ACTE IV


La gazette de Cyrano

(Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la Croix occupaient, à Paris)

VOIX FÉMININES
(au dehors)
Ah!...

(Dans une allée du fond on voit apparaître Roxane, vêtue de noir, et De Guiche vieillissant. Roxane et De Guiche s'arrêtent près du métier.)

DE GUICHE
Et vous demeurez ici, vainement blonde,
toujours en deuil?...

ROXANE
Toujours!...

DE GUICHE
Aussi fidèle?

ROXANE
Aussi...

DE GUICHE
Vous m'avez pardonnée?

ROXANE
Puisque je suis ici!

DE GUICHE
Est-ce que Cyrano vient vous voir?...

ROXANE
Oui, souvent.

(Le Bret entre.)

Tiens! Le Bret...
Comment va notre ami?...

LE BRET
Mal!...

DE GUICHE
Oh!

ROXANE
Il exagère...

LE BRET
L'abandon, la misère, ses épîtres
lui font des ennemis nouveaux...
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
les faux braves, les plagiaires,
tout le monde.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire,
il n'a lus qu'un petit habit de serge noire...

DE GUICHE
Ah! Celui-là n'est pas parvenu! C'est égal...
Ne le plaignez pas trop;
il a vécu sans pactes, libre!

LE BRET
(avec un sourire amer)
Monsieur le Duc!...

DE GUICHE
Je sais. Oui! J'ai tout. Il n'a rien.
Mais je lui serrerais bien volontiers la mienne.
Adieu!...

ROXANE
Je vous conduis...

(Le Duc et Roxane se dirigent vers le perron.)

ROXANE
(à une soeur qui s'avance vers elle)
Qu'est-ce?

UNE SOEUR
Ragueneau veut vous voir...

RAGUENEAU
(entrant précipitamment)
Madame... Ah! Monsieur...

ROXANE
Racontez vos malheurs à Le Bret.

RAGUENEAU
(à Le Bret)
Notre ami... notre poète...

(Il continue à voix basse.)

LE BRET
Oh!

RAGUENEAU
Courons vite...

(Ils se sauvent vers la droite.)

ROXANE
Monsieur Le Bret...
Le Bret s'en va quand on l'appelle?
C'est quel'histoire encore de ce bon Ragueneau.
Que ce denier jour de Septembre est donc beau!
Ma tristesse sourit...

(Elle s'assied à son métier. Deux soeurs apportent un fauteuil.)

Voici le fauteuil où viens'asseoir mon vieil Ami...

SOEUR MARTHE
C'est le meilleur du parloir.

ROXANE
Merci, ma soeur.
Il va venir... l'heure à sonné.
Ceci m'étonne...
D'ailleurs rien ne pourrait l'empêcher de venir...
Mes ciseaux... dans mon sac...

UNE SOEUR
(annonçant)
Monsieur de Bergerac!...

ROXANE
Qu'est-ce que je disais?...

(Elle brode: Cyrano entre, très pâle, le feutre enfoncé sur les yeux, paraît.)

Depuis quatorze années,
pour la première fois en retard!

CYRANO
(qui est parvenu au fauteuil et s'est assis, d'une voix gaie, contrastant avec son visage)
Oui!... C'est fou... J'enrage... Je fus mis en retard.
Par une visite inopportune...

ROXANE
Oui! Oui! Quelque fâcheux...

CYRANO
Cousine, c'était une fâcheuse...

ROXANE
Vous l'avez renvoyé?...

CYRANO
Oui! J'ai dit: excusez moi,
mais c'est aujourd'hui samedi,
jour où je dois me rendre en certaine demeure.
Rien ne m'y fait manquer.
Repassez dans une heure.

ROXANE
Eh bien, cette personne attendra pour vous voir...
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir...

CYRANO
(très doux)
Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte!

(Il ferme les yeux. Soeur Marthe traverse le parc)

ROXANE
Vous ne taquinez pas Soeur Marthe?

