ACTE II


Premier Tableau

(La scène représente un carrefour au bas de la butte Montmartre. À gauche, au fond de la scène, un escalier descendant; plus à gauche, une ruelle puis un hangar; à droite, une maison et un cabaret; au fond, à droite, un escalier montant, plus à droite une ruelle; au loin, à droite, la Butte; à gauche le faubourg)

Scène Première

(Au lever du rideau, sous le hangar, une laitière prépare son étalage et allume son feu; près d'elle, sur une table à la terrasse d'un marchand de vin, une fillette (17 ans) plie les journaux du matin. A droite, près d'une poubelle renversée, une petite chiffonnière travaille hâtivement; à côté d'elle une glaneuse de charbon et, plus loin, un bricoleur fouillent les ordures. Des ménagères vont aux provisions. Cinq heures du matin, en avril. Un léger brouillard enveloppe la ville)

▼LA PETITE CHIFFONNIÈRE▲
(à la glaneuse)
Dir' qu'en c'moment y a des femmes
qui dorment dans de la soie!

▼LA GLANEUSE DE CHARBON▲
Bah! les draps de soie
s'usent plus vite que les autres.

▼LA PETITE CHIFFONNIÈRE▲
Oui, parce qu'on y dort plus longtemps!

▼LA GLANEUSE▲
Grande bête! ton tour viendra…

(Un noctambule paraît)

▼LA PETITE CHIFFONNIÈRE▲
Mon tour? si c'était vrai!

(Le noctambule s'approche de la plieuse)

▼LE NOCTAMBULE▲
Si jolie, si matin…

(il tourne autour de la fillette)

Malice du destin,
qui revêt de satin
et de robes d'aurore
les guetteuses de nuit
aux rides inclémentes
et cache au libertin,
sous des voiles de nuit
les fillettes d'aurore
que le désir tourmente.

(à la plieuse)

Un baiser?

▼LA PLIEUSE▲
Passez vot' chemin!

▼LE NOCTAMBULE▲
(riant)
Mon chemin, je le cherche…
me tendras-tu la perche?

(avec afféterie)

Sans les lanternes de tes jolis yeux,
je risque fort de me perdre!
tu veux?…

(La fillette lui tourne le dos)

▼LA GLANEUSE▲
(s'étirant)
Ah!

▼LE BRICOLEUR▲
(geignant)
Ah!

▼LE NOCTAMBULE▲
(regardant autour de lui)
En ce froid carrefour
où gémit la souffrance,
je me sens mal à l'aise,

(à la fillette)

et sans ta jeune chair il me semblerait choir
au seuil du sombre enfer où le Dante écrivit:
Ici point d'espérance!
Le son de ma voix
éveille-t-il en toi
une vague souvenance…
que tu restes songeuse?…
ou bien un frais désir
fait-il bondir
ton coeur d'amoureuse?

▼LA PLIEUSE▲
(riant)
Vous êtes fou!

▼LA LAITIÈRE▲
(riant)
Sa folie n'est pas dangereuse!…

(le noctambule fait une pirouette)

Qui êtes-vous ?

▼LE NOCTAMBULE▲
(rejetant son manteau sur l'épaule et apparaissant séduisant, tout à fait joli dans un costume de printemps auquel sont piqués quelques grelots de folie)
Je suis le Plaisir de Paris!

(Les deux femmes font un geste d'étonnement admiratif. La petite chiffonnière, la glaneuse, le bricoleur interrompent leur travail et s'approchent. D'autres figures de souffrance, sorties de l'ombre, se groupent derrière eux. Le noctambule pirouette de nouveau)

▼LA LAITIÈRE▲
Où allez-vous?

▼LE NOCTAMBULE▲
Je vais vers les Amantes
que le Désir tourmente!
Je vais cherchant les coeurs
qu'oublia le bonheur.

(montrant la ville)

Là-bas glanant le Rire, ici semant l'Envie,
prêchant partout le droit de tous à la folie:
Je suis le Procureur de la grande Cité!
Ton humble serviteur… ou ton maître!

▼LA LAITIÈRE▲
(le menaçant de son balai)
Effronté!

(Il s'enfuit en riant)

▼LE NOCTAMBULE▲
Ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha!

(Au coin de la rue, il heurte violemment le chiffonnier et disparaît)

▼LE CHIFFONNIER▲
Hé! fait' attention! butor!

(le chiffonnier chancelle et tombe)

▼LE NOCTAMBULE▲
(déjà loin)
Je suis le Procureur de la grande Cité!

(Le bricoleur s'avance vers le chiffonnier; il le débarrasse de sa hotte, puis le relève)

▼LE CHIFFONNIER▲
(à part)
Ah!… je le connais… le misérable! ce n'est pas
la première fois qu'il se trouve sur mon chemin!

(au bricoleur)

Un soir, il y a longtemps, je m'en souviens
comme si c'était hier… ici, au même endroit,
il m'est apparu…

(La plieuse fait un paquet de ses journaux et s'en va)

hélas! il n'était pas seul ce jour-là…
une fillette lui donnait la main et souriait à sa chanson…
c'était ma fille!

(dramatique)

Je l'avais laissée là, au travail… il est venu,
il lui a soufflé à l'oreille ses tentations mauvaises…

(douloureux)

et la coquette l'a écouté… ell'l'a suivi… en s'enfuyant,
ell'm'a heurté… comme aujourd'hui… je suis tombé!
Ah! ah! ah! ah!

(Il sanglote et se met au travail)

▼LA GLANEUSE, LA CHIFFONIERE▲
Pauvre homme!

▼LE BRICOLEUR▲
Bah! dans toutes les familles, c'est la même chose!
Moi, j'en avais trois, je n'ai pu les tenir!
Faut pas leur en vouloir si elles préfèr'
à notre vie d'enfer le paradis qui les appelle là-bas…

▼LA PETITE CHIFFONNIÈRE▲
(à part)
Est-c' que les bons lits,
les belles robes, comme le soleil,

(elle tend les bras vers le soleil dont les premiers rayons éclairent la Butte)

ne devraient pas être à tout le monde!

Scène Seconde

(Deux gardiens de la paix traversent lentement la scène et s'approchent de la laitière. Le carrefour s'anime. Une balayeuse apparaît au fond et s'avance vers le groupe)

▼PREMIER GARDIEN▲
(à la laitière)
Belle journée!

▼LA LAITIÈRE▲
Voici le printemps.

▼PREMIER GARDIEN▲
La saison des amours…

▼LA LAITIÈRE▲
Pour ceux qui ont vingt ans!

▼DEUXIÈME GARDIEN▲
Bah! chacun son tour…

▼LA LAITIÈRE▲
J'attends encore le mien!

▼PREMIER GARDIEN▲
Vous n'avez jamais aimé?

(Un gavroche s'approche de l'éventaire et se chauffe les mains au fourneau)

▼LA LAITIÈRE▲
(simplement)
Je n'ai pas eu le temps!

(Les gardiens rient)

▼LA GAVROCHE▲
(à la laitière)
Un p'tit noir?

▼LA BALAYEUSE▲
(fanfaronne)
Moi, j'ai eu ch'vaux et voitures…
Y a vingt ans

(triomphante)

j'étais la reine de Paris!

(comique)

quell' dégringolade! hein? mais je ne regrette rien…
je me suis tant amusée…

(sentimentale)

Ah! la belle vie! le joyeux, le tendre,
l'inoubliable paradis!

(Le gavroche, qui l'a écoutée, hausse les épaules, puis s'approche d'elle, la tire par la manche)

▼LE GAVROCHE▲
(avec une naïveté feinte)
Dites: donnez-moi l'adresse…

▼LA BALAYEUSE▲
Quelle adresse?

▼LE GAVROCHE▲
(goguenard)
L'adresse… de vot' paradis!

