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ACTE I


(Une chambre mansardée dans un logement d'ouvrier. Au fond, la porte d'entrée; un peu à droite, la cuisine; sur le même côté, plus A droite, à l'avant-scène, une autre porte, la porte de la chambre des parents. A gauche, une porte vitrée, la porte de la chambre de Louise; plus A gauche, une grande fenêtre ouvrant sur le balcon; au de là de la balcon, des toits, un coin de ciel parisien. Vis-à-vis le balcon, mais un peu plus élevée, une terrasse précédant un petit atelier d'artiste. Au premier plan, une table, des chaises. Au deuxième plan, un poêle avec tuyau. Au troisième plan, une petite armoire et un buffet. Çà et là, accrochées, des chromos, une glace; des hardes pendent dans un coin. Dans la cuisine, une autre petite table; aux murs, des casseroles; au fond, le fourneau avec cheminée à éventail. Six heures du soir, en avril)

Scène Première

(Au lever du rideau, Louise va à la porte d'entrée où elle écoute, craintive, puis elle revient près du balcon, regarde d'abord derrière les rideaux, ouvre la fenêtre et se montre à Julien)

▼JULIEN▲
(debout sur la terrasse)
O coeur ami!
O coeur promis! hélas si loin, si près!
Toi! mon idole, ma joie, mon regret!
Le jour s'envole…
Ah! ta parole va-t-elle apprendre à mon amour
que ton coeur prend plaisir
à guetter mon bonjour?…

▼LOUISE▲
Vous avez tardé à m'envoyer votre bonjour quotidien;
je ne l'espérais plus!…

(Elle va écouter vers la porte d'entrée, puis revient)

Je vous en remercie et vous envoie le mien
du fond de mon coeur!

(Elle lui envoie un baiser)

▼JULIEN▲
Tu m'as dit dans ta dernière lettre:
«Prenez patience, l'heure est prochaine;
écrivez encore à mon père;
s'il refuse irrévocablement,
je promets de fuir avec vous.»

▼LOUISE▲
(agitée, triste)
Je suis une folle de vous avoir dit cela!
Que puis-je faire?
Je vous aime tant et j'aime tant mes parents!
Si je les écoute, c'est la mort de mon coeur:
si je vous suis, Julien, quel chagrin pour les miens.

▼JULIEN▲
(doucement)
Âme craintive, et toujours flottante…
En songeant trop à leur bonheur,
ne fais-tu pas notre malheur!

▼LOUISE▲
(avec coquetterie, ironique)
Malheur réparable!

▼JULIEN▲
(avec chaleur)
Irréparable!

▼LOUISE▲
Légère déception!

▼JULIEN▲
Infinie souffrance!

▼LOUISE▲
Vous m'oublierez!

▼JULIEN▲
Ah! tais-toi! tes froides railleries me font trop de peine!

▼LOUISE▲
(souriante sans presser)
On ne peut pas plaisanter avec vous…

(malicieuse)

Vous ne seriez pas le premier à perdre vite la mémoire…

(mutine)

puis, vous parlez d'amour: et semble-t-il, vous m'adorez;

(avec pétulance)

m'avez-vous jamais dit comment naquit cette tendresse?

(coquette)

serais-je indiscrète en vous demandant d'en parler maintenant?
Voyons, racontez, et dépêchez-vous: maman va bientôt rentrer.

▼JULIEN▲
(étonné)
Que voulez-vous dire?

▼LOUISE▲
Contez-moi comment vous m'avez aimée?
Avez-vous compris?

▼JULIEN▲
( souriant)
Prêtez l'oreille:
Depuis longtemps j'habitais cette chambre,
sans me douter, hélas! que j'avais pour voisine
une enfant aux grands yeux, une vierge des cieux,
que des parents sévères gardaient comme une prisonnière.

▼LOUISE▲
La recluse attendait
qu'un beau chevalier,
comme dans les livres,
vînt enfin la délivrer.

▼JULIEN▲
Comment l'aurai-je appris?
Je dissertais le jour dans quelque brasserie…
et la nuit venue je rimais des folies
pour la lointaine Ophélie
qu'évoquait mon désir;
tandis que là, près de moi, sommeillait l'avenir!

▼LOUISE▲
La recluse songeait au prince charmant
qui réveilla la Belle au Coeur Dormant!
Comment aurait-elle su que son chevalier
habitait au premier sous le ciel,
et que de sa fenêtre il pouvait surprendre
les secrets de… mon coeur?

▼JULIEN▲
(s'animant)
Mais un soir, dans l'escalier sombre,
où je dégringolais comme d'habitude en chantant…

(Louise va écouter à la porte, puis revient)

Je vis passer près de moi, ô surprise!
deux ombres inconnues dont la seconde,
toute jolie, de forme fêle, idéale,
dans l'ombre grise laissa comme
un sillage lumineux et parfumé!
Le lendemain, c'était le jour de Pâques;
de grand matin je guettais votre fenêtre…
Quelle musique dira l'émerveillement de mes yeux
quand tu vins à paraître, dans le soleil, souriante…
Une madone de Vinci ne sourit pas ainsi,
non! non! ces sourires mutins ne fleurissent qu'à Paris!
Je regardai longuement et mon destin m'apparut,
lié pour jamais à ton image…
Tout autour de moi s'agitait la Ville immense!
tout fêtait l'heureux jour! tout clamait: Espérance!
Et mon coeur chantait les matines d'amour!

(La porte d'entrée s'ouvre, la mère paraît. Elle reste sur le seuil, près de la porte refermée, écoute, puis s'avance vers la fenêtre)

Scène Seconde

▼LOUISE▲
(avec plus de gaîté)
Moi je vous avais remarqué bien avant ce jour-là!
Vous souvient-il qu'une fois, à la fête de Montmartre,
vous nous avez suivies?

▼JULIEN▲
S'il men souvient… vous m'avez souri,
et vous vous retourniez si fréquemment
que votre mère prit la mouche et vous fit une scène…
l'entêtée jalouse!

