ACTE TROISIEME
(La même salle qu'au premier acte. Les pierreries éparses scintillent encore dans les niches de marbre et sur les dalles. Entre les colonnes de porphyre, des coffres ouverts débordent de vêtements précieux. Il fait nuit dehors; mais sous les lustres allumés, Sélysette, Mélisande, Ygraine, Bellangére et Alladine, debout devant de grands miroirs, achèvent de nouer leur chevelure, d'ajuster les plis de leurs robes étincelantes, de se parer de fleurs et de bijoux, tandis qu'Ariane, allant de l'une à l'autre, les aide et les conseille. Les fenêtres sont ouverts)
SÉLYSETTE
Nous n'avons pu sortir du château enchanté.
Il est si beau que je l'aurais pleuré...
Qu'en dis-tu, Ariane?
C'était étrange.
Les ponts se relevaient d'eux-mêmes et l'eau montait dans les fossés dès qu'on s'en approchait...
Mais qu'importe à pressent puisqu'on ne le voit plus...
Il est parti.
(Embrassant Ariane.)
Et nous serons heureuses tant que tu seras parmi nous.
MÉLISANDE
Où est-il allé?
ARIANE
Je l'ignore comme vous.
Il est parti, troublé peut-être, déconcerté sans doute pour la première fois...
Ou bien la colère des paysans l'inquiétait.
Il a senti la haine déborder de toutes parts,
et qui sait s'il n'est pas allé chercher du secours,
des soldats, et des gardes pour châtier les rebelles et revenir en maître...
A moins que sa conscience ou quelque autre force n'ait parlé...
SÉLYSETTE
Tu ne t'en iras pas?
ARIANE
Comment veux-tu que je m'en aille
puisque les fossés sont pleins d'eau, les ponts levés, les murs infranchissables et les portes fermées?
On ne voit personne qui les garde;
et pourtant le château n'est pas abandonné.
On observe tous nos pas,
il doit avoir donné des ordres mystérieux.
Mais tout autour des murs les paysans se cachent
et je sens qu'ils veillent sur nous.
En attendant, mes sœurs, l'événement s'apprête; nous allons être libres, et il faut être belles.
(S'approchant de Mélisande)
Est-ce ainsi que tu t'y prépares, Mélisande?
Ta chevelure est le plus beau miracle que j'aie vue;
elle éclairait là-bas l'ombre du souterrain et souriait encore dans la nuit d'un tombeau,
et tu te plais à en éteindre chaque flamme!
Attends, c'est encore moi qui vais délivrer la lumière.
(Elle arrache le voile, dénoue les tresses et toute la chevelure de Mélisande s'étale brusquement et resplendit sur ses épaules)
YGRAINE
(Se retournant pour contempler Mélisande)
Oh! d'où cela vient-il?
ARIANE
Cela vient d'elle même et se cachait en elle.
Mais toi-même, qu'as fait?
Où caches-tu tes bras divins?
YGRAINE
Mais ici, dans mes manches d'orfroi...
ARIANE
Je ne les vois plus...
Je les admirais tout à l'heure,
tandis que tu nouais ta chevelure.
Je me retourne et ne retrouve que leur ombre.
(Dénouant les manches)
Et voilà deux rayons de bonheur
que je délivre encore!
YGRAINE
Oh! mes pauvres bras nus...
Ils vont trembler de froid...
ARIANE
Mais non, puisqu'il sont adorables...
(Allant à Bellangére)
Où es-tu, Bellangére?
Il y avait à l'instant, au fond de ce miroir, des épaules, un sourire qui l'emplissaient tout entier de suaves lueurs...
Que sont-ils devenus?
BELLANGÉRE
(Essayant de fixer des fleurs dans sa chevelure)
Ils attendent que ces fleurs veuillent bien s'incliner.
ARIANE
(venant à son aide.)
Tu es belle et les fleurs ne t'obéissent pas?
(A Alladine qui se pare de voiles et d'écharpes aux coulleurs un peu vives.)
Et toi, mon Alladine,
que fais-tu loin de nous?
YGRAINE
(Se retournant et éclatant de rire.)
Où donc a-t-elle pris ces flammes inconnues?
ARIANE
Sans doute en son île de feu...
Mais, vois-tu, Alladine,
ici sous nos nuages,
les rayons sont moins vifs,
les fleurs moins éclatantes,
et les oiseaux plus ternes...
Or, il faut que les femmes suivent toujours l'avis des oiseaux et des fleurs qui traduisent pour elles les du soleil...
Enlevons cette écharpe et ce voile trop ardent.
SÉLYSETTE
Quelles bagues choisirai-je?
ARIANE
C'est juste.