▼LA BALAYEUSE▲
Mais, mon petit,

(montrant la ville, tendre)

c'est Paris!

▼LE GAVROCHE▲
(jouant l'étonnement)
Paris…

(il regarde la ville)

c'est étonnant! depuis que j'suis au monde
j'm'en étais pas encore aperçu!

▼PREMIER GARDIEN▲
(bourru)
Allons, circule!

▼LE GAVROCHE▲
(narquois, froidement)
De quoi… on n'peut pas s'instruire?…

▼PREMIER GARDIEN▲
(brutal)
Va travailler!

(Il le pousse. Le gavroche immobile, toise le gardien, puis d'une pirouette nonchalante il lui tourne le dos et s'en va lentement arrivé au coin de la rue, il se retourne)

▼LE GAVROCHE▲
(criant, ses mains en porte-voix)
Y en a donc que pour les femm's, dans vot' paradis!

(geste menaçant des gardiens; le gamin s'enfuit; les gardiens s'éloignent du même côté. La petite chiffonnière s'en va d'un autre côté, courbée sous le poids d'un sac de chiffons. La balayeuse reprend son travail et disparaît dans la rue voisine. La glaneuse s'approche de la laitière)

▼LA PETITE CHIFFONNIÈRE▲
(avec amertume)
Y en a qu'pour les femmes!…

(Le chiffonnier et le bricoleur montent l'escalier. Julien paraît au fond de la scène; il fait un geste à ses amis)

Scène Troisième

(Les bohèmes paraissent en haut de l'escalier et s'avancent, comiquement, avec des allures de conspirateurs)

▼LE PEINTRE▲
(à Julien)
C'est ici?

▼LE SCULPTEUR▲
C'est là qu'elle travaille?

(la glaneuse s'éloigne)

▼JULIEN▲
(indiquant la maison)
Sa mère l'accompagnera jusqu'à cette porte…
sitôt disparue, je m'élance… je rattrape Louise…

(rageusement)

et, si ses parents refusent…

▼LE PEINTRE▲
Tu l'enlèves!

(Julien approuve)

▼TOUS▲
(entourant Julien)
Bravo! bravo! bravo!

▼LE CHANSONNIER▲
Mais, consentira-t-elle?

▼JULIEN▲
Je la déciderai!

(Ils se répandent sur la place: à droite, le sculpteur, le peintre et le jeune poète; à gauche, Julien, l'étudiant, les philosophes et le chansonnier. Les autres inspectent silencieusement les alentours)

▼LE PEINTRE▲
(à Julien)
Nous en ferons notre Muse!

▼LE SCULPTEUR▲
(au poète)
Le coin est joli…

▼LE CHANSONNIER▲
(à Julien)
Muse des Bohèmes!

▼LE PEINTRE▲
(au sculpteur)
Un vrai carrefour à sérénades…

▼PREMIER PHILOSOPHE▲
(avec dédain)
Une muse?

▼LE SCULPTEUR▲
(au peintre)
Nous aurions dû prendre nos instruments…

▼LE CHANSONNIER▲
(au philosophe)
On la couronnera!

(Des têtes de bonnes paraissent aux fenêtres de la maison)

▼LE SCULPTEUR▲
Nous reviendrons.

▼PREMIER PHILOSOPHE▲
Les Muses sont mortes!

▼LE CHANSONNIER▲
(enthousiaste)
On les ressuscitera!

▼LE PEINTRE▲
(lorgnant les fenêtres)
Les jolies filles!

▼LE SCULPTEUR▲
Mesdemoiselles?

▼LE CHANSONNIER▲
Elles sont charmantes!

▼LE JEUNE POETE▲
Ravissantes!

(D'autres têtes paraissent à d'autres fenêtres. Les bohèmes envoient des baisers et saluent; d'autres font les clowns. Le chansonnier, grattant sa canne ainsi qu'une guitare, se met en évidence. À l'écart dissertent les philosophes)

▼LE CHANSONNIER▲
Enfants de la bohème,
Nous aimons qui nous aime!
Toujours gais et pimpants,
Les femm's nous trouvent séduisants…

▼DEUXIEME PHILOSOPHE▲
(à l'autre)
Pourquoi refuseraient-ils?

▼LE CHANSONNIER▲
Quoiqu' sans argents!

▼PREMIER PHILOSOPHE▲
Ils préfèrent sans doute
en faire la femme d'un bourgeois!

▼LE CHANSONNIER▲
Presqu' indigents!

▼DEUXIEME PHILOSOPHE▲
(ironique)
Mais, les ouvriers méprisent les bourgeois!

▼PREMIER PHILOSOPHE▲
Ah! ah! tu crois ça!

▼LE CHANSONNIER▲
Mais nous somm's très intelligents!

(Cris et bravos; des fenêtres on jette des sous. Les bohèmes saluent ironiquement)

▼LE PEINTRE▲
(saluant)
Aimez-vous la peinture?

▼LE SCULPTEUR▲
(de même)
La sculpture?

▼LE CHANSONNIER▲
(de même)
La musique?

▼LE JEUNE POETE▲
Je suis un grand poète!

▼PREMIER PHILOSOPHE▲
Mon cher, l'idéal des ouvriers
c'est d'être des bourgeois.

(tous approuvent)

le désir des bourgeois:
être des grands seigneurs…

(nouvelle approbation plus nourrie. Ironique)

et le rêve des grands seigneurs:

(attention générale ironique. Emphatique)

devenir des artistes!

(rires)

▼LE PEINTRE▲
Et le rêve des artistes!

▼PREMIER PHILOSOPHE▲
(avec emphase)
Être des dieux!

▼TOUS▲
Bravo!

▼LES BOHÈMES▲
Oui, des dieux!

▼L'APPRENTI▲
(traversant la scène, passant dans le fond)
Allez donc travailler, tas d'feignants!

(Les bohèmes esquissent une poursuite, puis ils descendent l'escalier en chantant. Le philosophe, le chansonnier, le peintre et l'étudiant vont dire adieu à Julien)

▼LES BOHÈMES▲
Enfants de la bohème,
Nous aimons qui nous aime.
Toujours gais et pimpants,
les femm's nous trouvent séduisants…

▼JULIEN▲
(à ses amis, fiévreusement)
Voici l'heure, laissez-moi.

▼LES BOHÈMES▲
Quoiqu' sans argents!

▼LE PREMIER PHILOSOPHE▲
(à Julien)
Allons, bonne chance…

▼LE CHANSONNIER▲
(l'excitant)
Enlève la redoute!…

▼LES BOHÈMES▲
(déjà loin)
Presqu'indigents!

▼LE PEINTRE▲
(avec mystère)
Sois éloquent!

▼L'ETUDIANT▲
(donnant une accolade à Julien)
A tout à l'heure…

(ils s'éloignent)

▼LES BOHÈMES▲
(très loin)
Mais nous somm's très intelligents!

(cris lointains des bohèmes)

Scène Quatrième

▼JULIEN▲
(dans une agitation douloureuse)
Elle va paraître, ma joie, mon tourment, ma vie!
Voudra-t-elle me suivre?
Voudra-t-elle qu'aujourd'hui
notre amour soit vainqueur!
Que dois-je lui dire? Comment la décider?

(avec angoisse)

Qui viendrait à mon aide?…

▼LA REMPAILLEUSE▲
(lointaine)
La caneus', racc'modeus' de chais's!…

(Julien fait un geste de surprise)

▼MARCHAND DE CHIFFONS▲
(lointain)
Marchand d'chiffons,
ferraille à vendr'!…

(Il écoute avec émoi croissant; les chants qui se rapprochent)

▼LA REMPAILLEUSE▲
(plus près)
la caneus', racc'modeus' de chais's!…

▼LA MARCHANDE D'ARTICHAUTS▲
(lointaine)
artichauts, des gros artichauts!