▼LOUISE▲
(animée)
Une autre fois, dans la cour,
tandis que je puisais de l'eau, de votre fenêtre

(gracieuse)

vous m'avez jeté des pétales de roses…
j'en étais comme couverte,

(extasiée)

et je restais toute étourdie, toute ravie…

▼JULIEN▲
Mais votre mère de sa fenêtre nous guettait…

▼LOUISE▲
Sous l'avalanche parfumée,
mon coeur battait à se briser…

▼JULIEN▲
Notre ennemie, furieuse, vous rappela!

▼LOUISE▲
Et le doux songe s'envola!…

▼JULIEN▲
(triomphant)
Mais l'Amour veillait
et dans l'ombre apprêtait d'inespérées,
de chastes fiançailles.
Or, un soir que je passais devant votre porte…

▼LA MÈRE▲
(à part)
Que vais-je apprendre?

▼JULIEN▲
(mystérieusement)
Je la vis s'ouvrir lentement,

(dramatique)

une forme blanche se dressa et s'élança vers moi…
c'était toi!

(avec ravissement)

c'était Louise!

▼LOUISE▲
(avec ferveur)
Elle venait te dire:

(décidée)

l'aveu que mes parents ont tenté d'étouffer,
je viens le proclamer!

▼LA MÈRE▲
(à part, ricanant)
Ah! ah! ah! très bien!

▼JULIEN▲
Ah! les douces fiançailles!…

▼LOUISE▲
Nous ne pouvions pas nous parler….

▼JULIEN▲
Mes yeux cherchaient en vain tes yeux….

▼LOUISE, JULIEN▲
Nos deux coeurs, l'un près de l'autre,
follement bondissaient!…
de la maison endormie le souffle grondait…
et la nuit nous berçait.

(Les deux amants restent pensifs un moment; puis Louise veut aller à la porte, elle se retourne et voit sa mère)

▼LOUISE▲
(apercevant sa mère)
Ah!

(La mère la saisit par le bras, la pousse dans la cuisine, et revient près de la fenêtre)

▼JULIEN▲
(écoute, inquiet)
Eh bien! vous ne dites plus rien, chère Louise?

(mimique furieuse de la mère)

De grâce, répondez avant que votre geôlière
vienne nous surprendre…

▼LA MÈRE▲
(se montrant à Julien)
Allez-vous bientôt vous taire?
Où faut-il que j'aille vous tirer les oreilles!…

(Stupeur de Julien. La mère écoute s'il chante encore, puis entre dans la chambre voisine; Louise sort de la cuisine et va vers la fenêtre. Julien reparaît sur le balcon: il montre à Louise la lettre qu'il doit envoyer aux parents, puis il disparaît. Louise, craintive, regagne la cuisine)

▼JULIEN▲
(à la cantonade)
La la la la la la la la
La la la la la la la la

(la mère reparait)

la la la la la la

(il rit bruyamment)

ah! ah! ah! ah! ah!

(La mère ferme la fenêtre et guette un moment derrière le rideau)

Scène Troisième

(Louise, tremblante, sort de la cuisine; pour se donner une contenance elle range, sur le buffet, les provisions apportées par la mère; celle-ci s'avance vers elle)

▼LA MÈRE▲
(ricanant, imitant Julien)
C'était mon adorée!

(Elle s'avance toujours. Louise, pour l'éviter, tourne autour de la table)

Ma douce fiancée! La fidèle promise!
Ma Louise!

(La mère, féroce, prend les mains de Louise et la regarde dans les yeux avec reproche)

Nous ne pouvions pas nous parler!
Mes yeux cherchaient en vain tes yeux!
Nos coeurs bondissaient!
L'ombre frémissait! Et tout le monde dormait!''

(Louise s'échappe; sa mère lui montre le poing exaspérée)

Ah! malheureuse enfant!
Si ton père l'apprenait!
S'il vous avait surpris!
Hein! s'il vous avait surpris! dis!

(Louise baisse la tête et se cache le visage)

Lui qui te croit si naïve, si sage…
s'il connaissait ta conduite, il en mourrait!

▼LOUISE▲
(suppliante)
Pourquoi ne voulez-vous pas nous marier?

(geste de la mère: ``Jamais!'')

Pourquoi m'obligez-vous à me cacher ?
Qu'avez-vous, vraiment, à lui reprocher?
Ses manières d'artiste, sa gaîté, son métier de poète!

▼LA MÈRE▲
Un chenapan! un crève-faim!
Un débauché sans vergogne!

▼LOUISE▲
Lui! si bon, si courageux!

▼LA MÈRE▲
Un pilier de cabaret!

▼LOUISE▲
S'il avait une femme, il n'irait pas au cabaret…

▼LA MÈRE▲
Une femme! ah! ah! ah! une femme! ah! ah!
ce ne sont pas les femmes qui lui manquent!

▼LOUISE▲
Ah! je t'en prie…
Si tu crois m'en détacher, tu trompes,
car tes attaques me le font chérir davantage!

(s'exaltant)

Tu peux nous empêcher d'être heureux,
jamais, jamais tu ne briseras notre amour!

▼LA MÈRE▲
Ah! quel aplomb! Au lieu de baisser la tête,
tu oses te vanter de ton amant!

▼LOUISE▲
Mon amant! il ne l'est pas encore…
mais on dirait vraiment que vous voulez

(silence)

qu'il le devienne?

(Elle s'élance sur Louise qui l'évite en tournant autour de la table)

▼LA MÈRE▲
(exaspérée)
Petite malheureuse! tu nous menaces!
Ah! prends garde que je n'explique tout à ton père…

(Elles entendent des pas dans l'escalier; craintives, elles se taisent, tendent l'oreille, écoutent)

▼LOUISE▲
(peureuse)
Le voici…

(La porte s'ouvre, la mère court à la cuisine)

Scène Quatrième

(Le père entre; il tient une lettre à la main; la mère va vite à la cuisine; Louise, troublée, débarrasse la table pour le repas du soir)

▼LE PÈRE▲
Bonsoir…

(il accroche sa casquette à un portemanteau)

La soupe est prête?

