No 1 - Prélude
PREMIER ACTE
Une place à Séville. À droite, la porte de la manufacture de tabac. Au fond, face au public, pont praticable traversant la scène dans toute son étendue. De la scène on arrive à ce pont par un escalier tournant qui fait sa révolution à droite au-dessus de la porte de la manufacture de tabac. Le dessous du pont est praticable. A gauche, au premier plan, le corps de garde. Devant le corps de garde, une petite galerie couverte, exhaussée de deux ou trois marches; près du corps de garde, dans un râtelier, les lances des dragons avec leurs banderolles jaunes et rouges.
No 2 - Scène et choeur
Au lever du rideau, une quinzaine de soldats (Dragons du régiment d'Almanza) sont groupés devant le corps de garde.
Les uns assis et fumant, les autres accoudés sur la balustrade de la galerie. Mouvement de passants sur la place. Des gens pressés, affairés vont, viennent, se rencontrent, se saluent, se bousculent, etc.
CHOEUR
Sur la place
Chacun passe,
Chacun vient, chacun va;
Drôles de gens que ces gens-là.
Drôles de gens! Drôles de gens!
MORALES
A la porte du corps de garde,
Pour tuer le temps,
On fume, on jase, l'on regarde
Passer les passants.
Sur la place, etc.
CHOEUR
Sur la place, etc.
Depuis quelques minutes Micaëla est entrée. Jupe bleue, nattes tombant sur les épaules, hésitante, embarrassée, elle regarde les soldats, avance, recule, etc.
MORALES
aux soldats
Regardez donc cette petite
Qui semble vouloir nous parler.
Voyez, voyez, elle tourne, elle hésite.
CHOEUR
À son secours il faut aller.
MORALES
à Micaëla
Que cherchez-vous, la belle?
MICAËLA
Moi! Je cherche un brigadier.
MORALES
Je suis là,
Voilà!
MICAËLA
Mon brigadier, à moi, s'appelle
Don José ... le connaissez-vous?
MORALES
Don José, nous le connaissons tous.
MICAËLA
Vraiment? Est-il avec vous, je vous prie?
MORALES
Il n'est pas brigadier dans notre compagnie.
MICAËLA
désolée
Alors il n'est pas là.
MORALES
Non, ma charmante, il n'est pas là,
Mais tout à l'heure il y sera.
Oui, tout à l'heure il y sera.
Il y sera quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
TOUS
Il y sera quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
MORALES
Mais en attendant qu'il vienne,
Voulez-vous, la belle enfant,
Voulez-vous prendre la peine
D'entrer chez nous un instant?
MICAËLA
Chez vous!
CHOEUR
Chez nous.
MICAËLA
Non pas, non pas.
Grand merci, messieurs les soldats.
MORALES
Entrez sans crainte, mignonne,
Je vous promets qu'on aura
Pour votre chère personne
Tous les égards qu'il faudra.
MICAËLA
Je n'en doute pas;
Cependant je reviendrai,
Je reviendrai, c'est plus prudent.
Reprenant en riant la phrase du sergent.
Je reviendrai quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
MORALES et LE CHOEUR
entourant Micaëla
Il faut rester, car la garde montante
Va remplacer la garde descendante.
MORALES
Vous resterez!
MICAËLA
cherchant à se dégager
Non pas! Non pas!
MORALES et LE CHOEUR
Vous resterez, vous resterez, vous resterez.
Oui vous resterez, vous resterez.
MICAËLA
Non pas! Non pas! Non! Non! Non! Non!
Au revoir, messieurs les soldats.
Elle s'échappe et se sauve en courant.
MORALES
L'oiseau s'envole,
On s'en console.
Reprenons notre passe-temps,
Et regardons passer les gens.
CHOEUR
Sur la place, etc.
No 2 a - Couplets de Morales
Le mouvement des passants qui avait cessé pendant la scène de Micaëla a repris avec une certaine animation. Parmi les gens qui vont et viennent, un vieux monsieur donnant le bras à une jeune dame... Le vieux monsieur voudrait continuer sa promenade, mais la jeune dame fait tout ce qu'elle peut pour le retenir sur la place. Elle paraît émue, inquiète. Elle regarde à droite, à gauche. Elle attend quelqu'un et ce quelqu'un ne vient pas. - Cette pantomime doit cadrer très exactement avec le couplet suivant.