▼LE MARCHAND DE CAROTTES▲
v'là d'la carott', elle est bell',
v'là d'la carott'! d'la carott'!

▼LA MARCHANDE D'ARTICHAUTS▲
A la tendress', la verduress'!

▼LE MARCHAND DE CAROTTES▲
(très loin)
D'la carott'!

▼LA MARCHANDE DE MOURON▲
(près de la scène)
Mouron pour les p'tits oiseaux!

▼LA MARCHANDE D'ARTICHAUTS▲
(se rapprochant)
Et à un sou, vert et tendre,
et à un sou!

(flûte du chevrier lointain)

▼LA MARCHANDE DE MOURON▲
(près de la scène)
Mouron pour les p'tits oiseaux!

▼LA MARCHANDE D'ARTICHAUTS▲
En v'là des gros, des bien beaux!

▼MARCHANDS DE TONNEAUX▲
Tonneaux, tonneaux,
v'la l'marchand d'tonneaux!

▼MARCHANDS DE BALAIS▲
Ach'tez des balais, v'la l'marchand d'balais;
c'est papa, qui les fait, c'est maman qui les vend,
c'est moi qui mang' l'argent!

▼MARCHANDS DE POMMES DE TERRES▲
Pomm's terr', pomm's terr', oh les pomm's terre,
au boisseau, trois sous l'quart,
c'est d'la holland'!

▼MARCHANDS DE POIS VERTS▲
Pois verts, pois verts,
dix sous l'boisseau!

▼JULIEN▲
(avec enthousiasme)
Ah! chanson de Paris,
où vibre et palpite mon âme!

▼MARCHANDS ET MARCHANDES▲
(lointain)
Pois verts! pois verts!

▼JULIEN▲
Naïf et vieux refrain du faubourg qui s'éveille,
aube sonore qui réjouit mon oreille!
Cris de Paris… voix de la rue:
Êtes-vous le chant de victoire
de notre amour triomphant?…

(Des ouvrières paraissent au fond. Julien se cache sous le hangar, épiant, anxieux)

Scène Cinquième

▼BLANCHE▲
Bonjour!

▼MARGUERITE▲
Bonjour!

▼BLANCHE▲
Comment vas-tu?

(Elles disparaissent à l'entrée de la maison. Une autre paraît faisant un geste à une quatrième qui s'avance)

▼SUZANNE▲
Nous sommes en avance?

▼GERTRUDE▲
Il est huit heures…

▼SUZANNE▲
Ah!

(Elles entrent dans la maison. Deux autres s'avancent en caquetant)

▼IRMA▲
Eh! bien, tu t'es amusée, hier?

▼CAMILLE▲
Ah! c'que j'ai ri!

▼IRMA▲
Tu sais… le grand Léon…

(elle lui parle à l'oreille)

▼CAMILLE▲
Vrai?

▼IRMA▲
En mariage, ma chère!

(elles disparaissent)

▼JULIEN▲
Viendra-t-elle?

(impatient, il sort de sa cachette; trois ouvrières entrent et le regardent gesticuler)

▼L'APPRENTIE▲
(riant)
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!

▼ÉLISE▲
Qu'il est beau!

▼MADELEINE▲
Eh! l'artiste!

▼L'APPRENTIE▲
Il attend sa belle!

▼MADELEINE, MARGUERITE▲
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!

▼L'APPRENTIE, MADELEINE, MARGUERITE▲
C'te tête!

(Elles s'enfuient en riant. Julien les regarde entrer dans la maison, il reste pensif, puis il va vers la rue. Julien, apercevant enfin Louise et sa mère, manifeste sa joie; il revient en courant, va se cacher dans le hangar et guette. Étonné de ne pas les voir, il regarde; il les aperçoit et se dissimule vivement)

Scène Sixième

(La mère et Louise entrent; elles s'avancent lentement; elles s'arrêtent)

▼LA MÈRE▲
(bougonnant)
Pourquoi te retourner? Il nous suit, sans doute… suffit!
Je d'mand'rai à ton père
que dorénavant tu travailles chez nous.

(Louise lève les yeux au ciel. Mimique de Julien qui, n'y pouvant tenir, se montre à Louise)

Ah! t'as beau faire les gros yeux!…

(Louise, voyant Julien, porte la main sur son coeur)

On changera ta mauvaise tête,
Il faudra bien que Louise
reste une fille honnête!…
Allons, au revoir!

(Louise, froidement, lui tend la joue; la mère l'embrasse avec tendresse. Louise entre dans la maison, la mère s'éloigne lentement, surveille un instant les fenêtres de l'atelier; arrivée près de la rue, elle guette de tous côtés, méfiante, puis disparaît. Julien se risque timidement, s'enhardit, hésite, puis s'élance dans la maison)

▼MARCHAND DE LA RUE▲
(lointain)
V'là d'la carotte elle est bell'!
V'là d'la carott'! d'la carott'! d'la carott'!

Scène Septième

(Julien reparaît, entraînant Louise)

▼LOUISE▲
(affolée, se débattant)
Laissez-moi… ah! de grâce!

(Julien l'entraîne dans le hangar)

▼JULIEN▲
Alors, ils ont refusé?

(Louise se débat et veut fuir)

▼LOUISE▲
Je vous en prie! si ma mère revenait…

▼JULIEN▲
Ils ont refusé?

▼LOUISE▲
Vous me faites mourir de peur!

▼JULIEN▲
Et tu supportes cette chose! tu ne te révoltes pas?

▼LOUISE▲
Que puis-je faire?

▼JULIEN▲
Tu le demandes!

▼LOUISE▲
Ils sont les maîtres!

▼JULIEN▲
Pourquoi, les maîtres?
Parce qu'ils t'on fait naître, se croient-ils le droit
d'emprisonner ta jeunesse adorable?

▼LOUISE▲
Julien!…

▼JULIEN▲
D'asservir ta vie!

▼LOUISE▲
(suppliante)
Ah! par pitié!

▼JULIEN▲
De la murer pour leur plaisir!

▼LOUISE▲
Laissez-moi partir!

▼JULIEN▲
Ta volonté, désormais, est celle d'une femme
et vaut la leur: tu es femme, tu peux, tu dois vouloir!

▼LOUISE▲
(ne sachant que répondre)
Ah! je vais être en retard…

(suppliante)

laissez-moi partir.

(Julien, fâché de son indifférence, la laisse partir. Elle fait quelques pas, puis revient, souriante, espiègle)

▼JULIEN▲
Tu ne m'aimes plus!

▼LOUISE▲
(naïvement)
Ce n'est pas vrai!

(Les cris de la rue reparaissent, lointains)

▼JULIEN▲
Si tu m'aimais, oublierais-tu ta promesse?

(Louise, troublée, se détourne)

▼UNE MARCHANDE DE LA RUE▲
(lointaine)
V'là du cresson d'fontain', la santé du corps!

▼JULIEN▲
Écrivez encore à mon père, s'il refuse votre demande
je promets de fuir avec vous.

▼UNE MARCHANDE▲
(lointaine)
Mouron pour les p'tits oiseaux!

▼UN MARCHAND▲
(lointain)
Pois verts! pois verts!

▼LOUISE▲
(presque parlé)
Ah! si je pouvais…

(flûte du chevrier)

si mon père…

▼JULIEN▲
Ton père te pardonnerait!

▼LOUISE▲
Jamais!

▼JULIEN▲
Plus tard, quand ton bonheur…

▼LOUISE▲
Mon abandon le tuerait et je l'aime mon père,
autant que je t'aime…

▼JULIEN▲
(la serrant dans ses bras)
Ah!… ah! Louise, si tu m'aimes,
partons de suite au Pays

(montrant la Butte ensoleillée)

où vivent libres les Amants!
Viens, je te choierai tant, et toute ta vie!

