptueuse salle en hémicycle dans le château de Barbe-Bleue. Au fond, une grand porte. De chaque côté de celui-ci, trois petites portes d'ébène à serrures et ornements d'argent ferment des espèces de niches dans une colonnade de marbre. Au-dessus de ces portes, mais au dernier plan, six fenêtres monumentales auxquelles on peut accéder, de chaque côté de la salle, par un escalier arrondi que mène à une sorte de balcon intérieur. C'est le soir, les lustres sont allumés et les fenêtres ouvertes.
Au dehors, c'est-à-dire derrière les fenêtres du fond, une foule agitée qu'on ne voit pas, mais dont on entend les cris tour à tour effrayés, inquiets et menaçants, les mouvements subits, les piétinements et les murmures. Vers le milieu de l'ouverture, le rideau se lève et l'on continue à entendre, à travers la musique, les voix de la foule invisible.)
VOIX DE LA FOULE
A mort! à mort!
L'avez-vous vue dans le carrosse?
Tout le village l'attendait.
Elle est belle?
Elle m'a regardé.
Moi aussi.
Moi aussi.
Elle était triste, mais elle souriait.
On dirait qu'elle aime tout le monde.
On n'en a jamais vu d'aussi belle.
D'où vient-elle?
De très loin, pour qu'elle ne sache point ce qui l'attend ici.
Ils ont voyagé trente jours.
Il ne peut nous voir, crions pour l'avertir!
Tous ensemble: N'allez pas plus avant!
Retournez!
N'entrez pas au château.
Retournez
N'entrez pas! n'entrez pas! C'est la mort.
(Voix isolées)
Elle ne comprendra pas.
Il paraît que vingt hommes de sa ville l'ont suivie.
Pourquoi?
Parce qu'ils l'aiment.
Il paraît qu'ont pleurait dans les rues.
Pourquoi est-elle venue?
On m'a dit qu'elle avait son idée.
(Rumeurs)
A mort! à mort!
Il n'aura pas celle-ci.
Non, non, elle es trop belle.
Il n'aura pas celle-ci!
Les voilà! les voilà!
Où vont-ils?
Ils ont pris par le porte rouge.
Non, non, je vois des torches dans l'avenue.
Voilà la grand carrosse entre les arbres!
A mort!
Il a peur!
Il n'aura pas celle-ci!
Ça fera la sixième!
C'est assez! c'est assez!
Il est fou!
Assassin!
Il faut mettre le feu!
Hou! Hou!
J'ai pris ma grande fourche!
Assassin! assassin!
Et moi j'ai pris ma faux!
A mort! à mort! à mort!
Ils entrent dans la cour.
Allons voir.
Les portes sont fermées.
Attendons-les ici.
A mort! à mort!
A mort!
On dit qu'elle sait tout
Que sait-elle? Ce que je sais aussi.
Mais quoi? que savez-vous?
Que toutes no sont pas mortes!
Pas mortes? Ah! ah! Oh, là, là!
Je les ai mises en terre!
Un soir que je passais, j'ai entendu chanter.
Moi aussi!
Moi aussi!
On dit qu'elles reviennent!
Il attire le malheur!
Regardez, regardez!
Les fenêtres se ferment...
Ils vont entrer! Ils vont entrer!
On ne voit rien!
A mort! à mort!
A mort...
(A ce moment, en effet, les six fenêtres monumentales au-dessus des niches de marbre se ferment d'elles-mêmes, étouffant à mesure les voix de la foule. On n'entend plus qu'un grondement indistinct qui est presque le silence.
Peu après, par une porte latéral, entrent dans la salle Ariane et la Nourrice)
LA NOURRICE
Où sommes-nous?
Ecoutez, on murmure.
Ce sont les paysans.
Ils voudraient nous sauver.
Ils couvraient les chemins et n'osaient point parler,
mais ils nous faisaient signe de nous retourner.
(Elle va à la grande porte du fond.)
Ils sont là... derrière la porte.
Je les entend qui marchent.
Essayons de l'ouvrir...
Il nous a laissées seules,
nous pouvons fuir peut-être...
