Dialogue parlé
MERCÉDÈS
C'est un dragon, ma foi.
FRASQUITA
Et un beau dragon.
LE DANCAÏRE
à Carmen
Eh bien, puisque tu ne veux venir que demain, sais-tu au moins ce que tu devrais faire?
CARMEN
Qu'est-ce que je devrais faire?
LE DANCAÏRE
Tu devrais décider ton dragon à venir avec toi et à se joindre à nous.
CARMEN
Ah! ... Si cela se pouvait! ... mais il n'y faut pas penser ce sont des bêtises . . . il est trop niais.
LE DANCAÏRE
Pourquoi l'aimes-tu puisque tu conviens toi-même …
CARMEN
Parce qu'il est joli garçon donc et qu'il me plaît.
LE REMENDADO
avec fatuité
Le patron ne comprend pas ça, lui … qu'il suffise d'être joli garçon pour plaire aux femmes …
LE DANCAÏRE
Attends un peu, toi, attends un peu …
Le Remendado se sauve et sort. Le Dancaïre le poursuit et sort à son tour entraînant Mercédès et Frasquita qui essaient de le calmer.
JOSÉ
la voix beaucoup plus rapprochée
Halte-là!
Qui va là?
Dragon d'Almanza!
Où t'en vas-tu par là,
Dragon d'Almanza?
Exact et fidèle, je vais où m'appelle
L'amour de ma belle.
S'il en est ainsi,
Passez mon ami,
Affaire d'honneur,
Affaire de coeur,
Pour nous tout est là.
Dragon d'Almanza!
CARMEN
Enfin ... te voilà ... C'est bien heureux!
JOSÉ
Il y a deux heures seulement que je suis sorti de prison.
CARMEN
Qui t'empêchait de sortir plus tôt? Je t'avais envoyé une lime et une pièce d'or ... avec la lime il fallait scier le plus gros barreau de ta prison ... avec la pièce d'or il fallait, chez le premier fripier venu, changer ton uniforme pour un habit bourgeois.
JOSÉ
En effet, tout cela était possible.
CARMEN
Pourquoi ne l'as-tu pas fait?
JOSÉ
Que veux-tu? J'ai encore mon honneur de soldat, et déserter me semblerait un grand crime ... Oh! Je ne t'en suis pas moins reconnaissant... Tu m'as envoyé une lime et une pièce d'or ... La lime me servira pour affiler ma lance et je la garde comme souvenir de toi. Lui tendant la pièce d'or.
Quant à l'argent …
CARMEN
Tiens, il l'a gardé … Ça se trouve à merveille …
Criant et frappant
Holà! … Lillas Pastia, holà! … nous mangerons tout, tu me régales ... Holà! Holà!
Entre Pastia
PASTIA
l'empêchant de crier
Prenez donc garde …
CARMEN
lui jetant la pièce
Tiens, attrape ... et apporte-nous des fruits confits; apporte-nous des bonbons, apporte-nous des oranges, apporte-nous du Manzanilla ... apporte-nous de tout ce que tu as, de tout, de tout …
PASTIA
Tout de suite, Mademoiselle Carmencita.
CARMEN
à José
Tu m'en veux alors et tu regrettes de t'être fait mettre en prison pour mes beaux yeux?
JOSÉ
Quant à cela non, par exemple.
CARMEN
Vraiment?
JOSÉ
L'on m'a mis en prison, l'on m'a ôté mon grade, mais ça m'est égal.
CARMEN
Parce que tu m'aimes?
JOSÉ
Oui, parce que je t'aime, parce que je t'adore.
CARMEN
mettant ses deux mains
dans les mains de José
Je paie mes dettes ... c'est notre loi à nous autres bohémiennes ... Je paie mes dettes, je paie mes dettes …
Rentre Lillas Pastia apportant sur un plateau des oranges, des bonbons, des fruits confits, du Manzanilla.
CARMEN
Mets tout cela ici … un seul coup, n'aie pas peur …
Pastia obéit et la moitié des objets roule par terre.
Ça ne fait rien, nous ramasserons tout cela nous-mêmes.
Sauve-toi maintenant, sauve-toi, sauve-toi.