(De la rue voisine viennent des cris et des rires)

Viens vers la Joie, le Plaisir!

(Entendant des rires, Louise, troublée, veut fuir, Julien la retient. Quatre ouvrières traversent la scène en riant et entrent dans la maison)

▼JULIEN▲
(plus pressant)
Si tu m'aimes, Louise, Viens, fuyons de suite,
si tu m'aimes, n'attends pas plus longtemps!
Tiens ta promesse dès maintenant, Louise! Louise!

(il veut l'entraîner)

▼LOUISE▲
(éperdue, se débattant)
Julien!

▼JULIEN▲
Viens!

▼LOUISE▲
Ah! je deviens folle…

▼JULIEN▲
Vers le plaisir!…

▼LOUISE▲
(affolée)
Je ne sais que faire… laissez-moi partir!
Demain… plus tard…

(avec tendresse)

Je serai ta femme! Julien!. mon bien-aimé!…

(Flûte lointaine du chevrier. Louise se jette à son cou, ils s'embrassent; puis Louise se dégage et s'éloigne vers la maison; sur le seuil de la porte, elle envoie un baiser. Julien répond avec tristesse. - Louise disparaît)

Scène Huitième

▼UN MARCHAND D'HABITS▲
(descendant l'escalier)
Marchand d'habits!…
Avez-vous des habits à vendr'?

(il interroge les fenêtres)

Marchand d'habits!…

(il se tourne de l'autre côté)

avez-vous des habits à vendr'?

(Mélancoliquement il s'éloigne. Julien, accablé, s'achemine tristement vers la Ville)

Marchand d'habits!…
Avez-vous des habits à vendr'?

(Julien, sur le seuil de l'escalier, près de la rue, fait un dernier geste de désespoir, descend lentement et disparaît. Le rideau tombe très lentement)

▼MARCHANDE DE MOURON▲
(Enfant. Très loin)
Mouron pour les p'tits oiseaux!…

(flûte du chevrier)

▼MARCHANDE D'ARTICHAUTS▲
(très lointaine)
A la tendress'

(s'éloignant)

la verduress'!…

Interlude

Deuxième Tableau

(Rideau. Rire des ouvrières. Un atelier de couture; les ouvrières, autour des tables, travaillent en caquetant et chantant; quelques-unes bavardent; près du mannequin, deux ouvrières plissent une jupe; l'apprentie, couchée à terre, ramasse les épingles; une ouvrière travaille à la machine. Louise, un peu séparée des autres, garde le silence. Durant les conversations, des ouvrières chantent)

Scène Première

(Première table côté jardin: Irma, Camille, 4 coryphées; deuxième table: Blanche, Madeleine, puis Élise et Suzanne, 2 coryphées; troisième table: Louise, Gertrude, Marguerite; près du mannequin: Suzanne, Élise; l'apprentie, la première, la mécaniceienne; autres tables: jeunes et vieilles ouvrières)

La la la la la la la la

▼SUZANNE▲
(près du mannequin, faisant les plis d'une jupe)
C'est énervant! je n'peux pas y arriver…

▼L'APPRENTIE▲
(accroupie devant la table; à Gertrude)
Passez-moi vos ciseaux…

▼JEUNES OUVRIERES▲
La la la la la la la la

▼GERTRUDE▲
(Gertrude doit avoir les cheveux gris et jouer en vieille fille sentimentale et prétentieuse)
Et les tiens?

▼ÉLISE▲
Quell' mauvaise étoffe!

▼L'APPRENTIE▲
perdus!…

▼ÉLISE▲
Les plis n'marquent pas…

▼GERTRUDE▲
J'en ai assez d'les prêter.

▼L'APPRENTIE▲
Un'minute?

(Élise prend la jupe, la montre à la première, puis va s'asseoir à la deuxième table)

▼GERTRUDE▲
Tu n'as qu'à t'en payer!

(Elle se lève et va essayer un corsage sur le mannequin)

▼JEUNES OUVRIERES▲
La la la la la la la la !

▼IRMA▲
Moi, j'ai vu «l'Pré aux Clércs et Mignon»

(Blanche se lève et va causer à Marguerite)

▼CAMILLE▲
Moi, j'ai vu Manon.

▼BLANCHE▲
(à Marguerite, à mi-voix)
Voudrais-tu m'montrer à baleiner?

▼IRMA▲
Cest beau?

▼CAMILLE▲
Très beau, surtout quand ell' meurt.

▼JEUNES OUVRIERES▲
La la la la la la la la!…

▼GERTRUDE▲
(avec impatience)
J'peux pas arriver à finir c'corsage!

▼MARGUERITE▲
(à Blanche)
Tu prends ton ruban comm' ceci…

▼GERTRUDE▲
Sur l'mann'quin, c'est bien,
mais sur la femme!

▼MARGUERITE▲
Tu commenc's par en bas,
tu l'fais sout'nir très peu…

▼IRMA▲
C'est pour qui?

▼JEUNES OUVRIERES▲
La la la la la la la!…

▼GERTRUDE▲
Pour la duchesse…

▼CAMILLE▲
(moqueuse)
En effet, j'vois ça d'ici!

(Élise va s'asseoir près de Blanche à la deuxièmee table)

▼GERTRUDE▲
(riant)
Faut lui mett' du crin sous les bras…

▼CAMILLE▲
(riant)
Faut lui fair' des hanches…

▼IRMA▲
(riant)
Un vrai rembourrage, quoi!

▼L'APPRENTIE▲
(en gavroche)
C'qui y a des clientes, tout d'même!

(Rires)

Ah! ah! ah! ah! ah!…

(Blanche reprend sa place)

▼OUVRIERES, IRMA, CAMILLE▲
La la la la la!…

▼BLANCHE▲
(à Irma)
Moi, j'vais m'faire une robe pour le Grand Prix…

▼LA PREMIERE▲
(à Louise)
N'oubliez pas le sachet d'héliotrope?…

▼BLANCHE▲
J'ai vu un modèl', ma chère

(la dispute, bien en dehors)

▼ÉLISE▲
(à Suzanne qui lui donne des conseils)
Ah! laiss'-moi tranquille, tu m'ennuies!

▼VIEILLES OUVRIERES▲
La la la la la la la la!…

▼SUZANNE▲
C'est pas comm' ça qu'on s'y prend…

▼ÉLISE▲
Tu veux toujours en savoir plus qu'les autres!

▼SUZANNE▲
P'tite imbécile! tu n'vois pas qu'ça craqu' sous l'aiguille?

▼ÉLISE▲
Oh! la! la! quel cauch'mar!

▼SUZANNE▲
T'en as un caractère!

▼ÉLISE▲
Tu n't'es pas r'gardée!

▼SUZANNE▲
Va donc hé! bouffie!

▼JEUNES ET VIEILLES OUVRIERES▲
La la la la la la la!…

(Élise lance une pelote à la tête de Suzanne; les autres s'interposent. Toutes rient avec éclats. La première se lève)

▼LA PREMIERE▲
Mesd'moiselles, un peu d'silence…
nous n'sommes pas au marché…

(Silence relatif. La première va causer avec Gertrude. Geste de Louise, songeant à Julien)

▼CAMILLE▲
(bas à ses voisines)
Voyez Louise, quell' drôl' de tête elle fait aujourd'hui…

▼ÉLISE, SUZANNE▲
C'est vrai!

▼IRMA▲
C'est vrai! on dirait qu'elle a pleuré.

▼GERTRUDE▲
Elle a peut-être des ennuis de famille…

▼CAMILLE▲
Ses parents sont très durs pour elle…

(Les ouvrières se groupent et jettent des regards sur Louise qui semble ne rien voir)

▼IRMA▲
Ell' n'a pas la vie belle…

▼CAMILLE▲
Sa mèr' la frappe encore…

▼BLANCHE, SUZANNE▲
(indignées)
Ah!