▼LA MÈRE▲
(criant de la cuisine)
Oui, de suite!

(Le père s'assied près du poêle. Louise tisonne le feu; puis, voyant la lettre, elle s'éloigne et va vers le placard. Le père regarde la lettre, la décachette, et la lit. Louise revient lentement portant les assiettes et les verres qu'elle range silencieusement sur la table; puis elle va chercher les couverts. Le père pose la lettre sur la table et regarde sa fille. Louise, avec embarras, place les couverts. Le père lui tend les bras; ils s'embrassent. Louise épie si sa mère les voit et rend son baiser au père; longtemps, ils se regardent Le père se lève, approche sa chaise de la table et s'assied. La mère rentre, portant la soupe: le père sert la soupe. Ils mangent la soupe. Tous trois demeurent silencieux, immobiles, songeurs, les parents regardant Louise qui détourne les yeux embarrassée)

▼LE PÈRE▲
(s'essuyant la bouche)
Ah! quelle journée!

▼LOUISE▲
Tu es fatigué?

(La mère se lève, va porter les assiettes et la soupière dans la cuisine)

▼LE PÈRE▲
Je sens que je ne suis plus jeune
et les journées sont longues!

▼LOUISE▲
Pauvre père, tu ne te reposeras donc jamais?

▼LE PÈRE▲
(avec bonhomie)
Et qui ferait bouillir la marmite si je quittais l'outil?

(La mère revient avec le ragoût. Le père sert le ragoût)

▼LA MÈRE▲
Depuis trente ans que tu t'échine,
tu aurais bien mérité un peu de repos!

(regardant du côté de la chambre de Julien, avec colère)

Quand on pense qu'il y a tant de fainéants
qui passent leur vie à faire la fête!

▼LE PÈRE▲
(avec rondeur)
Ils ont la chance dêtre venus au monde

(riant)

après leurs pères!

▼LA MÈRE▲
(rageuse)
Tu trouves que c'est juste?

(elle frappe sur la table)

Moi, je dis que tout le monde devrait travailler!

▼LE PÈRE▲
L'Égalité, les grands mots! l'impossible!
Si on avait le droit de choisir,
on choisirait le métier le moins fatigant…

▼LA MÈRE▲
(railleuse, regardant sa fille)
C'est vrai, tout le monde voudrait être artiste!

▼LE PÈRE▲
(riant)
Et on ne trouverait plus personne
pour faire les gros ouvrages!

(bonhomme)

Y a longtemps que j'en ai pris mon parti!…
Quand on n'a pas de rentes,
il faut se contenter d'en gagner pour les autres…

(avec amertume)

chacun son lot dans la belle vie!

▼LA MÈRE▲
Tu es bien résigné aujourd'hui:
les rentes ne seraient pas à dédaigner.

▼LE PÈRE▲
Ceux qui en ont sont-ils plus heureux?
Le bonheur, vois-tu, c'est d'être comme nous sommes,
nous aimant bien! nous portant bien!
Ce bonheur-là, nul ne peut nous le prendre.

(La mère se lève et dessert. Le père parle à Louise, tendrement)

Le bonheur, c'est le foyer où l'on se repose…
où on oublie, près de ceux qu'on aime,
les malchances de la vie!…

(Il attire sa fille à lui et l'embrasse. Louise le contemple avec amour. Avec rancune)

Ceux qui ont des rentes aujourd'hui
n'en auront peut-être plus demain…

(Il se lève. Il esquisse un geste de menace. Débordant de gaieté)

Nous, toujours, nous serons heureux!

(Rayonnant, il embrasse sa fille, saisit par la taille la mère qui revient de la cuisine et lui faire quelques tours de valse lourde. La mère se dégage)

▼LA MÈRE▲
(riant)
Assez! Vas-tu finir! grand fou!

▼LE PÈRE▲
(riant)
Ah! ah! ah! ah! ah! je suis heureux!

(Il cherche sa pipe, la bourre, s'assied près du feu et prend un tison, puis il tire béatement de nombreuses bouffées)

▼LA MÈRE▲
(à Louise, durement)
Vas-tu me laisser faire toute la besogne!
Allons, remue-toi!

(La mère débarrasse la table, prépare la lampe et l'allume. Louise essuie la table; elle aperçoit la lettre de Julien que le père avait posée près de son assiette; elle y met un baiser furtif, puis s'avance vers son père et la lui donne)

▼LE PÈRE▲
(à Louise)
Ah! merci…

(Il regarde malignement sa fille. Louise s'éloigne et va à la cuisine porter la desserte. La mère apporte une lampe allumée qu'elle pose sur la table. Le père, assis près du feu, relit la lettre. Louise l'épie de la cuisine; elle voit avec crainte sa mère s'approcher de lui)

▼LA MÈRE▲
(au père)
Une lettre?

▼LE PÈRE▲
(simplement)
Oui, une lettre du voisin…

▼LA MÈRE▲
Une autre lettre?

▼LE PÈRE▲
Il renouvelle sa demande…

▼LA MÈRE▲
Quel toupet! après ce qui s'est passé…

▼LE PÈRE▲
Que veux-tu dire?

▼LA MÈRE▲
(embarrassée)
Après… notre premier refus…

▼LE PÈRE▲
(avec bienveillance)
Mon Dieu! sa lettre est gentille…

(il montre Louise qui s'avance, très émue)

Il semble l'aimer, il n'est pas détesté de Louise…

(Louise se jette dans les bras de son père)

▼LA MÈRE▲
(dont la colère éclate)
C'est trop fort! il en a de l'aplomb!