Pastia sort.
Mets-toi là et mangeons de tout! De tout! De tout!
Elle est assise; Don José s'assied en face d'elle.
JOSÉ
Tu croques les bonbons comme un enfant de six ans …
CARMEN
C'est que je les aime ... Ton lieutenant était ici tout à l'heure, avec d'autres officiers, il nous ont fait danser la Romalis …
JOSÉ
Tu as dansé?
CARMEN
Oui; et quand j'ai eu dansé, ton lieutenant s'est permis de me dire qu'il m'adorait ...
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Qu'est-ce que tu as? ... Est-ce que tu serais jaloux, par hasard?
JOSÉ
Mais certainement, je suis jaloux …
CARMEN
Ah bien! ... Canari, va! . Tu es un vrai canari d'habit et de caractère ...
allons, ne te fâche pas ... pourquoi es-tu jaloux?
Parce que j'ai dansé tout à l'heure pour ces officiers ... Eh bien, si tu le veux, je danserai pour toi maintenant, pour toi seul.
JOSÉ
Si je le veux, je crois bien que je le veux …
CARMEN
Où sont mes castagnettes? ... Qu'est-ce que j'ai fait de mes castagnettes?
en riant
C'est toi qui me les a prises, mes castagnettes?
JOSÉ
Mais non!
CARMEN
tendrement
Mais si, mais si ... je suis sûre que c'est toi ... ah bah! En voilà des castagnettes.
Elle casse une assiette, avec deux morceaux de faïence se fait des castagnettes et les essaie ...
Ah! Ça ne vaudra jamais mes castagnettes … Où sont-elles donc?
JOSÉ
trouvant les castagnettes sur la table à droite
Tiens, les voici .
CARMEN
riant
Ah! Tu vois bien ... c'est toi qui les avais prises ...
JOSÉ
Ah! Que je t'aime, Carmen, que je t'aime!
CARMEN
Je l'espère bien.
No 17 - Duo
CARMEN
Je vais danser en votre honneur
Et vous verrez, seigneur,
Comment je sais moi-même accompagner ma danse,
Mettez-vous là, Don José, je commence.
La la la la la la la la la la la la …
Elle fait asseoir Don José dans un coin du théâtre. Petite danse. Carmen du bout des lèvres fredonne un air qu'elle accompagne avec ses castagnettes. Don José la dévore des yeux. On entend au loin, très loin, des clairons qui sonnent la retraite. Don José prête l'oreille. Il croit entendre les clairons, mais les castagnettes de Carmen claquent très bruyamment. Don José s'approche de Carmen, lui prend le bras, et l'oblige à s'arrêter.
JOSÉ
Attends un peu, Carmen, rien qu'un moment, arrête.
CARMEN
Et pourquoi, s'il te plaît?
JOSÉ
Il me semble, là-bas …
Oui, ce sont nos clairons qui sonnent la retraite.
Ne les entends-tu pas?
CARMEN
Bravo! Bravo! J'avais beau faire …
Il est mélancolique
De danser sans orchestre. Et vive la musique qui nous tombe du ciel!
La la la la la la la la la la …
Elle reprend sa chanson qui rythme sur la retraite sonnée au dehors par les clairons. Carmen se remet à danser et Don José se remet à
regarder Carmen. La retraite approche … approche... approche... passe sous les fenêtres de l'auberge … puis s'éloigne …
Le son des clairons va s'affaiblissant. Nouvel effort de Don José pour s'arracher à cette contemplation de Carmen ... Il lui prend le bras
et l'oblige encore à s'arrêter.
JOSÉ
Tu ne m'a pas compris … Carmen, c'est la retraite ...
Il faut que, moi, je rentre au quartier
pour l'appel.
Le bruit de la retraite cesse tout à coup.
CARMEN
regardant Don José qui remet sa giberne et rattache le ceinturon de son sabre.
Au quartier! Pour l'appel!
Ah! j'étais vraiment trop bête!
Je me mettais en quatre et je faisais des frais
Pour amuser monsieur, je chantais ... je dansais .
Je crois, Dieu me pardonne,
Qu'un peu plus, je l'aimais
Ta ta ta ta, c'est le clairon qui sonne!