▼ÉLISE▲
Ce n'est pas moi qui me laisserais battre!

▼SUZANNE▲
Moi non plus!

▼BLANCHE▲
Et moi, c'que j'les plaqu'rais!

▼L'APPRENTIE▲
Moi, quand le pèr' veut m' battre, j'lui dis:
cogn' sur maman,

(emphatique)

y a plus d'largeur!

(rires. Louise baisse la tête, écoute, et reprend son attitude indifférente)

▼IRMA▲
(regardant ironiquement Louise)
Non; je crois que Louise est amoureuse.

▼GERTRUDE▲
(étonnée)
Amoureuse! Louise…

(elle rit)

▼CAMILLE▲
Pourquoi Louise serait-ell' pas amoureuse?

▼ÉLISE▲
Amoureuse, Louise…

(elle hausse les épaules)

▼L'APPRENTIE▲
(à part)
Amoureuse!

▼SUZANNE, MADELEINE▲
Amoureuse!

▼GERTRUDE, MARGUERITE▲
Amoureuse!

▼BLANCHE, ÉLISE▲
Amoureuse!

▼IRMA, CAMILLE▲
Amoureuse!

▼BLANCHE, MARGUERITE, GERTRUDE, SUZANNE, MADELEINE, ÉLISE, IRMA, CAMILLE, BLANCHE▲
Louise, entends-tu? on dit que tu es amoureuse…

▼LOUISE▲
(troublée)
Moi?

▼IRMA, CAMILLE▲
Est-ce vrai?

▼LOUISE▲
(avec colère)
Vous êtes folles…

▼GERTRUDE▲
(reprend sa place près de Louise)
Un amoureux à ton âge, ce n'est pas un péché,
et tu peux l'avouer…
A moins que tu ne veuilles garder
le secret de tes aventures.

(orgue de barbarie lointain)

▼ÉLISE, SUZANNE▲
Louise, raconte-nous…

▼LOUISE▲
(simplement)
Je n'ai pas d'aventure.

▼GERTRUDE▲
(avec un lyrisme comique contenu)
Que c'est charmant une aventure!

(Derrière elle, l'apprentie, avec des gestes de gavroche, mime ironiquement les paroles sentimentales de la chanson de la vieille fille)

Un garçon de jolie figure qui vous aime
et vous le prouve à tout moment!
C'est le rêve d'or des jeunes filles…
rêve auquel on pense tout enfant.
Pour le baiser d'un jeune amant,

(avec feu)

je donnerais sans regret le restant de ma vie.

(pâmée; orgue de barbarie lointain)

▼CAMILLE▲
(naivement)
D'où vient ce sentiment
qui nous attire constamment vers les hommes?
D'où vient qu'à leur approche
nos coeurs chavirent?

(pétulante)

On a beau nous dire :

(avec mystère)

«Prenez garde»
Qu'apparaisse le prédestiné,
les scrupules s'envolent.
À son regard, on rougit;
à sa parole, on sourit;
dans l'enthousiasme du baiser,
on s'ouvre au dieu malin;
c'est un bonnet de plus
qu'on accroche au moulin

(Rires étouffés. Peu à peu les ouvrières reprennent leur travail et causent à voix basse)

▼L'APPRENTIE▲
(agenouillée devant Louise)
Louise, raconte-nous tes aventures…

▼LOUISE▲
(avec impatience)
Je n'ai pas d'aventure.

(Louise hausse les épaules; l'apprentie, dépitée, s'éloigne en rampant sous les tables. Élise va s'asseoir auprès de Gertrude)

▼IRMA▲
(à ses voisines, langoureusement)
Oh! moi quand je suis dans la rue,
tout mon etre prend comme feu;

▼ÉLISE▲
(à Marguerite)
C'est un beau brun…

▼IRMA▲
Sous les rayons ardents

▼MARGUERITE▲
Tu l'aimes?

▼IRMA▲
… des yeux qui me désirent,

▼ÉLISE▲
J'en suis toquée

▼IRMA▲
Je vais radieuse!

▼MARGUERITE▲
Grande folle!

(Élise reprend sa place; Suzanne va ``essayer'' au mannequin)

▼LA PREMIERE▲
(à Madeleine)
Voyez la longueur des manches

▼IRMA▲
Les frôlements, les appels,

▼GERTRUDE▲
Dieu, qu'il fait chaud! ouvrez la f'nêtre…

(l'apprentie va ouvrir une fenêtre)

▼BLANCHE▲
(à Élise)
C'est tordant!

▼IRMA▲
… les flatteries…

▼SUZANNE▲
(à Madeleine)
Tu viens avec moi, ce soir?

▼IRMA▲
… m'attisent et me grisent!

▼ÉLISE▲
Louise, chante-nous quelque chose?…

▼LA PREMIERE▲
(à Marguerite)
Laissez-la donc tranquille!…

▼IRMA▲
Il me semble…

▼L'APPRENTIE▲
(à la mécanicienne)
J'ai rendez-vous à huit heures…

▼IRMA▲
… être en voyage…

▼ÉLISE▲
(à Blanche)
Il t'a fait la cour?

▼IRMA▲
… alors…

▼LA PREMIERE▲
A qui l'corsage?

▼IRMA▲
… que paysages…

▼ÉLISE▲
C'est à moi.

▼IRMA▲
… et maisons tourbillonnent…

▼LA PREMIERE▲
Dépêchez-vous, il le faut pour ce soir.

▼IRMA▲
…en ronde folle autour du wagon!

▼SUZANNE, BLANCHE, ÉLISE, MADELEINE▲
(riant bruyamment)
ah! ah! ah! ah! ah!…

▼CAMILLE, GERTRUDE▲
Chut!

(La première va dans la chambre voisine)

▼L'APPRENTIE▲
Écoutez!

▼IRMA▲
(L'apprentie, accroupie près d'Irma, l'écoute avec admiration)
Une voix mystérieuse, prometteuse de bonheur,
parmi les bruissements de la rue amoureuse,
me poursuit et m'enjôle…
C'est la voix de Paris!
C'est l'appel au plaisir, à l'amour!
Et, peu à peu, l'ivresse me gagne…
dans un frisson délicieux, à tous les yeux,
je livre mes yeux.
Et mon coeur bat la campagne et succombe
aux désirs de tous les coeurs.

▼LES JEUNES OUVRIERES▲
C'est la voix de Paris…

▼LES VIEILLES OUVRIERES▲
Régalez-vous, mesdam's, voilà l'plaisir!

(fanfare dans la coulisse)

▼TOUTES▲
(diversement)
Ah! la musique!

Scène Seconde

(Irma, Camille, Marguerite, Élise, Madeleine et l'apprentie vont aux fenêtres et regardent curieusement dans la cour)

▼UNE VOIX▲
(dans la coulisse, en colère, semblant marquer la mesure)
Un!

▼BLANCHE▲
(se levant et courant vers la fenêtre)
Quell' drôl' de fanfare!

▼IRMA▲
Ils accompagn'nt un chanteur…

▼CAMILLE▲
Il est bien, c'lui-là.

▼SUZANNE▲
(pouffant)
Tu trouves!

▼ÉLISE▲
(à Madeleine)
On dirait l'artist' de tout à l'heure!

(Élise, Madeleine, l'apprentie, croyant que Julien va chanter pour elles, se moquent de Camille qui le trouve à son goût; pendant la première partie de la sérénade, elles échangent des signes d'intelligence, envoient des baisers au chanteur et semblent très excitées)

▼L'APPRENTIE▲
Il nous r'garde!

▼CAMILLE▲
Louise! viens voir… il est très bien.

▼L'APPRENTIE▲
Très bien!