Je vous l'avais bien dit, il est fou,
c'est la mort...
Ce qu'on a dit est vrai,
il a tué cinq femmes...
ARIANE
Elles ne sont pas mortes.
On en parlait là-bas comme d'un mystère étrange, dans le pays lointaine où son amour sauvage et qui tremblait pourtant, est venu me chercher.
Je m'en doutais, là-bas, et j'en suis sûre ici...
Il m'aime, je suis belle et j'aurai son secret.
D'abord il faut désobéir:
c'est le premier devoir quand l'ordre est menaçant et ne s'explique pas.
Les autres ont eu tort et les voilà perdues pour avoir hésité.
Nous voici dans la galerie qui précède la salle où son amour m'attend.
Il m'a donné ces clefs qui ouvrent les trésors des parures nuptiales.
Les six clefs d'argent sont permises,
mais la clef d'or est interdite.
C'est la seule qu'importe.
Je jette les six autres et garde celle-ci.
(Elle jette les clefs d'argent qui tintent en s'éparpillant sur les dalles de marbre.)
LA NOURRICE
(se précipitant pour les ramasser)
Qui faites-vous?
Il vous avait donné tous les trésors qu'elles ouvrent...
ARIANE
Ouvre toi-même si tu veux.
Je vais chercher la porte défendue.
Tout ce qui est permis ne nous apprendra rien.
LA NOURRICE
(regardants les clefs et la salle)
Voici les portes dans le marbre.
Elles ont des serrures d'argent pour nous dire qu'elles répondent aux clefs.
Laquelle ouvrirai-je d'abord?
ARIANE
Qu'importe!
Elles ne sont là que pour nous détourner de ce qu'il faut savoir.
Je cherche la septième mais ne la trouve point...
LA NOURRICE
(essayant les clefs sur la première porte)
Quelle clef ouvrira la première?
Celle-ci?
Non.
Celle-là?
Pas encore.
Oh! la troisième y entre,
elle entraîne ma main!
Prenez-garde!
Fuyez! Les deux battants s'animent et glissent comme un voile.
Qu'est ceci?
Prenez garde!
C'est une grêle de feu qui s'abat sur mes mains et me meurtrit la face.
Oh!...
(La Nourrice fait un saut en arrière car, tandis qu'elle parle encore, les deux vantaux glissent d'eux-mêmes dans des rainures latérales et subitement disparaissent, découvrant un prodigieux amoncellement d'améthystes entassées jusqu'au sommet de l'ouverture. Alors, comme délivrés d'une contrainte séculaire, des joyaux de toutes formes mais de même substance, colliers, aigrettes, bracelets, bagues, boucles, ceintures, diadèmes, croulent en flammes violettes et rebondissent jusqu'au fond de la salle,
cependant qu'à mesure que les premiers se répandent sur le marbre, de toutes les anfractuosités des voûtes réveillées continuent d'en ruisseler d'autres de plus en nombreux et admirables, au milieu d'un bruit de pierreries vivantes qui ne s'arrête plus)
Prenez-les!
Penchez-vous! Ramassez les plus belles!
On en pourrait orner tout un royaume!
Elles lapident mes mains,
elles criblent mes cheveux!
Il en tombe toujours!
En voilà d'inouïes qui descendent des voûtes
comme des violettes de miracle!
Pourpres, lilas et mauves!
Plongez-y donc les bras,
couvrez-en votre front,
j'en remplirai ma mante...
ARIANE
Ce sont de nobles améthystes.
Ouvre la seconde porte.
LA NOURRICE
La seconde?
Je n'ose pas...
et pourtant je voudrais savoir si...
(Elle met une clef à la serrure)
Prenez garde!
Le clef tourne déjà!
Les battants ont des ailes,
les parois se déchirent!
Oh!
(Même scène qu'à la première porte, mais, cette fois, c'est l'accumulation, l'irruption rebondissante et l'éblouissement sonore et bleuissant d'une pluie de saphirs)
ARIANE
Ce sont de beaux saphirs.
Ouvre la troisième porte.