Il part! Il est parti!
Va-t'en donc, canari.
Avec fureur, lui envoyant son shako à la volée.
Prends ton shako, ton sabre, ta giberne.
Et va-t'en, mon garçon,
Va-t'en,
Retourne à ta caserne.
JOSÉ
C'est mal à toi, Carmen, de te moquer de moi;
Je souffre de partir ... car jamais,
Jamais femme,
Jamais femme avant toi
Non, non jamais, jamais femme avant toi
Aussi profondément n'avait troublé mon âme.
CARMEN
Il souffre de partir
Car jamais femme avant moi
Aussi profondément
N'avait troublé son âme!
Ta ta ta ta, mon Dieu ... c'est la retraite.
Ta ra ta ta, je vais être en retard,
Ô mon Dieu, ô mon Dieu c'est la retraite!
Je vais être en retard. Il perd la tête.
Il court, et voilà son amour.
JOSÉ
Ainsi tu ne crois pas
À mon amour?
CARMEN
Mais non!
JOSÉ
Eh bien! Tu m'entendras.
CARMEN
Je ne veux rien entendre …
JOSÉ
Tu m'entendras!
CARMEN
Tu vas te faire attendre!
Non! Non! Non! Non!
JOSÉ
violemment
Tu m'entendras! Oui, tu m'entendras!
Je le veux, Carmen, tu m'entendras!
De la main gauche il a saisi brusquement le bras de Carmen; de la main droite, il va chercher sous sa veste d'uniforme la fleur de cassie que Carmen lui a jetée au premier acte. Il montre cette fleur à Carmen.
JOSÉ
La fleur que tu m'avais jetée,
Dans ma prison m'était restée,
Flétrie et sèche, cette fleur
Gardait toujours sa douce odeur;
Et pendant des heures entières,
Sur mes yeux fermant mes paupières
De cette odeur je m'enivrais
Et dans la nuit je te voyais.
Je me prenais à te maudire
À te détester, à me dire:
Pourquoi faut-il que le destin
L'ait mise là sur mon chemin?
Puis je m'accusais de blasphème
Et je ne sentais en moi-même
Qu'un seul désir, un seul espoir,
Te revoir, ô Carmen, oui te revoir! …
Car tu n'avais eu qu'à paraître,
Qu'à jeter un regard sur moi
Pour t'emparer de tout mon être,
Ô ma Carmen.
Et j'étais une chose à toi.
Carmen, je t'aime!
CARMEN
Non, tu ne m'aimes pas.
JOSÉ
Que dis-tu?
CARMEN
Non, tu ne m'aimes pas, non!
Car si tu m'aimais,
Là-bas, là-bas tu me suivrais.
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Oui! Là-bas, là-bas dans la montagne …
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Là-bas, là-bas tu me suivrais,
Sur ton cheval tu me prendrais,
Et comme un brave à travers la campagne,
En croupe, tu m'emporterais.
Là-bas, là-bas dans la montagne …
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Là-bas, là-bas tu me suivrais.
Tu me suivrais, si tu m'aimais.
Tu n'y dépendrais de personne,
Point d'officier à qui tu doives obéir,
Et point de retraite qui sonne
Pour dire à l'amoureux qu'il est temps de partir.
Le ciel ouvert, la vie errante,
Pour pays l'univers, et pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante,
La liberté! La liberté!
JOSÉ
Mon Dieu!
CARMEN
Là-bas, là-bas dans la montagne …
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Là-bas, là-bas, si tu m'aimais …
JOSÉ
Tais-toi!
CARMEN
Là-bas, là-bas tu me suivrais!
Sur ton cheval tu me prendrais,
Et comme un brave à travers la campagne,
Oui, tu m'emporterais
Si tu m'aimais!
JOSÉ
Ah! Carmen, hélas, tais-toi! Tais-toi!
Mon Dieu!
Hélas! Hélas! Pitié! Carmen!
Pitié!
Ô mon Dieu! Hélas!
CARMEN
Oui, n'est-ce pas?
Là-bas, là-bas tu me suivras.
Là-bas, là-bas tu me suivras.