(Louise semble ne pas entendre. Guitare dans la coulisse)

▼JULIEN▲
(dans la coulisse)
Dans la cité lointaine,
Au bleu pays d'espoir,
Je sais, loin de la peine,
Un joyeux reposoir,
Qui, pour fêter ma reine,
Se fleurit chaque soir.

▼LES OUVRIERES▲
Quelle jolie voix!
Quelle jolie voix!
Ah ma chère, quelle jolie voix!

▼LOUISE▲
(à part)
C'est lui! c'est Julien!

(Camille vient prendre le bouquet qu'Irma a laissé sur la table pour le jeter au chanteur. Irma veut l'empêcher et la pousse. Suzanne se lève, tout en continuant à coudre, elle passe devant les tables, s'arrête près de la fenêtre, écoute, ravie, pâmée)

▼JULIEN▲
Les fleurs du beau Domaine
S'avivent chaque soir;
Mais l'insensible reine
Dédaigne leur espoir;
(Ne daigne s'émouvoir.)

(comme en ritornelle)

Quand viendras-tu, dis-moi, la belle,
Au reposoir d'ivresse éternelle?
L'Aube t'appelle et te sourit, voici le jour!…
Veux-tu que je te mène en ce riant séjour,
A l'amour!

▼LES OUVRIERES▲
Bravo, bravo, bravo, bravo, bravo, bravo, bravo!

(fanfare des bohèmes dans la coulisse)

▼CAMILLE▲
(ravie)
Il va chanter encore!

▼LOUISE▲
Quel supplice! Quel affreux tourment!

▼JULIEN▲
Jadis tu me contais un magique voyage:
«Tous deux, me disais-tu, dès notre mariage,
libres, nous partirons au Pays adoré,
loin de ce monde où nous avons pleuré»
Voici le jour sacré de tenir ta promesse:
et l'heure du départ, l'heure d'allégresse,
l'heure sonne et carillonne et chante à ton coeur
les désirs de mon coeur!…
Quand partons-nous, dis-moi, la belle,
pour le pays d'ivresse éternelle?

▼LES OUVRIERES▲
(mystérieusement)
Quelle caresse!
Aux accents de sa tendresse, mon coeur s'abandonne…
Quelle jolie voix! ah! ah! ah!
Quelle ivresse! à ses accents mon coeur s'abandonne…
Quelle jolie voix! ah! ah! ah!
Ah quel doux chant de tendresse…
Quelle jolie voix! quelle jolie voix! ah! ah!
Ah!
Ah! quelle caresse! quel doux chant de tendresse!
Ah! ah! mon coeur s'abandonne!

▼CAMILLE▲
Comme il nous regarde!

▼IRMA▲
On dirait qu'il s'adresse à l'une de nous…

(Élise fait à Madeleine un geste d'intelligence)

▼L'APPRENTIE▲
C'est vrai!

▼LOUISE▲
(à part)
Pauvre Julien!

▼ÉLISE▲
Il n'a pas l'air content…

▼BLANCHE▲
Jetons-lui des sous!

▼CAMILLE▲
Et des baisers!

(elles jettent des sous et envoient des baisers au chanteur)

▼LOUISE▲
(peut-être jalouse)
Ah! j'aurais dû partir tout à l'heure

(Julien gratte avec rage les cordes de sa guitare)

▼GERTRUDE▲
Qu'est-c' qu'il a?

▼L'APRENTIE▲
Il devient fou?

(Rires. Louise se lève, frémissante, puis se rassied. A partir de ce moment, les ouvrières trouvant la chanson moins jolie, ennuyeuse même, échangent des gestes de lassitude, de moquerie. Élise et Madeleine, déçues dans leur espoir, raillent et sifflent impitoyablement le chanteur)

▼JULIEN▲
(avec émotion)
Si ton âme, oubliant les serments d'autrefois,
S'est détournée de moi;
Si tes voeux sont de vivre sans lumière et sans joie…

▼GERTRUDE▲
Que chante-t-il?

▼ÉLISE▲
C'est assommant!

▼JULIEN▲
… coeur infidèle…

▼MADELEINE▲
(riant)
Ah! ah! ah!…

▼JULIEN▲
(avec emphase)
… va plus loin battre de l'aile

▼ÉLISE▲
(agacée)
Ah!

▼CAMILLE▲
Il nous ennuie!

▼GERTRUDE▲
(geignant, avec ennuie)
Ah!

▼JULIEN▲
Moi, le renonce à vivre:
car la vie est sans excuse
quand l'adorée, la seule aimée,
à mes appels se refuse!

▼BLANCHE, MARGUERITE▲
Ah!

▼ÉLISE▲
Dieu, qu'il m'énerve!

▼SUZANNE, MADELEINE▲
Que chante-t-il?

▼IRMA, CAMILLE▲
A-t-il bientôt fini?

▼GERTRUDE▲
C'est rasant!

▼BLANCHE, MARGUERITE▲
C'est assommant!

▼LES OUVRIERES▲
(riant)
Ah! ah! ah! ah! ah!

▼ÉLISE, SUZANNE, MADELEINE▲
(criant)
Une autre!

▼L'APPRENTIE▲
(criant)
Une autre!

▼IRMA, CAMILLE, GERTRUDE▲
(criant)
Une autre!

BLANCHEs, MARGUERITE,
▼ÉLISE, SUZANNE, MADELEINE▲
(criant)
Une autre!

▼TOUTES▲
(auf Louise)
Une autre!

(Durant cette dernière strophe, Louise se lève, frémissante. L'apprentie, juchée sur une chaise, fait la manivelle avec le coin de son tablier roulé imitant comiquement le jouer d'orgue)

▼JULIEN▲
Le temps passe et tu ne réponds pas…

▼ÉLISE▲
Ah! quel malheur!

▼JULIEN▲
Je ne sais plus que te dire!…

▼GERTRUDE▲
Pauvre petit!

▼JULIEN▲
Faut-il que tu m'aies menti jadis!…

▼SUZANNE▲
Quel raseur!

▼L'APPRENTIE▲
Oh! la! la! quell' scie!

▼ÉLISE▲
Va chez l'coiffeur!

▼JULIEN▲
Faut-il que tu m'aies menti!

▼LES JEUNES OUVRIERES▲
(criant)
Menti!

▼LES VIEILLES OUVRIERES▲
A-t-il bientôt fini?

(L'apprentie court ramasser des chiffons et les jette dans la cour)

▼JULIEN▲
Sois maudite!
Fille sans coeur!
Ame sans foi!

▼IRMA, CAMILLE▲
(riant)
Ah! ah! ah!…

▼JULIEN▲
Assez! assez!

(lui répondant par la fenêtre)

Fille sans coeur!
Ame sans foi!

▼GERTRUDE▲
(riant)
Ah! ah! ah!…
J'en pleure! c'est tordant!
Quell' scie!

(criant)

Ferme ça

▼BLANCHE, MARGUERITE▲
(riant)
Ah! ah! ah! ah! ah!
C'te tête! quel type!
Voyez-le donc… il est fou! il est fou!

(criant)

Music!

▼ÉLISE▲
(riant)
Ah! ah! ah! ah! ah!
Il est fou! il est saoûl!

(Élise ramasse des chiffons et les jette dans le cour)

A Charenton! quel cauch'mar! oh! la, la!

▼SUZANNE▲
(riant)
Ah! ah! ah! ah! ah!
Il est saoûl! il est fou!
Quel crampon! il est saoûl! il est saoûl!

(criant)

Music!

▼MADELEINE▲
(riant)
Ah! ah! ah! ah! ah!
Assez! quell' scie!
Quel crampon! il est saoûl! il est saoûl!

(criant)

Music!

▼L'APPRENTIE▲
(criant, les mains en porte-voix)
Ta bouche!
Il est fou!

(faisant des gestes à la fenêtre)

Music!

▼LES JEUNES OUVRIERES▲
(ironiquement)
Bravo! bravo! bravo!