LA NOURRICE
Attendez que j'aie vu,
que j'aie pris les plus beaux!
Ma mante va s'ouvrir sous le poids du ciel bleu!
Regardez, regardez,
ils débordent, ils coulent de tous côtés.
A droite un torrent violet,
à gauche un jet d'azur!...
ARIANE
Va, Nourrice, hâte-toi, l'heure où l'ont peut agir es rare et fugitive.
LA NOURRICE
(Elle ouvre la troisième porte.
Même jeu, mais cette fois, c'est l'entassement pâle, le ruissellement laiteux, plus menu mais innombrable d'un déluge de perles.)
J'en recueille une poignée pour qu'elles caressent les saphirs.
ARIANE
Ouvre la quatrième.
LA NOURRICE
(Elle ouvre la quatrième porte. Même jeu. Ruissellement d'émeraudes.)
Oh! celles-ci sont plus vertes que le printemps qui naît le long des peupliers dans les gouttes de rosée de beau soleil de mon village...
(Secouant sa mante d'où ruissellent les améthystes, les saphirs et les perles.)
Allez-vous-en, les autres!
Faites place aux plus belles!
Je suis née sous les arbres
et j'aime la clarté des feuilles!
ARIANE
Ouvre la cinquième porte.
LA NOURRICE
Quoi, pas même celles-ci?
Vous ne les aimez pas?
ARIANE
Ce que j'aime est plus beau que les plus belles pierres.
LA NOURRICE
(Elle ouvre la cinquième porte. Même jeu.Irruption aveuglante, incandescence animée et cascade tragique de rubis.)
Celles-ci sont terribles, et je n'y touche point.
ARIANE
Nous approchons du but,
car voici la menace.
Ouvre la dernière porte.
LA NOURRICE
C'est la dernière clef.
Si déjà le sang coule sous le porte permise,
quelle est l'horreur qui veille sur le seuil interdit?
ARIANE
Ouvre vite.
(Hésitante, elle ouvre la sixième porte - Même jeu - Mais cette fois l'irradiation est intolérable Ce sont des cataractes d'énormes et purs diamants qui se précipitent dans la salle. Des millions d'étincelles, de rayons, d'irisations se rencontrent, s'éteignent, se rallument, déferlent, se multiplient, s'étalent et s'exaspèrent. Ariane, déconcertée, pousse un cri d'éblouissement. Elle se penche, ramasse un diadème, une rivière, des poignées de splendeurs qui éclatent et en pare, au hasard, ses cheveux, ses bras, sa gorge et ses mains)
O mes clairs diamants!
Je ne vous chercher pas,
mais je vous salue sur ma route!
Immortelle rosée de lumière!
Ruisselez sur mes mains,
illuminez mes bras,
éblouissez ma chair!
Vous êtes purs, infatigables,
vous ne mourrez jamais,
et ce qui s'agite en vox feux,
comme un peuple d'esprit
qui sème des étoiles c'est la passion
de la clarté qui a tout pénétré,
ne se repose pas,
et n'a plus rien à vaincre qu'elle-même!
(S'approchant de la porte ouverte
et regardant sous la voûte.)
Pleuvez, pleuvez encore,
entrailles de l'été, exploits de la lumière
et conscience innombrable des flammes.
Vous blesserez mes yeux
sans lasser mes regards!...
(Se penchant davantage)
Mais que vois-je, Nourrice?
Nourrice, où donc es-tu?
La pluie magnifique se déchire
et demeure en suspens au-dessus d'un arceau qu'elle éclaire!
Voilà la septième porte avec ses gonds,
ses barres et sa serrure d'or...
LA NOURRICE
Venez, n'y touchez pas.
Retenez vos mains et vos yeux de crainte qu'elle ne s'ouvre...
Venez donc, cachons-nous...
Après les diamants,
c'est la flamme ou la mort...
ARIANE
Oui, retire-toi, Nourrice.
Cache-toi derrière ces colonnes de marbre.
Je veux y aller seule.
(Elle entre sous la voûte, met la clef dans la serrure; la porte se divise, rien paraît qu'une ouverture pleine d'ombre, mais un chant étouffé et lointain s'élève des profondeurs de la terre et se répand dans la salle)
LA NOURRICE
Ariane, que faites-vous?