CYRANO
(vivement ouvrant les yeux)
Si. Soeur Marthe, approchez!

(Soeur Marthe glisse vers lui.)

Ha! Ha! Beaux yeux toujours baissés...

SOEUR MARTHE
Mais...

(Elle voit sa figure, et fait un geste d'étonnement)

Oh!

CYRANO
(bas, lui montrent Roxane)
Chut... ce n'est rien... Hier j'ai fait gras...

SOEUR MARTHE
Je sais...

CYRANO
Tiens. Vous ne me prêchez pas?
C'est étonnant ceci!
Sabre de bois, je vais vous étonner aussi...

(Il rit.)

Tenez... je vous permets... Ah!
La chose est nouvelle... de...
de prier pour moi, ce soir... à la chapelle...

ROXANE
Ah! Ah!

CYRANO
Soeur Marthe est dans la stupéfaction!

(Il rit.)

SOEUR MARTHE
(doucement)
Je n'ai pas attendu votre permission!

(Elle rentre. Un peu de brise fait tomber les feuilles.)

CYRANO
Les feuilles...

ROXANE
Elles sont d'un blond vénitien...
Regardez les tomber...

CYRANO
Comme elles tombent bien...
Dans ce trajet si court de la branche à la terre...
Comme elles savent mettre une beauté dernière!

ROXANE
Mélancolique, vous?...

CYRANO
Mais... pas de tout... Roxane...

ROXANE
Allons... Laissez tomber les feuilles de platane...
et racontez un peu ce qu'il y a neuf...
Ma gazette...

CYRANO
Voici...

ROXANE
Ah!

CYRANO
(de plus en plus pâle, et luttant contre la douleur)
Samedi dix-neuf,
ayant mangé huit fois de raisiné de Cette,
le Roi fu pris de fièvre...
Au grand bal chez la Reine on a brûlé,
dimanche, sept cent soixante-trois
flambeaux de cire blanche...
Lundi... Rien...
Mardi... toute la Cour est a Fontainebleau.
Mercredi... la Montglat dit "Non"
au Comte de Fiesque...

(toujours plus faiblement)

Jeudi... Mancini Reine de France, ou presque...
Vendredi... la Montglat dit "Oui", et samedi...

(Sa tête tombe.)

ROXANE
Il est évanoui?

(Elle court vers lui.)

Cyrano!

CYRANO
(rouvrant les yeux)
Qu'est-ce?... Quoi?... Non... Non...
Je vous assure... Ce n'est rien...
C'est ma blessure d'Arras.

ROXANE
Pauvre ami!

CYRANO
Mais ce n'est rien... Cela va finir... C'est fini...

ROXANE
(debout près de lui)
Chacun de nous a sa blessure!...
J'ai la mienne, toujours vive!
Elle est là sous ma lettre au papier jaunissant,
où l'on peut voir encore des larmes et du sang...

CYRANO
Sa lettre... N'aviez-vous pas dit qu'un jour...
peut être, vous me la feriez lire?...

ROXANE
Ah! Vous voulez... sa lettre...

CYRANO
Oui... Je veux aujourd'hui...

ROXANE
(donnant le sachet pendu à cou)
Tenez...

CYRANO
Je peux l'ouvrir?...

ROXANE
Ouvrez... lisez...

(Roxane revient à son métier, le replie; range les laines.)

CYRANO
Roxane... Adieu! Je vais mourir!
C'est pour ce, je crois...ma bien aimée.
J'ai l'aime lourde d'amour inexprimée:
et je meurs.

ROXANE
Comme vous la lisez... sa lettre!

CYRANO
Jamais... Jamais plus... mes yeux grisés...
Mes regards dont c'était les frémissantes fêtes
ne baiseront au vol les gestes que vous faites...

(La nuit vient insensiblement.)

ROXANE
(troublée)
Comme vous la lisez, cette lettre!...