(imitant le chanteur)

Fille sans coeur!
Ame sans foi!

▼LES VIEILLES OUVRIERES▲
(criant)
Assez! assez! assez!

(cri plaintif)

Ah!
A-t-il bientôt fini!

(Élise et Camille se rasseyent)

▼IRMA, CAMILLE, ÉLISE, L'APPRENTIE, JEUNES OUVRIERES▲
(criant)
Music!

▼TOUTES▲
(criant)
Music!
Music!
Music!

(Les musiciens de la cour obéissent et jouent. Charivari. Les ouvrières dansent et chahutent. Louise se lève. Son visage exprime l'angoisse; elle hésite un moment, puis elle va prendre son chapeau et se dispose à sortir)

▼IRMA, CAMILLE, ÉLISE, SUZANNE▲
La la la la la la la la
La la la la

▼LES AUTRES OUVRIERES▲
La la la la la la la
La la la la

▼TOUTES▲
(rires)
Ah! ah! ah! ah! ah!…

▼GERTRUDE▲
(s'apercevant du trouble de Louise; à Louise)
Louise, qu'avez-vous? Êtes-vous souffrante?

(d'autres ouvrières s'approchent)

▼L'APPRENTIE▲
(regardant par la fenêtre)
Il s'en va!

▼LOUISE▲
(avec embarras)
Oui… je ne suis pas bien…
J'étouffe… je suis tout étourdie…

(Elle se lève, fiévreuse)

Je ne puis rester!

▼CAMILLE▲
Tu veux partir?

(Louise, indécise, semble écouter au loin)

▼LOUISE▲
(décidée)
Oui, je préfèr' rentrer chez nous.

(à Gertrude)

Vous direz à Madame que j'ai dû m'en aller…

(Elle prend son chapeau et va vers la porte. Quelques ouvrières l'entourent)

▼IRMA▲
(affectueusement)
Louise, qu'as-tu?

(Louise, embarrassée, ne sait que répondre)

▼CAMILLE▲
(de même)
Tu souffres?

▼IRMA▲
Veux-tu que je t'accompagne?

▼LOUISE▲
Non, laissez-moi…

(elle ouvre la porte; bas avec effort)

Adieu!

(Elle disparaît. La fanfare s'éloigne. Les ouvrières, étonnées, se regardent)

Scène Troisième

▼ÉLISE▲
Qu'est-c' qui lui prend?

▼CAMILLE▲
Qu'est-c' que ça veut dire?

▼IRMA▲
(prenant la défense de Louise)
Elle était malade!

▼SUZANNE▲
(ironique)
Comm' vous et moi!

▼L'APPRENTIE▲
(criant)
C'est la faute au chanteur!

▼ÉLISE, SUZANNE, MADELEINE▲
Voyons!

▼IRMA, BLANCHE, MARGUERITE▲
Voyons!

(Elles se précipitent aux fenêtres)

▼CAMILLE▲
La voici!

▼GERTRUDE▲
(restée assise; criant)
Eh bien! que fait-elle?

▼ÉLISE, SUZANNE▲
Parfait!

▼IRMA, CAMILLE▲
C'est bien ça!

(Les ouvrières restées assises, se lèvent et courent aux fenêtres)

▼TOUTES▲
(avec stupéfaction)
Ah!…

(Gertrude et la première joignent les mains avec épouvante)

▼L'APPRENTIE▲
(avec transport, criant)
Ils part'nt en prom'nade!

(Elle se roule à terre)

▼TOUTES▲
(riant aux éclats)
Ah! ah! ah!

(Rideau vivement)
ACTE II


Premier Tableau

La scène représente un carrefour au bas de la butte Montmartre. À gauche, au fond de la scène, un escalier descendant; plus à gauche, une ruelle puis un hangar; à droite, une maison et un cabaret; au fond, à droite, un escalier montant, plus à droite une ruelle; au loin, à droite, la Butte; à gauche le faubourg

Scène Première

Au lever du rideau, sous le hangar, une laitière prépare son étalage et allume son feu; près d'elle, sur une table à la terrasse d'un marchand de vin, une fillette 17 ans plie les journaux du matin. A droite, près d'une poubelle renversée, une petite chiffonnière travaille hâtivement; à côté d'elle une glaneuse de charbon et, plus loin, un bricoleur fouillent les ordures. Des ménagères vont aux provisions. Cinq heures du matin, en avril. Un léger brouillard enveloppe la ville

LA PETITE CHIFFONNIÈRE
à la glaneuse
Dir' qu'en c'moment y a des femmes
qui dorment dans de la soie!

LA GLANEUSE DE CHARBON
Bah! les draps de soie
s'usent plus vite que les autres.

LA PETITE CHIFFONNIÈRE
Oui, parce qu'on y dort plus longtemps!

LA GLANEUSE
Grande bête! ton tour viendra…

Un noctambule paraît

LA PETITE CHIFFONNIÈRE
Mon tour? si c'était vrai!

Le noctambule s'approche de la plieuse

LE NOCTAMBULE
Si jolie, si matin…

il tourne autour de la fillette

Malice du destin,
qui revêt de satin
et de robes d'aurore
les guetteuses de nuit
aux rides inclémentes
et cache au libertin,
sous des voiles de nuit
les fillettes d'aurore
que le désir tourmente.

à la plieuse

Un baiser?

LA PLIEUSE
Passez vot' chemin!

LE NOCTAMBULE
riant
Mon chemin, je le cherche…
me tendras-tu la perche?

avec afféterie

Sans les lanternes de tes jolis yeux,
je risque fort de me perdre!
tu veux?…

La fillette lui tourne le dos

LA GLANEUSE
s'étirant
Ah!

LE BRICOLEUR
geignant
Ah!

LE NOCTAMBULE
regardant autour de lui
En ce froid carrefour
où gémit la souffrance,
je me sens mal à l'aise,

à la fillette

et sans ta jeune chair il me semblerait choir
au seuil du sombre enfer où le Dante écrivit:
Ici point d'espérance!
Le son de ma voix
éveille-t-il en toi
une vague souvenance…
que tu restes songeuse?…
ou bien un frais désir
fait-il bondir
ton coeur d'amoureuse?

LA PLIEUSE
riant
Vous êtes fou!

LA LAITIÈRE
riant
Sa folie n'est pas dangereuse!…

le noctambule fait une pirouette

Qui êtes-vous ?

LE NOCTAMBULE
rejetant son manteau sur l'épaule et apparaissant séduisant, tout à fait joli dans un costume de printemps auquel sont piqués quelques grelots de folie
Je suis le Plaisir de Paris!

Les deux femmes font un geste d'étonnement admiratif. La petite chiffonnière, la glaneuse, le bricoleur interrompent leur travail et s'approchent. D'autres figures de souffrance, sorties de l'ombre, se groupent derrière eux. Le noctambule pirouette de nouveau

LA LAITIÈRE
Où allez-vous?

LE NOCTAMBULE
Je vais vers les Amantes
que le Désir tourmente!
Je vais cherchant les coeurs
qu'oublia le bonheur.

montrant la ville

Là-bas glanant le Rire, ici semant l'Envie,
prêchant partout le droit de tous à la folie:
Je suis le Procureur de la grande Cité!
Ton humble serviteur… ou ton maître!

LA LAITIÈRE
le menaçant de son balai
Effronté!

Il s'enfuit en riant

LE NOCTAMBULE
Ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha!

Au coin de la rue, il heurte violemment le chiffonnier et disparaît

LE CHIFFONNIER
Hé! fait' attention! butor!

le chiffonnier chancelle et tombe

LE NOCTAMBULE
déjà loin
Je suis le Procureur de la grande Cité!