(Elle fouille parmi les pierres précieuses.)
Que faites-vous des mille pierreries qui brillent à vos pieds?
Ont-elles été créés pour mourir sur les dalles ou pour rallumer à la chaleur las des seins, des bras, des chevelures?
(Elle ramasse à pleines mains les pierres précieuses qu'elle distribue à ses compagnes.)
Voici des perles pour Ygraine, pour Mélisande des saphirs et des rubis pour Sélysette.
SÉLYSETTE
Je préfère ces émeraudes...
ARIANE
Voilà qui m'émerveille et qui me rend heureuse!
C'est la vie qui revient puisque la volonté de plaire ressuscite.
BELLANGÉRE
Aimez-vous ce collier d'opales et d'améthystes?
ARIANE
Je mettrais ces opales parmi ta chevelure.
Ces boucles sont trop sages...
Et puis, ce manteau froid sur ces tièdes épaules...
(Enlevant le manteau.)
Voilà deux sources de douceur qui se perdaient dans les ténèbres...
Vraiment, mes jeunes sœurs,
je ne m'étonne plus
s'il ne vous aimait pas autant qu'il eût fallu et s'il voulait cent femmes...
Il n'avait que vos ombres.
(Entre par une porte latérale la Nourrice,
hagarde, échevelée)
LA NOURRICE
Il revient! Il est là!
(Mouvement d'effroi des femmes)
ARIANE
Qui te l'a dit?
LA NOURRICE
Un des gardes. Il vous a vue.
Il vous admire.
ARIANE
Mais je n'ai vu personne...
LA NOURRICE
Ils se cachaient. Ils suivaient tous nos gestes...
C'est le plus jeune qui a parlé.
Il m'a dit que le maître revient...
Il fait le tour des murs.
Les paysans le savent.
Il sont armés...
Ils se révoltent...
Tout le village est caché dans les haies.
Ils l'attendent...
(Montant par l'escalier latéral à l'une des fenêtres du fond.)
Je vois des torches dans les bois!
(Les femmes affolées jettent un cri de terreur et courent autour de la salle pour chercher une issue)
SÉLYSETTE
(Montant également aux fenêtres)
C'est son carrosse, son carrosse de noce!
Il s'arrête!
(Toutes s'élancent aux fenêtres, se pressent dans le balcon intérieur, et regardent dans la nuit)
MÉLISANDE
C'est lui! Je le reconnais... Il descend...
Il fait des gestes de colère...
SÉLYSETTE
Il est entouré de ses nègres...
MÉLISANDE
Ils ont des épées nues qui brillent au clair de la lune!
SÉLYSETTE
Ariane! Ariane!... J'ai peur!
LA NOURRICE
Voilà les paysans qui sortent des fossés.
Il y a!... Il y a!
Ils ont des fourches et des faux!
SÉLYSETTE
Ils vont se battre!
(Rumeurs, cris, tumulte, bruits d'armes au dehors, dans le lointain)
MÉLISANDE
Ils se battent!
YGRAINE
Un des nègres est tombé!
LA NOURRICE
Oh! les paysans sont terribles!
Tout le village est là!
Ils ont d'énormes faux!
MÉLISANDE
Les nègres l'abandonnent!
Voyez, voyez, ils fuient!
Ils se cachent dans les bois!
YGRAINE
Lui aussi prend la fuite... Il court,
il s'approche de l'enceinte...
LA NOURRICE
Les paysans le suivent!
SÉLYSETTE
Mais ils vont le tuer!
LA NOURRICE
On vient à son secours...
Ils courent à se rencontre...
Les gardes ont ouvert la porte de l'enceinte...
SÉLYSETTE
Un, deux, trois, quatre, six, sept...
Mais ils ne sont que sept!
LA NOURRICE
Les paysans les enveloppent...
Il y a des centaines!
MÉLISANDE
Que font-ils?
LA NOURRICE
Je vois les paysans qui dansent autour d'un homme...
Les autres sont tombés...
MÉLISANDE
C'est lui; j'ai vu son manteau bleu...
Il est couché sur l'herbe...
LA NOURRICE
Ils se taisent... Ils le relèvent...
MÉLISANDE
Est-il blessé?
YGRAINE
Il chancelle...
SÉLYSETTE
J'ai vu le sang... Il saigne... Ariane!
ARIANE
Viens, ne regarde pas... cache la tête dans mes bras...
LA NOURRICE
Ils apportent des cordes... Il se débat...
Ils luis lient les bras et les jambes.
MÉLISANDE
Où vont-ils? Ils le portent...
Ils dansent en chantant...
LA NOURRICE
Ils s'en viennent vers nous...
Les voilà sur le pont...
La porte est grande ouvert...