▼LE PÈRE▲
(à la mère)
Allons! allons! ce n'est pas la peine
de se mettre en colère… tu tournes tout au tragique!
Il serait plus facile de prendre de nouveaux
renseignements… savoir s'il est devenu plus sérieux…

(plus grave)

Nous ne sommes pas forcés
de lui donner Louise dès demain
et il ne va pas nous l'enlever, je suppose?…

(La mère réfrène une forte envie de raconter au père les incidents de la journée. Louise tremble qu'elle ne parle)

Si les renseignements ne suffisent pas, eh bien!
On l'invitera; lorsque je l'aurai vu, je…

▼LA MÈRE▲
(interrompant, outrée)
Lui! ici! par exemple!
S'il entre ici, moi, j'en sortirai!

▼LE PÈRE▲
(conciliant)
Allons! allons!

▼LA MÈRE▲
Tu voudrais m'obliger à recevoir ici ce vaurien
qui me rit au nez quand il me rencontre?

▼LE PÈRE▲
Des gamineries…

▼LA MÈRE▲
Ce chenapan! ce débauché!
ce bohème! ce pilier de cabaret
dont l'existence est le scandale du quartier?
Et je ne dis pas tout!…

(d'une voix sifflante)

car j'en sais sur son compte,
des infamies!

▼LOUISE▲
(perdant la tête)
Ce n'est pas vrai!

(La mère lui donne une gifle. Le père s'interpose, très ennuyé. Il éloigne la mère. Louise tombe accablée sur une chaise, et pleure. Dans la cuisine, la mère remue ses casseroles avec violence. Le père revient vers sa fille et son visage exprime l'amour et la pitié)

▼LE PÈRE▲
(s'asseyant près de Louise)
O mon enfant, ma Louise,
tu sais combien nous t'aimons!
Si nous sommes prudents
vis-à-vis de ceux qui te remarquent,
c'est qu'arrivés au bout du chemin que tu vas gravir,
nous en connaissons toutes les misères!
À ton âge, on voit tout beau, tout rose!…
Prendre un mari, c'est choisir une poupée

(geste étonné de Louise; souriant)

Oui, une poupée!
Malheureusement, ces poupées-là, ma fille,
vous font parfois pleurer bien des larmes!

▼LOUISE▲
(lève des yeux en pleurs, et tristement, mais intéressée)
Oui, quand elles sont méchantes… mais,
en la choisissant bonne, gentille, aimante…

(La mère est allée en bougonnant dans la cuisine, a allumé une bougie et s'est mise à repasser)

▼LE PÈRE▲
Comment veux-tu la choisir, petite fille?

▼LOUISE▲
(avec élan)
Avec mon coeur!

▼LE PÈRE▲
C'est un bien mauvais juge…

▼LOUISE▲
Pourquoi donc?

▼LE PÈRE▲
Qui dit amoureux, toujours dit: aveugle…

▼LA MÈRE▲
(à part)
S'il veut discuter avec elle, il n'a pas fini!…

(Louise semble chercher une réponse. La mère pose son fer sur la table très fort et regarde dans la chambre)

▼LOUISE▲
(plus hardiment)
Mais avant d'aimer, avant d'être aveugle,
ne peut-on découvrir les défauts de celui qu'on aimera?

▼LE PÈRE▲
Peut-être, s'il ne vous manquait une chose…

▼LOUISE▲
Laquelle?

▼LE PÈRE▲
L'expérience!

▼LOUISE▲
(moqueuse)
Alors ceux qui se marient deux fois
sont plus heureux la seconde?

▼LE PÈRE▲
(sérieux)
Ne plaisante pas, Louise!
S'il est difficile de déchiffrer les coeurs,
on peut toujours lire dans le passé de celui qu'on aime,
et par là pressentir l'avenir.

(La mère approuve en posant de nouveau son fer très fort sur la table)

Par exemple, pour ce jeune homme,
les renseignements furent détestables!

(la mère hoche la tête)

Tu faillis toi-même en convenir.

(la mère ponctue chaque mot d'un violent coup de fer)

Paresseux, débauché, sans ressources,
sans métier, après tout, c'était un triste choix
pour une fille comme toi.
Aujourd'hui, il renouvelle sa demande:
a-t-il changé?

(Louise fait un signe affirmatif)

Je l'ignore…

▼LE PÈRE▲
Qu'il soit digne de toi,
c'est le désir de ton père.

(La mère qui s'impatiente chante un motif du récit de Julien qu'elle a surpris tout à l'heure)

▼LA MÈRE▲
La, la, la, la, la…

▼LE PÈRE▲
Crois-tu qu'il t'aime?

▼LA MÈRE▲
La, la, la, la, la…

▼LOUISE▲
Oui!

▼LE PÈRE▲
Et toi, crois-tu l'aimer?

(Louise se cache la tête sur la poitrine de son père)

▼LA MÈRE▲
(à mi-voix)
C'était mon adorée…

(Louise relève la tête, anxieuse)

▼LE PÈRE▲
Il ne t'a jamais parlé?

▼LOUISE▲
(avec effort)
Non!

(Le père la regarde un peu méfiant)

▼LA MÈRE▲
(à part, continuant d'imiter Julien)
Nous ne pouvions pas nous parler!…
Nous ne pouvions pas nous regarder!…
Nos coeurs bondissaient!… l'ombre frémissait!…
et tout le monde dormait!…

(Louise très troublée se détourne; le père lui prend les mains et la regarde dans les yeux)

▼LE PÈRE▲
Louise!
Si je repousse sa demande, me promets-tu de l'oublier?

(Louise hésite, mais la mère, portant du linge, traverse la chambre, s'arrête menaçante devant elle et va dans la chambre voisine)

Promets-tu d'obéir, en fille sage,
à notre volonté?

(s'animant)

Ah! si tu devais un jour renier ma tendresse,
sache bien que, privé de toi, je ne pourrais vivre…
O mon enfant, ma Louise!…

▼LOUISE▲
(émue)
Père, toujours je vous aimerai!

(Le père la presse sur son coeur, elle éclate en sanglots. Au loin la mère continue à chanter)

▼LA MÈRE▲
(dans la chambre voisine)
La, la, la, la…

▼LE PÈRE▲
(relève Louise, souriant de pitié)
Allons, enfant, sèche tes belles mirettes…
Ce gros chagrin passera… et plus tard
tu nous remercieras de t'avoir préservée du malheur…
Allons! allons! petite folle!