CYRANO
... et je voudrais crier... et je crie: Adieu!

ROXANE
Vous la lisez...

CYRANO
Ma chère, ma chérie...
Mon trésor, mon amour...

ROXANE
... d'une voix que je n'entends pas
pour la première fois...

(Roxane s'approche tout doucement, passe derrière le fauteuil, se penche, regarde la lettre.)

CYRANO
Mon coeur ne vous quitta jamais une seconde,
et je suis et serai jusque dans l'autre monde
celui qui vous aima sans mesure... celui...

ROXANE
Comment pouvez-vous lire à présent?
Il fait nuit! C'était vous?...

CYRANO
Non! Roxane...

ROXANE
Les lettres... c'était vous!

CYRANO
Non! Non! Je vous jure...

ROXANE
Les mots chers, les mots fous, c'était vous!
La voix dans la nuit, c'était vous...

CYRANO
Je vous jure...

ROXANE
L'âme c'était la vôtre...

CYRANO
Je ne vous aimais pas...

ROXANE
Vous m'aimiez...

CYRANO
C'était l'autre...

ROXANE
Vous m'aimiez...

CYRANO
Non!...

ROXANE
Déjà vous le dites plus bas...

CYRANO
Non! Non! Cher amour! Je ne vous aimais pas!

ROXANE
Ah! Que de choses qui sont mortes,
que de choses qui sont nées...
ces pleurs étaient de vous?

CYRANO
Ce sang était le sien!

ROXANE
Alors, pourquoi laisser ce sublime silence...
se briser... aujourd'hui?...

CYRANO
Pourquoi?...

(Le Bret et Ragueneau entrent en courant.)

LE BRET
Ah! J'en étais sûr... Il est là!

RAGUENEAU
Il s'est tué, Madame... en se levant!

ROXANE
Mais tout à l'heure... Cette faiblesse... cette...

(Un rayon de lune vient peu à peu envelopper Cyrano.)

CYRANO
C'est vrai. Je n'avais pas terminé...ma gazette...
Et samedi vingt-six une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.

(Il se découvre et laisse voir sa tête avec un bandage.)

ROXANE
Que dit il? Sa tête enveloppée...

RAGUENEAU
Tué par derrière d'un coup de bûche...

ROXANE
Grand Dieu! Grand Dieu!

(La cloche de la chapelle tinte. On voit passer les religieuses.)

Ma soeur!

CYRANO
Non! Non! N'allez chercher personne...

ROXANE
Je vous aime, vivez...

CYRANO
No!

ROXANE
J'ai fait votre malheur.

CYRANO
Vous? Oh! Mais je m'en vais... pardon...
Pas là... non! Pas dans ce fauteuil.
Ne me soutenez pas. Personne...
Rien que l'arbre...
Elle vient. Je l'attendrai débout...
et l'épée à la main!

(Il tire l'épée.)

LE BRET
Cyrano!

ROXANE
Cyrano!

(Tous reculent épouvantés.)

CYRANO
Je crois qu'elle ose regarder mon nez.
Qu'est ce que c'est que tous ceux là?
Le Mensonge! Les compromis!
Les préjugés!
Je sais bien qu'à fin vous me mettrez en bas.

(Il frappe de son épée dans le vide.)

Qu'importe! Je me bats! Je me bats!
Je me bats! Oui! Oui!

(Il s'arrête haletant.)

LES SOEURS
(du dehors)
Mater Dei dolorosa, Mater Domini, Mater
Christi Sancta, ora, ora, ora, Mater...

CYRANO
Vous m'arrachez tout... le laurier et la rose...
Arrachez! Il y a malgré vous une chose que
j'emporte... sans un pli... sans une tâche... c'est...

(L'épée s'échappe de ses mains.)

ROXANE
Et c'est?...

CYRANO
(sans voix)
Mon panache!