Ils s'arrêtent...
Oh! ils vont le jeter dans le fossé...
TOUTES LES FEMMES
(Affolés, criant et s'agitant désespérément aux fenêtres)
Non! non!... Pas cela! Ne le tuez pas!...
Pas cela! Ne le tuez pas!
Pas cela!... Non! non! Au secours!...
Ne le tuez pas!... Ne le tuez pas!
LA NOURRICE
Ils n'entendent pas et les autres les poussent!...
Il est sauvé!
(Cris de la foule qui a vu les femmes aux fenêtres: "Ouvrez! Ouvrez!")
LA NOURRICE
Ils vont entrer...
Ils sont devant les portes de la cour.
LA FOULE
Ouvrez-lui la porte
pour l'amour de Dieu.
Sa chandelle est morte
Il n'a plus de feu...
LES FEMMES
(Parlant à la foule)
Nous ne pouvons pas...
Elle est fermée. Ecoutez...
Ils la brisent... Elle cède...
Ils entrent tous...
Ils montent le perron...
Prenons garde, ils sont ivres.
ARIANE
Je vais ouvrir la porte de la salle...
LES FEMMES
(La suppliant, affolées)
Non, non!... Ariane! Non!...
Ils sont ivres...
Prenez garde, ils approchent!
ARIANE
Ne craignez rien, ne vous avancez pas,
j'irai seule...
(Les cinq femmes descendent l'escalier qui conduit aux fenêtres, reculent vers le fond de la salle et s'y tiennent étroitement groupés dans l'attitude de l'attente terrifiée. Ariane, suivie de la Nourrice, se dirige vers la porte qu'elle ouvre à deux battants. On entend un bruit de foule qui monte l'escalier extérieur, des hurlements, des chants, des rires, dans la clarté rouge des torches. Enfin, les premiers hommes de la foule paraissent dans l'encadrement de la porte qu'ils remplissent tout entier, mais sans franchir le seuil. Ce sont des paysans, les uns farouches, les autres réjouis ou intimidés. Leurs vêtements, par suite de la lutte, sont déchirés et en désordre. Ils portent Barbe Bleue solidement garrotté, et s'arrêtent un moment, ahuris, à la vue d'Ariane qui se dresse devant eux, grave, calme et royale. Tandis que vers le fond, parmi les paysans qui remplissent l'escalier et ne voient point ce qui se passe, les poussées, les hurlements, les rires, continuent un moment, puis s'éteignent en chuchotements respectueux et intrigués. A l'instant où la foule a envahi la porte, les cinq femmes sont tombés instinctivement et silencieusement à genoux au fond de la salle)
UN VIEUX PAYSAN
(ôtant son bonnet et le roulant d'un air gêné.)
Madame?... On peut entrer?...
DEUXIEME PAYSAN
(portant Barbe-Bleue)
Nous vous apportons l'assassin.
TROISIEME PAYSAN
Il ne vous fera plus grand mal.
DEUXIEME PAYSAN
N'ayez pas peur, ses bras sont bien liés.
TROISIEME PAYSAN
Où faut-il qu'on le porte?
LE VIEUX PAYSAN
Par ici, sur ce banc.
(Ils déposent Barbe-Bleue)
Là, voilà. Il ne bougera plus.
Vengez-vous comme vous voudrez.
TROISIEME PAYSAN
Avez-vous ce qu'il faut pour le tuer?
ARIANE
Oui, oui; soyez sans crainte.
LE VIEUX PAYSAN
Voulez-vous qu'on vous aide?
ARIANE
Ce n'est pas nécessaire; nous en viendrons à bout.
LE VIEUX PAYSAN
Surtout, prenez bien garde qu'il ne s'échappe...
(Découvrant sa poitrine)
Voyez ce qu'il m'a fait...
DEUXIEME PAYSAN
Et moi, voyez mon bras...
ARIANE
Vous êtes des héros; vous êtes nos sauveurs...
Laissez-nous un moment; nous nous vengerons bien.
Laissez-nous; il est tard; vous reviendrez...
Retournez au village; et soignez vos blessures.
LE VIEUX PAYSAN
Madame, je ne sais pas,
mais il faudrait vous dire...
Vrai, vous étiez trop belle.
C'est n'était possible...
ARIANE
(fermant la porte)
Adieu, adieu; vous nous avez sauvées...
(Elle se retourne et voit les femmes à genoux au fond de la salle.)
Vous étiez à genoux!
(S'approchant de Barbe-Bleue)
Etes-vous blessé?...
Oui, le sang coule ici...
Une blessure au cou...
Ce n'est rien, la plaie n'est pas profonde.
Une au bras...
Les blessures au bras ne sont jamais bien graves...