Tu m'aimes et tu me suivras.
Là-bas, là-bas emporte-moi!
JOSÉ
Ah! Tais-toi! Tais-toi!
S'arrachant brusquement des bras de Carmen.
Non, je ne veux plus t'écouter
Quitter mon drapeau ... déserter
C'est la honte, c'est l'infamie,
je n'en veux pas!
CARMEN
Eh bien, pars!
JOSÉ
Carmen, je t'en prie .
CARMEN
Non, je ne t'aime plus, va! Je te hais!
JOSÉ
Écoute! Carmen!
CARMEN
Adieu! Mais adieu pour jamais.
JOSÉ
Eh bien, soit! ... Adieu, adieu pour jamais.
CARMEN
Va-t'en!
JOSÉ
Carmen! Adieu, adieu pour jamais!
CARMEN
Adieu!
Il va en courant jusqu'à la porte... Au moment où il y arrive, on frappe... Don José s'arrête. Silence. On frappe encore.
No 18 - Final
ZUNIGA
Holà! Carmen! Holà! Holà!
JOSÉ
Qui frappe? Qui vient là?
CARMEN
Tais-toi! ... Tais-toi!
ZUNIGA
faisant sauter la porte.
J'ouvre moi-même et j'entre.
II entre et voit Don José. A Carmen.
Ah fi! Ah! Fi la belle,
Le choix n'est pas heureux; c'est se mésallier
de prendre le soldat quand on a l'officier.
à Don José
Allons! Décampe.
JOSÉ
Non.
ZUNIGA
Si fait, tu partiras.
JOSÉ
Je ne partirai pas.
ZUNIGA
le frappant
Drôle!
JOSÉ
sautant sur son sabre
Tonnerre! Il va pleuvoir des coups.
Zuniga dégaine à moitié.
CARMEN
se jetant entre eux deux
Au diable le jaloux!
appelant
À moi! À moi!
Le Dancaïre, le Remendado et les bohémiens paraissent de tous les côtés. Carmen d'un geste montre Zuniga aux bohémiens; le Dancaïre et le Remendado se jettent sur lui, le désarment.
CARMEN
Bel officier, bel officier, l'amour
Vous joue en ce moment un assez vilain tour,
Vous arrivez fort mal et nous sommes forcés,
Ne voulant être dénoncés,
De vous garder au moins pendant une heure.
LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
Mon cher monsieur, mon cher monsieur,
Nous allons s'il vous plaît quitter cette demeure.
Vous viendrez avec nous?
Vous viendrez avec nous?
CARMEN
C'est une promenade.
LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
Consentez-vous? Consentez-vous?
Répondez camarade!
ZUNIGA
Certainement,
D'autant plus que votre argument
Est un de ceux auxquels
On ne résiste guère.
Mais gare à vous plus tard.
LE DANCAÏRE
avec philosophie
La guerre, c'est la guerre.
En attendant, mon officier,
Passez devant sans vous faire prier.
LE REMENDADO et LE CHOEUR
Passez devant sans vous faire prier.
L'officier sort, emmené par quatre bohémiens, le pistolet à la main.
CARMEN
à Don José
Es-tu des nôtres maintenant?
JOSÉ
Il le faut bien.
CARMEN
Ah! Le mot n'est pas galant,
Mais qu'importe, va, tu t'y feras
Quand tu verras
Comme c'est beau la vie errante,
Pour pays l'univers,
Pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante:
La liberté! La liberté!
FRASQUITA, MERCÉDÈS, CARMEN et LES FEMMES
Suis-nous à travers la campagne,
Viens avec nous dans la montagne,
Suis-nous et tu t'y feras, tu t'y feras
Quand tu verras, là-bas,
Comme c'est beau la vie errante,
Pour pays l'univers;
Et pour loi sa volonté!
Et surtout la chose enivrante:
La liberté!
LE REMENDADO, LE DANCAÏRE et LES HOMMES
Ami, suis-nous dans la campagne,
Viens avec nous à la montagne, etc.
JOSÉ
Ah!
TOUS
Le ciel ouvert, la vie errante,
Pour pays tout l'univers
Pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante:
La liberté! La liberté!