(il prend un journal sur l'armoire; enjoué)

Tiens, lis-moi le journal, ça te distraira
et ça ménagera mes pauvres yeux…
Veux-tu?

(La mère rentre et s'assied près de la table, reprisant du linge)

▼LOUISE▲
(avec effort)
Oui…

(À la pendule dix heures sonnent. Louise prend le journal, va s'asseoir près de la lampe et commence sa lecture d'une voix étranglée de sanglots; le père la regarde avec une pitié souriante)

▼LOUISE▲
(lisant)
La saison printanière est des plus brillantes,
Paris tout en fête…

(elle sanglote)

Paris!…

(Le rideau tombe subitement lentement pendant les dernier mots de Louise)
ACTE I


Une chambre mansardée dans un logement d'ouvrier. Au fond, la porte d'entrée; un peu à droite, la cuisine; sur le même côté, plus A droite, à l'avant-scène, une autre porte, la porte de la chambre des parents. A gauche, une porte vitrée, la porte de la chambre de Louise; plus A gauche, une grande fenêtre ouvrant sur le balcon; au de là de la balcon, des toits, un coin de ciel parisien. Vis-à-vis le balcon, mais un peu plus élevée, une terrasse précédant un petit atelier d'artiste. Au premier plan, une table, des chaises. Au deuxième plan, un poêle avec tuyau. Au troisième plan, une petite armoire et un buffet. Çà et là, accrochées, des chromos, une glace; des hardes pendent dans un coin. Dans la cuisine, une autre petite table; aux murs, des casseroles; au fond, le fourneau avec cheminée à éventail. Six heures du soir, en avril

Scène Première

Au lever du rideau, Louise va à la porte d'entrée où elle écoute, craintive, puis elle revient près du balcon, regarde d'abord derrière les rideaux, ouvre la fenêtre et se montre à Julien

JULIEN
debout sur la terrasse
O coeur ami!
O coeur promis! hélas si loin, si près!
Toi! mon idole, ma joie, mon regret!
Le jour s'envole…
Ah! ta parole va-t-elle apprendre à mon amour
que ton coeur prend plaisir
à guetter mon bonjour?…

LOUISE
Vous avez tardé à m'envoyer votre bonjour quotidien;
je ne l'espérais plus!…

Elle va écouter vers la porte d'entrée, puis revient

Je vous en remercie et vous envoie le mien
du fond de mon coeur!

Elle lui envoie un baiser

JULIEN
Tu m'as dit dans ta dernière lettre:
«Prenez patience, l'heure est prochaine;
écrivez encore à mon père;
s'il refuse irrévocablement,
je promets de fuir avec vous.»

LOUISE
agitée, triste
Je suis une folle de vous avoir dit cela!
Que puis-je faire?
Je vous aime tant et j'aime tant mes parents!
Si je les écoute, c'est la mort de mon coeur:
si je vous suis, Julien, quel chagrin pour les miens.

JULIEN
doucement
Âme craintive, et toujours flottante…
En songeant trop à leur bonheur,
ne fais-tu pas notre malheur!

LOUISE
avec coquetterie, ironique
Malheur réparable!

JULIEN
avec chaleur
Irréparable!

LOUISE
Légère déception!

JULIEN
Infinie souffrance!

LOUISE
Vous m'oublierez!

JULIEN
Ah! tais-toi! tes froides railleries me font trop de peine!

LOUISE
souriante sans presser
On ne peut pas plaisanter avec vous…

malicieuse

Vous ne seriez pas le premier à perdre vite la mémoire…

mutine

puis, vous parlez d'amour: et semble-t-il, vous m'adorez;

avec pétulance

m'avez-vous jamais dit comment naquit cette tendresse?

coquette

serais-je indiscrète en vous demandant d'en parler maintenant?
Voyons, racontez, et dépêchez-vous: maman va bientôt rentrer.

JULIEN
étonné
Que voulez-vous dire?

LOUISE
Contez-moi comment vous m'avez aimée?
Avez-vous compris?

JULIEN
souriant
Prêtez l'oreille:
Depuis longtemps j'habitais cette chambre,
sans me douter, hélas! que j'avais pour voisine
une enfant aux grands yeux, une vierge des cieux,
que des parents sévères gardaient comme une prisonnière.

LOUISE
La recluse attendait
qu'un beau chevalier,
comme dans les livres,
vînt enfin la délivrer.

JULIEN
Comment l'aurai-je appris?
Je dissertais le jour dans quelque brasserie…
et la nuit venue je rimais des folies
pour la lointaine Ophélie
qu'évoquait mon désir;
tandis que là, près de moi, sommeillait l'avenir!

LOUISE
La recluse songeait au prince charmant
qui réveilla la Belle au Coeur Dormant!
Comment aurait-elle su que son chevalier
habitait au premier sous le ciel,
et que de sa fenêtre il pouvait surprendre
les secrets de… mon coeur?

JULIEN
s'animant
Mais un soir, dans l'escalier sombre,
où je dégringolais comme d'habitude en chantant…

Louise va écouter à la porte, puis revient

Je vis passer près de moi, ô surprise!
deux ombres inconnues dont la seconde,
toute jolie, de forme fêle, idéale,
dans l'ombre grise laissa comme
un sillage lumineux et parfumé!
Le lendemain, c'était le jour de Pâques;
de grand matin je guettais votre fenêtre…
Quelle musique dira l'émerveillement de mes yeux
quand tu vins à paraître, dans le soleil, souriante…
Une madone de Vinci ne sourit pas ainsi,
non! non! ces sourires mutins ne fleurissent qu'à Paris!
Je regardai longuement et mon destin m'apparut,
lié pour jamais à ton image…
Tout autour de moi s'agitait la Ville immense!
tout fêtait l'heureux jour! tout clamait: Espérance!
Et mon coeur chantait les matines d'amour!