Ah! celle-ci!...
Le sang ruisselle encore.
La main est transpercée...
Il faut la panser tout d'abord...
(Pendant qu'Ariane parle ainsi, les femmes se sont rapprochées, une à une, sans rien dire, et, penchées ou agenouillées, entourent Barbe-Bleue)
SÉLYSETTE
Il a ouvert les yeux...
MÉLISANDE
Qu'il est pâle!...
Il doit avoir souffert...
SÉLYSETTE
Oh! ces paysans sont horribles!
YGRAINE
Apportez-nous de l'eau pour laver ses blessures.
LA NOURRICE
Oui, je vais en chercher
BELLANGÉRE
Avez-vous des linges très doux?
MÉLISANDE
Voici mon voile blanc...
SÉLYSETTE
Il étouffe, voulez-vous que je luis soutienne la tête?
MÉLISANDE
Attends, je vais t'aider...
SÉLYSETTE
Non; Alladine m'aide.
(Alladine l'aide en effet à soulever la tête de Barbe-Bleue, à qui elle donne un sanglotant un baiser furtif sur le front)
MÉLISANDE
Alladine, que fais-tu?
Doucement, doucement, tu rouvrirais ses plaies...
SÉLYSETTE
Oh! son front est brûlant!
MÉLISANDE
Regardez comme il souffre...
Il n'est plus si terrible...
SÉLYSETTE
Avez-vous un peu d'eau?
Son visage est couvert de poussière et de sang...
YGRAINE
Il respire avec peine...
SÉLYSETTE
Ce sont ces liens qui l'étouffent.
Ils sont serré les cordes à broyer un rocher...
Avez-vous une dague?
ARIANE
Avez-vous une dague?
LA NOURRICE
Il y en avait deux sur cette table...
Voici la plus aiguë.
(Effrayée)
Vous allez?...
ARIANE
Oui.
LA NOURRICE
Mas il n'est pas...
Voyez, il nous regarde.
ARIANE
Soulevez bien la corde que je ne le blesse point...
(Elle coupe un à un les liens qui enserrent Barbe-Bleue. Quand elle arrive à ceux qui lui maintiennent les bras derrière le dos, la Nourrice lui saisit les mains pour l'arrêter)
LA NOURRICE
Attendez qu'il parle...
Nous ne savons pas encore si...
ARIANE
Avez-vous un autre poignard?
La lame s'est brisée...
Ces cordes sont très dures.
MÉLISANDE
(Lui tendant l'autre poignard)
Voici l'autre...
ARIANE
Merci.
(Elle tranche les derniers liens. Un silence durant lequel on entend les respirations anxieuses. Quand Barbe-Bleue se sent libre, il se dresse lentement sur son séant, étire ses bras engourdis, remue les mains, regarde attentivement chaque femme, en silence, puis aperçoit Ariane et se tourne vers elle)
ARIANE
(Approchant de lui)
Adieu.
(Elle lui t'en la main. Barbe-Bleue fait un mouvement instinctif pour la retenir. Elle se dégage doucement et se dirige vers la porte, précédée de la Nourrice)
SÉLYSETTE
(S'élançant après elle et l'arrêtant)
Ariane!... Ariane!... Où vas-tu?
ARIANE
Loin d'ici; là bas,
où l'on m'attend encore...
M'accompagnes-tu, Sélysette?
SÉLYSETTE
Quand reviens-tu?
ARIANE
Je ne reviendrai pas...
MÉLISANDE
Ariane!...
ARIANE
M'accompagnes-tu, Mélisande?
(Mélisande regarde tour à tour Barbe-Bleue et Ariane, et ne répond point)
ARIANE
Vois, la porte est ouvert
et la campagne est bleue...
Ne viens-tu pas, Ygraine?
(Ygraine ne tourne pas la tête)
La lune et les étoiles éclairent toutes les routes.
La forêt et la mer nous appellent de loin et l'aurore se penche aux voûtes de l'azur, pour nous montrer un monde inondé d'espérance...
Venez-vous, Bellangére?
BELLANGÉRE
(Sèchement)
Non.
ARIANE
Je m'en irai seule, Alladine?
(A ces mots, Alladine court à Ariane, se jette dans ses bras et, parmi des sanglots convulsifs, la tient longuement et fiévreusement enlacée)
ARIANE
(Se dégageant doucement)
Reste aussi, Alladine...
Adieu, soyez heureuses...
(Elle s'éloigne, suivie de la Nourrice. Les femmes se regardent, puis regardent Barbe-Bleue qui relève lentement la tête. Bellangère et Ygraine haussent les épaules et vont fermer la porte. Un silence)
(libretto: Maurice Maeterlinck)