(Il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau. Roxane se penche sur lui et baise le front.)
ACTE IV


La gazette de Cyrano

(Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la Croix occupaient, à Paris)

VOIX FÉMININES
(au dehors)
Ah!...

(Dans une allée du fond on voit apparaître Roxane, vêtue de noir, et De Guiche vieillissant. Roxane et De Guiche s'arrêtent près du métier.)

DE GUICHE
Et vous demeurez ici, vainement blonde,
toujours en deuil?...

ROXANE
Toujours!...

DE GUICHE
Aussi fidèle?

ROXANE
Aussi...

DE GUICHE
Vous m'avez pardonnée?

ROXANE
Puisque je suis ici!

DE GUICHE
Est-ce que Cyrano vient vous voir?...

ROXANE
Oui, souvent.

(Le Bret entre.)

Tiens! Le Bret...
Comment va notre ami?...

LE BRET
Mal!...

DE GUICHE
Oh!

ROXANE
Il exagère...

LE BRET
L'abandon, la misère, ses épîtres
lui font des ennemis nouveaux...
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
les faux braves, les plagiaires,
tout le monde.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire,
il n'a lus qu'un petit habit de serge noire...

DE GUICHE
Ah! Celui-là n'est pas parvenu! C'est égal...
Ne le plaignez pas trop;
il a vécu sans pactes, libre!

LE BRET
(avec un sourire amer)
Monsieur le Duc!...

DE GUICHE
Je sais. Oui! J'ai tout. Il n'a rien.
Mais je lui serrerais bien volontiers la mienne.
Adieu!...

ROXANE
Je vous conduis...

(Le Duc et Roxane se dirigent vers le perron.)

ROXANE
(à une soeur qui s'avance vers elle)
Qu'est-ce?

UNE SOEUR
Ragueneau veut vous voir...

RAGUENEAU
(entrant précipitamment)
Madame... Ah! Monsieur...

ROXANE
Racontez vos malheurs à Le Bret.

RAGUENEAU
(à Le Bret)
Notre ami... notre poète...

(Il continue à voix basse.)

LE BRET
Oh!

RAGUENEAU
Courons vite...

(Ils se sauvent vers la droite.)

ROXANE
Monsieur Le Bret...
Le Bret s'en va quand on l'appelle?
C'est quel'histoire encore de ce bon Ragueneau.
Que ce denier jour de Septembre est donc beau!
Ma tristesse sourit...

(Elle s'assied à son métier. Deux soeurs apportent un fauteuil.)

Voici le fauteuil où viens'asseoir mon vieil Ami...

SOEUR MARTHE
C'est le meilleur du parloir.

ROXANE
Merci, ma soeur.
Il va venir... l'heure à sonné.
Ceci m'étonne...
D'ailleurs rien ne pourrait l'empêcher de venir...
Mes ciseaux... dans mon sac...

UNE SOEUR
(annonçant)
Monsieur de Bergerac!...

ROXANE
Qu'est-ce que je disais?...

(Elle brode: Cyrano entre, très pâle, le feutre enfoncé sur les yeux, paraît.)

Depuis quatorze années,
pour la première fois en retard!

CYRANO
(qui est parvenu au fauteuil et s'est assis, d'une voix gaie, contrastant avec son visage)
Oui!... C'est fou... J'enrage... Je fus mis en retard.
Par une visite inopportune...

ROXANE
Oui! Oui! Quelque fâcheux...

CYRANO
Cousine, c'était une fâcheuse...

ROXANE
Vous l'avez renvoyé?...

CYRANO
Oui! J'ai dit: excusez moi,
mais c'est aujourd'hui samedi,
jour où je dois me rendre en certaine demeure.
Rien ne m'y fait manquer.
Repassez dans une heure.

ROXANE
Eh bien, cette personne attendra pour vous voir...
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir...

CYRANO
(très doux)
Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte!

(Il ferme les yeux. Soeur Marthe traverse le parc)

ROXANE
Vous ne taquinez pas Soeur Marthe?