Est-ce vous qui chantez?
ARIANE
Ecoute...
LE CHANT ETOUFFE
Les cinq filles d'Orlamonde
(La fée noire est morte)
Les cinq filles d'Orlamonde
Ont cherché les portes!...
LA NOURRICE
Ce sont les autres femmes...
ARIANE
Oui.
LA NOURRICE
Refermez cette porte!
Le chant remplit la salle,
il se répand partout.
ARIANE
(L'empêchant de refermer la porte.)
Il ne faut pas...
LE CHANT,
(plus sonore)
Ont allumé leurs cinq lampes,
Ont ouvert les tours,
Ont traversé trois cents salles
Sans trouver le jour...
LA NOURRICE
Il remonte, il redouble!
Poussons la première porte. Aidez-moi...
(Elle essaie de refermer la porte qui cachait les diamants.)
Elle résiste aussi!
LE CHANT
(plus puissant)
Ont ouvert un puits sonore
Descendent alors
Et sur une porte close
Trouvent une clef d'or...
LA NOURRICE
(Affolée, entrant à son tour sous la voûte).
Taisez-vous! Taisez-vous!
Elles vont nous perdre aussi!
Etouffons cette voix!
(Etendant son manteau.)
Mon manteau couvrira l'ouverture...
ARIANE
Je vois des marches sous le seuil.
Je vais descendre où l'on m'appelle...
LE CHANT
(de plus en plus puissant)
Voient l'océan par les fentes.
Ont peur de mourir
Et frappent à la porte close
Sans oser l'ouvrir...
(Sur les dernières paroles du chant, Barbe-Bleue entre dans la salle. Il s'arrête un instant et regarde)
BARBE-BLEUE,
(s'approchant)
Vous aussi...
ARIANE
(Tressaille, se retourne, sort de la voûte, et, étincelante de diamants, s'avance vers Barbe-Bleue)
Moi surtout.
BARBE-BLEUE
Je vous croyais plus forte et plus sage que vos sœurs.
ARIANE
Combien de temps ont-elles subi la défense?
BARBE-BLEUE
Celles-ci quelques jours, celles-là
quelques mois; la dernière une année...
ARIANE
C'est la dernière seule qu'il eût fallu punir.
BARBE-BLEUE
C'était bien peu de choses ce que je demandais...
ARIANE
Vous leur demandiez plus que vous n'aviez donné.
BARBE-BLEUE
Vous perdez le bonheur que je voulais pour vous.
ARIANE
Le bonheur que je veux ne peut vivre dans l'ombre.
BARBE-BLEUE
Renoncez à savoir
et je puis pardonner...
ARIANE
Je pourrai pardonner lorsque je saurai tout.
BARBE-BLEUE
(Saisissant Ariane par le bras.)
Venez!
ARIANE
Où voulez-vous que j'aille?
BARBE-BLEUE
Où je vous mènerai.
ARIANE
Non.
(Barbe-Bleue cherche à entraîner de force Ariane qui pousse un long cri de douleur. A ce cri répond d'abord une sorte de rumeur sourde. La lutte entre Ariane et Barbe-Bleue continue un instant, et la Nourrice y mêle ses clameurs désespérées. Tout à coup, une pierre lancée du dehors brise une des fenêtres, on entend gronder et s'agiter la foule. D'autre pierres viennent tomber dans la salle. La Nourrice court à la grande porte du fond, dont elle tire les verrous et soulève les barres. Une brusque poussée du dehors ébranle et entrouvre cette porte et les paysans furieux mais hésitants se pressent sur le seuil. Barbe-Bleue, délivrant Ariane, tire son épée pour se préparer à la lutte. Mais Ariane, calme, s'avance vers la foule)
ARIANE
Que voulez-vous?
Il ne m'a fait aucun mal.
(Elle écarte doucement les paysans et referme la porte avec soin, tandis que Barbe-Bleue, les yeux baissés, regarde la pointe de son épée. Rideau.)