MORALES
Attention! Chut! Taisons-nous!
Voici venir un vieil époux,
Oeil soupçonneux, mine jalouse!
Il tient au bras sa jeune épouse;
L'amant sans doute n'est pas loin;
Il va sortir de quelque coin.
En ce moment un jeune homme entre rapidement sur la place.
Ah! Ah! Ah! Ah!
Le voilà.
Voyons comment ça tournera.
Le second couplet continue et s'adapte fidèlement à la scène mimée par les trois personnages. Le jeune homme s'approche du vieux monsieur et de la jeune dame, salue et échange quelques mots à voix basse, etc.
MORALES
imitant le salut empressé du jeune homme.
Vous trouver ici, quel bonheur!
Prenant l'air rechigné du vieux mari.
Je suis bien votre serviteur.
Reprenant l'air du jeune homme.
Il salue, il parle avec grâce.
Puis l'air du vieux mari.
Le vieux mari fait la grimace;
imitant les mines souriantes de la dame
Mais d'un air très encourageant
La dame accueille le galant.
Le jeune homme, à ce moment, tire de sa poche un billet qu'il fait voir à la dame.
Ah! Ah! Ah! Ah!
L'y voilà.
Voyons comment ça tournera.
Le mari, la femme et le galant font tous les trois très lentement un petit tour sur la place. Le jeune homme cherchant à remettre son billet doux à la dame.
MORALES
Ils font ensemble quelques pas;
Notre amoureux, levant le bras,
Fait voir au mari quelque chose,
Et le mari toujours morose
Regarde en l'air ... Le tour est fait,
Car la dame a pris le billet.
Le jeune homme, d'une main, montre quelque chose en l'air au vieux monsieur et, de l'autre, passe le billet à la dame.
Ah! Ah! Ah! Ah!
Et voilà,
On voit comment ça tournera.
TOUS
riant
Ah! Ah! Ah! Ah!
Et voilà,
On voit comment ça tournera.
No 3 - Choeur des gamins
On entend au loin, très au loin, une marche militaire, clairons et fifres. C'est la garde montante qui arrive. Le vieux monsieur et le jeune homme échangent une cordiale poignée de main. Salut respectueux du jeune homme à la dame. Un officier sort du poste. Les soldats du poste vont prendre leurs lances et se rangent en ligne devant le corps de garde. Les passants à droite forment un groupe pour assister à la parade. La marche militaire se rapproche, se rapproche ... La garde montante débouche enfin venant de la gauche et traverse le pont. Deux clairons et deux fifres d'abord. Puis une bande de petits gamins qui s'efforcent de faire de grandes enjambées pour marcher au pas des dragons. - Aussi petits que possible les enfants.
Derrière les enfants, le lieutenant Zuniga et le brigadier Don José, puis les dragons avec leurs lances.
CHOEUR DES GAMINS
Avec la garde montante
Nous arrivons, nous voilà
Sonne, trompette éclatante,
Ta ra ta ta, ta ra ta ta;
Nous marchons la tête haute
Comme de petits soldats,
Marquant sans faire de faute,
Une ... deux ... marquant le pas.
Les épaules en arrière
Et la poitrine en dehors,
Les bras de cette manière
Tombant tout le long du corps;
Avec la garde montante
Nous arrivons, nous voilà!
Sonne, trompette éclatante,
Ta ra ta ta, ta ra ta ta.
La garde montante va se ranger à droite en face de la garde descendante. Dès que les petits gamins qui se sont arrêtes à droite devant les curieux ont fini de chanter, les officiers se saluent de l'épée et se mettent à causer à voix basse. On relève les sentinelles.
Mélodrame
MORALES
à Don José
Il y a une jolie fille qui est venue te demander.
Elle a dit qu'elle reviendrait
JOSÉ
Une jolie fille?
MORALES
Oui, et gentiment habillée, une jupe bleue, des nattes tombant sur les épaules ...
JOSÉ
C'est Micaëla.
Ce ne peut être que Micaëla.
MORALES
Elle n'a pas dit son nom.
Les factionnaires sont relevés. Sonneries des clairons. La garde descendante passe devant la garde montante. - Les gamins en troupe reprennent derrière les clairons et les fifres de la garde descendante la place qu'ils occupaient derrière les tambours et les
fifres de la garde montante.