CYRANO
(vivement ouvrant les yeux)
Si. Soeur Marthe, approchez!

(Soeur Marthe glisse vers lui.)

Ha! Ha! Beaux yeux toujours baissés...

SOEUR MARTHE
Mais...

(Elle voit sa figure, et fait un geste d'étonnement)

Oh!

CYRANO
(bas, lui montrent Roxane)
Chut... ce n'est rien... Hier j'ai fait gras...

SOEUR MARTHE
Je sais...

CYRANO
Tiens. Vous ne me prêchez pas?
C'est étonnant ceci!
Sabre de bois, je vais vous étonner aussi...

(Il rit.)

Tenez... je vous permets... Ah!
La chose est nouvelle... de...
de prier pour moi, ce soir... à la chapelle...

ROXANE
Ah! Ah!

CYRANO
Soeur Marthe est dans la stupéfaction!

(Il rit.)

SOEUR MARTHE
(doucement)
Je n'ai pas attendu votre permission!

(Elle rentre. Un peu de brise fait tomber les feuilles.)

CYRANO
Les feuilles...

ROXANE
Elles sont d'un blond vénitien...
Regardez les tomber...

CYRANO
Comme elles tombent bien...
Dans ce trajet si court de la branche à la terre...
Comme elles savent mettre une beauté dernière!

ROXANE
Mélancolique, vous?...

CYRANO
Mais... pas de tout... Roxane...

ROXANE
Allons... Laissez tomber les feuilles de platane...
et racontez un peu ce qu'il y a neuf...
Ma gazette...

CYRANO
Voici...

ROXANE
Ah!

CYRANO
(de plus en plus pâle, et luttant contre la douleur)
Samedi dix-neuf,
ayant mangé huit fois de raisiné de Cette,
le Roi fu pris de fièvre...
Au grand bal chez la Reine on a brûlé,
dimanche, sept cent soixante-trois
flambeaux de cire blanche...
Lundi... Rien...
Mardi... toute la Cour est a Fontainebleau.
Mercredi... la Montglat dit "Non"
au Comte de Fiesque...

(toujours plus faiblement)

Jeudi... Mancini Reine de France, ou presque...
Vendredi... la Montglat dit "Oui", et samedi...

(Sa tête tombe.)

ROXANE
Il est évanoui?

(Elle court vers lui.)

Cyrano!

CYRANO
(rouvrant les yeux)
Qu'est-ce?... Quoi?... Non... Non...
Je vous assure... Ce n'est rien...
C'est ma blessure d'Arras.

ROXANE
Pauvre ami!

CYRANO
Mais ce n'est rien... Cela va finir... C'est fini...

ROXANE
(debout près de lui)
Chacun de nous a sa blessure!...
J'ai la mienne, toujours vive!
Elle est là sous ma lettre au papier jaunissant,
où l'on peut voir encore des larmes et du sang...

CYRANO
Sa lettre... N'aviez-vous pas dit qu'un jour...
peut être, vous me la feriez lire?...

ROXANE
Ah! Vous voulez... sa lettre...

CYRANO
Oui... Je veux aujourd'hui...

ROXANE
(donnant le sachet pendu à cou)
Tenez...

CYRANO
Je peux l'ouvrir?...

ROXANE
Ouvrez... lisez...

(Roxane revient à son métier, le replie; range les laines.)

CYRANO
Roxane... Adieu! Je vais mourir!
C'est pour ce, je crois...ma bien aimée.
J'ai l'aime lourde d'amour inexprimée:
et je meurs.

ROXANE
Comme vous la lisez... sa lettre!

CYRANO
Jamais... Jamais plus... mes yeux grisés...
Mes regards dont c'était les frémissantes fêtes
ne baiseront au vol les gestes que vous faites...

(La nuit vient insensiblement.)

ROXANE
(troublée)
Comme vous la lisez, cette lettre!...