La porte d'entrée s'ouvre, la mère paraît. Elle reste sur le seuil, près de la porte refermée, écoute, puis s'avance vers la fenêtre

Scène Seconde

LOUISE
avec plus de gaîté
Moi je vous avais remarqué bien avant ce jour-là!
Vous souvient-il qu'une fois, à la fête de Montmartre,
vous nous avez suivies?

JULIEN
S'il men souvient… vous m'avez souri,
et vous vous retourniez si fréquemment
que votre mère prit la mouche et vous fit une scène…
l'entêtée jalouse!

LOUISE
animée
Une autre fois, dans la cour,
tandis que je puisais de l'eau, de votre fenêtre

gracieuse

vous m'avez jeté des pétales de roses…
j'en étais comme couverte,

extasiée

et je restais toute étourdie, toute ravie…

JULIEN
Mais votre mère de sa fenêtre nous guettait…

LOUISE
Sous l'avalanche parfumée,
mon coeur battait à se briser…

JULIEN
Notre ennemie, furieuse, vous rappela!

LOUISE
Et le doux songe s'envola!…

JULIEN
triomphant
Mais l'Amour veillait
et dans l'ombre apprêtait d'inespérées,
de chastes fiançailles.
Or, un soir que je passais devant votre porte…

LA MÈRE
à part
Que vais-je apprendre?

JULIEN
mystérieusement
Je la vis s'ouvrir lentement,

dramatique

une forme blanche se dressa et s'élança vers moi…
c'était toi!

avec ravissement

c'était Louise!

LOUISE
avec ferveur
Elle venait te dire:

décidée

l'aveu que mes parents ont tenté d'étouffer,
je viens le proclamer!

LA MÈRE
à part, ricanant
Ah! ah! ah! très bien!

JULIEN
Ah! les douces fiançailles!…

LOUISE
Nous ne pouvions pas nous parler….

JULIEN
Mes yeux cherchaient en vain tes yeux….

LOUISE, JULIEN
Nos deux coeurs, l'un près de l'autre,
follement bondissaient!…
de la maison endormie le souffle grondait…
et la nuit nous berçait.

Les deux amants restent pensifs un moment; puis Louise veut aller à la porte, elle se retourne et voit sa mère

LOUISE
apercevant sa mère
Ah!

La mère la saisit par le bras, la pousse dans la cuisine, et revient près de la fenêtre

JULIEN
écoute, inquiet
Eh bien! vous ne dites plus rien, chère Louise?

mimique furieuse de la mère

De grâce, répondez avant que votre geôlière
vienne nous surprendre…

LA MÈRE
se montrant à Julien
Allez-vous bientôt vous taire?
Où faut-il que j'aille vous tirer les oreilles!…

Stupeur de Julien. La mère écoute s'il chante encore, puis entre dans la chambre voisine; Louise sort de la cuisine et va vers la fenêtre. Julien reparaît sur le balcon: il montre à Louise la lettre qu'il doit envoyer aux parents, puis il disparaît. Louise, craintive, regagne la cuisine

JULIEN
à la cantonade
La la la la la la la la
La la la la la la la la

la mère reparait

la la la la la la

il rit bruyamment

ah! ah! ah! ah! ah!

La mère ferme la fenêtre et guette un moment derrière le rideau

Scène Troisième

Louise, tremblante, sort de la cuisine; pour se donner une contenance elle range, sur le buffet, les provisions apportées par la mère; celle-ci s'avance vers elle

LA MÈRE
ricanant, imitant Julien
C'était mon adorée!

Elle s'avance toujours. Louise, pour l'éviter, tourne autour de la table

Ma douce fiancée! La fidèle promise!
Ma Louise!

La mère, féroce, prend les mains de Louise et la regarde dans les yeux avec reproche

Nous ne pouvions pas nous parler!
Mes yeux cherchaient en vain tes yeux!
Nos coeurs bondissaient!
L'ombre frémissait! Et tout le monde dormait!''

Louise s'échappe; sa mère lui montre le poing exaspérée

Ah! malheureuse enfant!
Si ton père l'apprenait!
S'il vous avait surpris!
Hein! s'il vous avait surpris! dis!

Louise baisse la tête et se cache le visage

Lui qui te croit si naïve, si sage…
s'il connaissait ta conduite, il en mourrait!

LOUISE
suppliante
Pourquoi ne voulez-vous pas nous marier?

geste de la mère: ``Jamais!''

Pourquoi m'obligez-vous à me cacher ?
Qu'avez-vous, vraiment, à lui reprocher?
Ses manières d'artiste, sa gaîté, son métier de poète!

LA MÈRE
Un chenapan! un crève-faim!
Un débauché sans vergogne!

LOUISE
Lui! si bon, si courageux!

LA MÈRE
Un pilier de cabaret!

LOUISE
S'il avait une femme, il n'irait pas au cabaret…

LA MÈRE
Une femme! ah! ah! ah! une femme! ah! ah!
ce ne sont pas les femmes qui lui manquent!

LOUISE
Ah! je t'en prie…
Si tu crois m'en détacher, tu trompes,
car tes attaques me le font chérir davantage!

s'exaltant

Tu peux nous empêcher d'être heureux,
jamais, jamais tu ne briseras notre amour!

LA MÈRE
Ah! quel aplomb! Au lieu de baisser la tête,
tu oses te vanter de ton amant!

LOUISE
Mon amant! il ne l'est pas encore…
mais on dirait vraiment que vous voulez

silence

qu'il le devienne?

Elle s'élance sur Louise qui l'évite en tournant autour de la table

LA MÈRE
exaspérée
Petite malheureuse! tu nous menaces!
Ah! prends garde que je n'explique tout à ton père…

Elles entendent des pas dans l'escalier; craintives, elles se taisent, tendent l'oreille, écoutent

LOUISE
peureuse
Le voici…

La porte s'ouvre, la mère court à la cuisine

Scène Quatrième

Le père entre; il tient une lettre à la main; la mère va vite à la cuisine; Louise, troublée, débarrasse la table pour le repas du soir

LE PÈRE
Bonsoir…

il accroche sa casquette à un portemanteau

La soupe est prête?