CHOEUR DES GAMINS
Et la garde descendante
Rentre chez elle et s'en va.
Sonne, trompette éclatante,
Ta ra ta ta, ta ta ta ta.
Nous marchons la tête haute
Comme de petits soldats,
Marquant sans faire de faute,
Une ... deux ... marquant le pas.
Ta ta ta ta, ta ta ta ta, etc.
Soldats, gamins et curieux s'éloignent par le fond; choeur fifres et clairons vont diminuant. L'officier de la garde montante, pendant ce temps, passe silencieusement l'inspection de ses hommes. Quand le choeur des gamins et les fifres ont cessé de se faire entendre, le lieutenant dit.
«Présentez lances ... Haut lances ... Rompez les rangs».
Les dragons vont tous déposer leurs lances dans le râtelier, puis ils rentrent dans le corps de garde. Don José et Zuniga restent seuls en scène.
Dialogue parlé
ZUNIGA
Dites-moi, brigadier?
JOSÉ
se levant
Mon lieutenant.
ZUNIGA
Je ne suis dans 'e régiment que depuis deux jours et jamais je n'étais venu à Séville. Qu'est-ce que c'est que ce grand bâtiment?
JOSÉ
C'est la manufacture de tabacs …
ZUNIGA
Ce sont des femmes qui travaillent là?
JOSÉ
Oui, mon lieutenant. Elles n'y sont pas maintenant; tout à l'heure, après leur dîner; elles vont revenir. Et je vous réponds qu'alors il y aura du monde pour les voir passer.
ZUNIGA
Elles sont beaucoup?
JOSÉ
Ma foi, elles sont bien quatre ou cinq cents qui roulent des cigares dans une grande salle…
ZUNIGA
Ce doit être curieux.
JOSÉ
Oui, mais les hommes ne peuvent pas entrer dans cette salle sans une permission …
ZUNIGA
Ah!
JOSÉ
Parce que, lorsqu'il fait chaud, ces ouvrières se mettent à leur aise, surtout les jeunes.
ZUNIGA
Il y en a des jeunes?
JOSÉ
Mais oui, mon lieutenant.
ZUNIGA
Et de jolies?
JOSÉ
en riant
Je le suppose ... Mais à vous dire vrai, et bien que j'aie été de garde ici plusieurs fois déjà, je n'en suis pas bien sûr, car je ne les ai jamais beaucoup regardées…
ZUNIGA
Allons donc!
JOSÉ
Que voulez-vous? ... Ces Andalouses me font peur. Je ne suis pas fait à leurs manières, toujours à railler ... jamais un mot de raison …
ZUNIGA
Et puis nous avons un faible pour les jupes bleues et pour les nattes tombant sur les épaules…
JOSÉ
riant
Ah! Mon lieutenant a entendu ce que me disait Moralès?…
ZUNIGA
Oui
JOSÉ
Je ne le nierai pas ... la jupe bleue, les nattes, c'est le costume de la Navarre ... ça me rappelle le pays .
ZUNIGA
Vous êtes Navarrais?
JOSÉ
Et vieux chrétien. Don José Lizzarabengoa, c'est mon nom ... On voulait que je fusse d'église, et l'on m'a fait étudier. Mais je ne profitais guère, j'aimais trop jouer à la paume ... Un jour que j'avais gagné, un gars de l'Alava me chercha querelle; j'eus encore l'avantage, mais cela m'obligea de quitter le pays. Je me fis soldat! Je n'avais plus mon père; ma mère me suivit et vint s'établir à dix lieues de Séville ... avec la petite Micaëla ... c'est une orpheline que ma mère a recueillie, et qui n'a pas voulu se séparer d'elle.
ZUNIGA
Et quel âge a-t-elle, la petite Micaëla?
JOSÉ
Dix-sept ans…
ZUNIGA
Il fallait dire cela tout de suite ... Je comprends maintenant pourquoi vous ne pouvez pas me dire si les ouvrières de la manufacture sont jolies ou laides…
La cloche de la manufacture se fait entendre.
JOSÉ
Voici la cloche qui sonne, mon lieutenant, et vous allez pouvoir juger par vous-même ... Quant à moi je vais faire une chaîne pour attacher mon épinglette.