CYRANO
... et je voudrais crier... et je crie: Adieu!

ROXANE
Vous la lisez...

CYRANO
Ma chère, ma chérie...
Mon trésor, mon amour...

ROXANE
... d'une voix que je n'entends pas
pour la première fois...

(Roxane s'approche tout doucement, passe derrière le fauteuil, se penche, regarde la lettre.)

CYRANO
Mon coeur ne vous quitta jamais une seconde,
et je suis et serai jusque dans l'autre monde
celui qui vous aima sans mesure... celui...

ROXANE
Comment pouvez-vous lire à présent?
Il fait nuit! C'était vous?...

CYRANO
Non! Roxane...

ROXANE
Les lettres... c'était vous!

CYRANO
Non! Non! Je vous jure...

ROXANE
Les mots chers, les mots fous, c'était vous!
La voix dans la nuit, c'était vous...

CYRANO
Je vous jure...

ROXANE
L'âme c'était la vôtre...

CYRANO
Je ne vous aimais pas...

ROXANE
Vous m'aimiez...

CYRANO
C'était l'autre...

ROXANE
Vous m'aimiez...

CYRANO
Non!...

ROXANE
Déjà vous le dites plus bas...

CYRANO
Non! Non! Cher amour! Je ne vous aimais pas!

ROXANE
Ah! Que de choses qui sont mortes,
que de choses qui sont nées...
ces pleurs étaient de vous?

CYRANO
Ce sang était le sien!

ROXANE
Alors, pourquoi laisser ce sublime silence...
se briser... aujourd'hui?...

CYRANO
Pourquoi?...

(Le Bret et Ragueneau entrent en courant.)

LE BRET
Ah! J'en étais sûr... Il est là!

RAGUENEAU
Il s'est tué, Madame... en se levant!

ROXANE
Mais tout à l'heure... Cette faiblesse... cette...

(Un rayon de lune vient peu à peu envelopper Cyrano.)

CYRANO
C'est vrai. Je n'avais pas terminé...ma gazette...
Et samedi vingt-six une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.

(Il se découvre et laisse voir sa tête avec un bandage.)

ROXANE
Que dit il? Sa tête enveloppée...

RAGUENEAU
Tué par derrière d'un coup de bûche...

ROXANE
Grand Dieu! Grand Dieu!

(La cloche de la chapelle tinte. On voit passer les religieuses.)

Ma soeur!

CYRANO
Non! Non! N'allez chercher personne...

ROXANE
Je vous aime, vivez...

CYRANO
No!

ROXANE
J'ai fait votre malheur.

CYRANO
Vous? Oh! Mais je m'en vais... pardon...
Pas là... non! Pas dans ce fauteuil.
Ne me soutenez pas. Personne...
Rien que l'arbre...
Elle vient. Je l'attendrai débout...
et l'épée à la main!

(Il tire l'épée.)

LE BRET
Cyrano!

ROXANE
Cyrano!

(Tous reculent épouvantés.)

CYRANO
Je crois qu'elle ose regarder mon nez.
Qu'est ce que c'est que tous ceux là?
Le Mensonge! Les compromis!
Les préjugés!
Je sais bien qu'à fin vous me mettrez en bas.

(Il frappe de son épée dans le vide.)

Qu'importe! Je me bats! Je me bats!
Je me bats! Oui! Oui!

(Il s'arrête haletant.)

LES SOEURS
(du dehors)
Mater Dei dolorosa, Mater Domini, Mater
Christi Sancta, ora, ora, ora, Mater...

CYRANO
Vous m'arrachez tout... le laurier et la rose...
Arrachez! Il y a malgré vous une chose que
j'emporte... sans un pli... sans une tâche... c'est...

(L'épée s'échappe de ses mains.)

ROXANE
Et c'est?...

CYRANO
(sans voix)
Mon panache!

(Il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau. Roxane se penche sur lui et baise le front.)


最終更新:2018年11月28日 21:45