LA MÈRE
criant de la cuisine
Oui, de suite!

Le père s'assied près du poêle. Louise tisonne le feu; puis, voyant la lettre, elle s'éloigne et va vers le placard. Le père regarde la lettre, la décachette, et la lit. Louise revient lentement portant les assiettes et les verres qu'elle range silencieusement sur la table; puis elle va chercher les couverts. Le père pose la lettre sur la table et regarde sa fille. Louise, avec embarras, place les couverts. Le père lui tend les bras; ils s'embrassent. Louise épie si sa mère les voit et rend son baiser au père; longtemps, ils se regardent Le père se lève, approche sa chaise de la table et s'assied. La mère rentre, portant la soupe: le père sert la soupe. Ils mangent la soupe. Tous trois demeurent silencieux, immobiles, songeurs, les parents regardant Louise qui détourne les yeux embarrassée

LE PÈRE
s'essuyant la bouche
Ah! quelle journée!

LOUISE
Tu es fatigué?

La mère se lève, va porter les assiettes et la soupière dans la cuisine

LE PÈRE
Je sens que je ne suis plus jeune
et les journées sont longues!

LOUISE
Pauvre père, tu ne te reposeras donc jamais?

LE PÈRE
avec bonhomie
Et qui ferait bouillir la marmite si je quittais l'outil?

La mère revient avec le ragoût. Le père sert le ragoût

LA MÈRE
Depuis trente ans que tu t'échine,
tu aurais bien mérité un peu de repos!

regardant du côté de la chambre de Julien, avec colère

Quand on pense qu'il y a tant de fainéants
qui passent leur vie à faire la fête!

LE PÈRE
avec rondeur
Ils ont la chance dêtre venus au monde

riant

après leurs pères!

LA MÈRE
rageuse
Tu trouves que c'est juste?

elle frappe sur la table

Moi, je dis que tout le monde devrait travailler!

LE PÈRE
L'Égalité, les grands mots! l'impossible!
Si on avait le droit de choisir,
on choisirait le métier le moins fatigant…

LA MÈRE
railleuse, regardant sa fille
C'est vrai, tout le monde voudrait être artiste!

LE PÈRE
riant
Et on ne trouverait plus personne
pour faire les gros ouvrages!

bonhomme

Y a longtemps que j'en ai pris mon parti!…
Quand on n'a pas de rentes,
il faut se contenter d'en gagner pour les autres…

avec amertume

chacun son lot dans la belle vie!

LA MÈRE
Tu es bien résigné aujourd'hui:
les rentes ne seraient pas à dédaigner.

LE PÈRE
Ceux qui en ont sont-ils plus heureux?
Le bonheur, vois-tu, c'est d'être comme nous sommes,
nous aimant bien! nous portant bien!
Ce bonheur-là, nul ne peut nous le prendre.

La mère se lève et dessert. Le père parle à Louise, tendrement

Le bonheur, c'est le foyer où l'on se repose…
où on oublie, près de ceux qu'on aime,
les malchances de la vie!…

Il attire sa fille à lui et l'embrasse. Louise le contemple avec amour. Avec rancune

Ceux qui ont des rentes aujourd'hui
n'en auront peut-être plus demain…

Il se lève. Il esquisse un geste de menace. Débordant de gaieté

Nous, toujours, nous serons heureux!

Rayonnant, il embrasse sa fille, saisit par la taille la mère qui revient de la cuisine et lui faire quelques tours de valse lourde. La mère se dégage

LA MÈRE
riant
Assez! Vas-tu finir! grand fou!

LE PÈRE
riant
Ah! ah! ah! ah! ah! je suis heureux!

Il cherche sa pipe, la bourre, s'assied près du feu et prend un tison, puis il tire béatement de nombreuses bouffées

LA MÈRE
à Louise, durement
Vas-tu me laisser faire toute la besogne!
Allons, remue-toi!

La mère débarrasse la table, prépare la lampe et l'allume. Louise essuie la table; elle aperçoit la lettre de Julien que le père avait posée près de son assiette; elle y met un baiser furtif, puis s'avance vers son père et la lui donne

LE PÈRE
à Louise
Ah! merci…

Il regarde malignement sa fille. Louise s'éloigne et va à la cuisine porter la desserte. La mère apporte une lampe allumée qu'elle pose sur la table. Le père, assis près du feu, relit la lettre. Louise l'épie de la cuisine; elle voit avec crainte sa mère s'approcher de lui

LA MÈRE
au père
Une lettre?

LE PÈRE
simplement
Oui, une lettre du voisin…

LA MÈRE
Une autre lettre?

LE PÈRE
Il renouvelle sa demande…

LA MÈRE
Quel toupet! après ce qui s'est passé…

LE PÈRE
Que veux-tu dire?

LA MÈRE
embarrassée
Après… notre premier refus…

LE PÈRE
avec bienveillance
Mon Dieu! sa lettre est gentille…

il montre Louise qui s'avance, très émue

Il semble l'aimer, il n'est pas détesté de Louise…

Louise se jette dans les bras de son père

LA MÈRE
dont la colère éclate
C'est trop fort! il en a de l'aplomb!

LE PÈRE
à la mère
Allons! allons! ce n'est pas la peine
de se mettre en colère… tu tournes tout au tragique!
Il serait plus facile de prendre de nouveaux
renseignements… savoir s'il est devenu plus sérieux…

plus grave

Nous ne sommes pas forcés
de lui donner Louise dès demain
et il ne va pas nous l'enlever, je suppose?…

La mère réfrène une forte envie de raconter au père les incidents de la journée. Louise tremble qu'elle ne parle

Si les renseignements ne suffisent pas, eh bien!
On l'invitera; lorsque je l'aurai vu, je…

LA MÈRE
interrompant, outrée
Lui! ici! par exemple!
S'il entre ici, moi, j'en sortirai!

LE PÈRE
conciliant
Allons! allons!

LA MÈRE
Tu voudrais m'obliger à recevoir ici ce vaurien
qui me rit au nez quand il me rencontre?

LE PÈRE
Des gamineries…

LA MÈRE
Ce chenapan! ce débauché!
ce bohème! ce pilier de cabaret
dont l'existence est le scandale du quartier?
Et je ne dis pas tout!…

d'une voix sifflante

car j'en sais sur son compte,
des infamies!

LOUISE
perdant la tête
Ce n'est pas vrai!

La mère lui donne une gifle. Le père s'interpose, très ennuyé. Il éloigne la mère. Louise tombe accablée sur une chaise, et pleure. Dans la cuisine, la mère remue ses casseroles avec violence. Le père revient vers sa fille et son visage exprime l'amour et la pitié

LE PÈRE
s'asseyant près de Louise
O mon enfant, ma Louise,
tu sais combien nous t'aimons!
Si nous sommes prudents
vis-à-vis de ceux qui te remarquent,
c'est qu'arrivés au bout du chemin que tu vas gravir,
nous en connaissons toutes les misères!
À ton âge, on voit tout beau, tout rose!…
Prendre un mari, c'est choisir une poupée

geste étonné de Louise; souriant

Oui, une poupée!
Malheureusement, ces poupées-là, ma fille,
vous font parfois pleurer bien des larmes!

LOUISE
lève des yeux en pleurs, et tristement, mais intéressée
Oui, quand elles sont méchantes… mais,
en la choisissant bonne, gentille, aimante…

La mère est allée en bougonnant dans la cuisine, a allumé une bougie et s'est mise à repasser

LE PÈRE
Comment veux-tu la choisir, petite fille?

LOUISE
avec élan
Avec mon coeur!

LE PÈRE
C'est un bien mauvais juge…

LOUISE
Pourquoi donc?

LE PÈRE
Qui dit amoureux, toujours dit: aveugle…

LA MÈRE
à part
S'il veut discuter avec elle, il n'a pas fini!…

Louise semble chercher une réponse. La mère pose son fer sur la table très fort et regarde dans la chambre

LOUISE
plus hardiment
Mais avant d'aimer, avant d'être aveugle,
ne peut-on découvrir les défauts de celui qu'on aimera?

LE PÈRE
Peut-être, s'il ne vous manquait une chose…

LOUISE
Laquelle?

LE PÈRE
L'expérience!

LOUISE
moqueuse
Alors ceux qui se marient deux fois
sont plus heureux la seconde?

LE PÈRE
sérieux
Ne plaisante pas, Louise!
S'il est difficile de déchiffrer les coeurs,
on peut toujours lire dans le passé de celui qu'on aime,
et par là pressentir l'avenir.

La mère approuve en posant de nouveau son fer très fort sur la table

Par exemple, pour ce jeune homme,
les renseignements furent détestables!

la mère hoche la tête

Tu faillis toi-même en convenir.

la mère ponctue chaque mot d'un violent coup de fer

Paresseux, débauché, sans ressources,
sans métier, après tout, c'était un triste choix
pour une fille comme toi.
Aujourd'hui, il renouvelle sa demande:
a-t-il changé?

Louise fait un signe affirmatif

Je l'ignore…

LE PÈRE
Qu'il soit digne de toi,
c'est le désir de ton père.

La mère qui s'impatiente chante un motif du récit de Julien qu'elle a surpris tout à l'heure

LA MÈRE
La, la, la, la, la…

LE PÈRE
Crois-tu qu'il t'aime?

LA MÈRE
La, la, la, la, la…

LOUISE
Oui!

LE PÈRE
Et toi, crois-tu l'aimer?

Louise se cache la tête sur la poitrine de son père

LA MÈRE
à mi-voix
C'était mon adorée…

Louise relève la tête, anxieuse

LE PÈRE
Il ne t'a jamais parlé?

LOUISE
avec effort
Non!

Le père la regarde un peu méfiant

LA MÈRE
à part, continuant d'imiter Julien
Nous ne pouvions pas nous parler!…
Nous ne pouvions pas nous regarder!…
Nos coeurs bondissaient!… l'ombre frémissait!…
et tout le monde dormait!…

Louise très troublée se détourne; le père lui prend les mains et la regarde dans les yeux

LE PÈRE
Louise!
Si je repousse sa demande, me promets-tu de l'oublier?

Louise hésite, mais la mère, portant du linge, traverse la chambre, s'arrête menaçante devant elle et va dans la chambre voisine

Promets-tu d'obéir, en fille sage,
à notre volonté?

s'animant

Ah! si tu devais un jour renier ma tendresse,
sache bien que, privé de toi, je ne pourrais vivre…
O mon enfant, ma Louise!…

LOUISE
émue
Père, toujours je vous aimerai!

Le père la presse sur son coeur, elle éclate en sanglots. Au loin la mère continue à chanter

LA MÈRE
dans la chambre voisine
La, la, la, la…

LE PÈRE
relève Louise, souriant de pitié
Allons, enfant, sèche tes belles mirettes…
Ce gros chagrin passera… et plus tard
tu nous remercieras de t'avoir préservée du malheur…
Allons! allons! petite folle!

il prend un journal sur l'armoire; enjoué

Tiens, lis-moi le journal, ça te distraira
et ça ménagera mes pauvres yeux…
Veux-tu?

La mère rentre et s'assied près de la table, reprisant du linge

LOUISE
avec effort
Oui…

À la pendule dix heures sonnent. Louise prend le journal, va s'asseoir près de la lampe et commence sa lecture d'une voix étranglée de sanglots; le père la regarde avec une pitié souriante

LOUISE
lisant
La saison printanière est des plus brillantes,
Paris tout en fête…

elle sanglote

Paris!…

Le rideau tombe subitement lentement pendant les dernier mots de Louise
最終更新:2022年01月15日 10:44