Le bricoleur s'avance vers le chiffonnier; il le débarrasse de sa hotte, puis le relève

LE CHIFFONNIER
à part
Ah!… je le connais… le misérable! ce n'est pas
la première fois qu'il se trouve sur mon chemin!

au bricoleur

Un soir, il y a longtemps, je m'en souviens
comme si c'était hier… ici, au même endroit,
il m'est apparu…

La plieuse fait un paquet de ses journaux et s'en va

hélas! il n'était pas seul ce jour-là…
une fillette lui donnait la main et souriait à sa chanson…
c'était ma fille!

dramatique

Je l'avais laissée là, au travail… il est venu,
il lui a soufflé à l'oreille ses tentations mauvaises…

douloureux

et la coquette l'a écouté… ell'l'a suivi… en s'enfuyant,
ell'm'a heurté… comme aujourd'hui… je suis tombé!
Ah! ah! ah! ah!

Il sanglote et se met au travail

LA GLANEUSE, LA CHIFFONIERE
Pauvre homme!

LE BRICOLEUR
Bah! dans toutes les familles, c'est la même chose!
Moi, j'en avais trois, je n'ai pu les tenir!
Faut pas leur en vouloir si elles préfèr'
à notre vie d'enfer le paradis qui les appelle là-bas…

LA PETITE CHIFFONNIÈRE
à part
Est-c' que les bons lits,
les belles robes, comme le soleil,

elle tend les bras vers le soleil dont les premiers rayons éclairent la Butte

ne devraient pas être à tout le monde!

Scène Seconde

Deux gardiens de la paix traversent lentement la scène et s'approchent de la laitière. Le carrefour s'anime. Une balayeuse apparaît au fond et s'avance vers le groupe

PREMIER GARDIEN
à la laitière
Belle journée!

LA LAITIÈRE
Voici le printemps.

PREMIER GARDIEN
La saison des amours…

LA LAITIÈRE
Pour ceux qui ont vingt ans!

DEUXIÈME GARDIEN
Bah! chacun son tour…

LA LAITIÈRE
J'attends encore le mien!

PREMIER GARDIEN
Vous n'avez jamais aimé?

Un gavroche s'approche de l'éventaire et se chauffe les mains au fourneau

LA LAITIÈRE
simplement
Je n'ai pas eu le temps!

Les gardiens rient

LA GAVROCHE
à la laitière
Un p'tit noir?

LA BALAYEUSE
fanfaronne
Moi, j'ai eu ch'vaux et voitures…
Y a vingt ans

triomphante

j'étais la reine de Paris!

comique

quell' dégringolade! hein? mais je ne regrette rien…
je me suis tant amusée…

sentimentale

Ah! la belle vie! le joyeux, le tendre,
l'inoubliable paradis!

Le gavroche, qui l'a écoutée, hausse les épaules, puis s'approche d'elle, la tire par la manche

LE GAVROCHE
avec une naïveté feinte
Dites: donnez-moi l'adresse…

LA BALAYEUSE
Quelle adresse?

LE GAVROCHE
goguenard
L'adresse… de vot' paradis!

LA BALAYEUSE
Mais, mon petit,

montrant la ville, tendre

c'est Paris!

LE GAVROCHE
jouant l'étonnement
Paris…

il regarde la ville

c'est étonnant! depuis que j'suis au monde
j'm'en étais pas encore aperçu!

PREMIER GARDIEN
bourru
Allons, circule!

LE GAVROCHE
narquois, froidement
De quoi… on n'peut pas s'instruire?…

PREMIER GARDIEN
brutal
Va travailler!

Il le pousse. Le gavroche immobile, toise le gardien, puis d'une pirouette nonchalante il lui tourne le dos et s'en va lentement arrivé au coin de la rue, il se retourne

LE GAVROCHE
criant, ses mains en porte-voix
Y en a donc que pour les femm's, dans vot' paradis!

geste menaçant des gardiens; le gamin s'enfuit; les gardiens s'éloignent du même côté. La petite chiffonnière s'en va d'un autre côté, courbée sous le poids d'un sac de chiffons. La balayeuse reprend son travail et disparaît dans la rue voisine. La glaneuse s'approche de la laitière

LA PETITE CHIFFONNIÈRE
avec amertume
Y en a qu'pour les femmes!…

Le chiffonnier et le bricoleur montent l'escalier. Julien paraît au fond de la scène; il fait un geste à ses amis

Scène Troisième

Les bohèmes paraissent en haut de l'escalier et s'avancent, comiquement, avec des allures de conspirateurs

LE PEINTRE
à Julien
C'est ici?

LE SCULPTEUR
C'est là qu'elle travaille?

la glaneuse s'éloigne

JULIEN
indiquant la maison
Sa mère l'accompagnera jusqu'à cette porte…
sitôt disparue, je m'élance… je rattrape Louise…

rageusement

et, si ses parents refusent…

LE PEINTRE
Tu l'enlèves!

Julien approuve

TOUS
entourant Julien
Bravo! bravo! bravo!

LE CHANSONNIER
Mais, consentira-t-elle?

JULIEN
Je la déciderai!

Ils se répandent sur la place: à droite, le sculpteur, le peintre et le jeune poète; à gauche, Julien, l'étudiant, les philosophes et le chansonnier. Les autres inspectent silencieusement les alentours

LE PEINTRE
à Julien
Nous en ferons notre Muse!

LE SCULPTEUR
au poète
Le coin est joli…

LE CHANSONNIER
à Julien
Muse des Bohèmes!

LE PEINTRE
au sculpteur
Un vrai carrefour à sérénades…

PREMIER PHILOSOPHE
avec dédain
Une muse?

LE SCULPTEUR
au peintre
Nous aurions dû prendre nos instruments…

LE CHANSONNIER
au philosophe
On la couronnera!

Des têtes de bonnes paraissent aux fenêtres de la maison

LE SCULPTEUR
Nous reviendrons.

PREMIER PHILOSOPHE
Les Muses sont mortes!

LE CHANSONNIER
enthousiaste
On les ressuscitera!

LE PEINTRE
lorgnant les fenêtres
Les jolies filles!

LE SCULPTEUR
Mesdemoiselles?

LE CHANSONNIER
Elles sont charmantes!

LE JEUNE POETE
Ravissantes!

D'autres têtes paraissent à d'autres fenêtres. Les bohèmes envoient des baisers et saluent; d'autres font les clowns. Le chansonnier, grattant sa canne ainsi qu'une guitare, se met en évidence. À l'écart dissertent les philosophes

LE CHANSONNIER
Enfants de la bohème,
Nous aimons qui nous aime!
Toujours gais et pimpants,
Les femm's nous trouvent séduisants…

DEUXIEME PHILOSOPHE
à l'autre
Pourquoi refuseraient-ils?

LE CHANSONNIER
Quoiqu' sans argents!

PREMIER PHILOSOPHE
Ils préfèrent sans doute
en faire la femme d'un bourgeois!

LE CHANSONNIER
Presqu' indigents!

DEUXIEME PHILOSOPHE
ironique
Mais, les ouvriers méprisent les bourgeois!

PREMIER PHILOSOPHE
Ah! ah! tu crois ça!

LE CHANSONNIER
Mais nous somm's très intelligents!

Cris et bravos; des fenêtres on jette des sous. Les bohèmes saluent ironiquement

LE PEINTRE
saluant
Aimez-vous la peinture?

LE SCULPTEUR
de même
La sculpture?

LE CHANSONNIER
de même
La musique?

LE JEUNE POETE
Je suis un grand poète!

PREMIER PHILOSOPHE
Mon cher, l'idéal des ouvriers
c'est d'être des bourgeois.

tous approuvent

le désir des bourgeois:
être des grands seigneurs…

nouvelle approbation plus nourrie. Ironique

et le rêve des grands seigneurs:

attention générale ironique. Emphatique

devenir des artistes!

rires

LE PEINTRE
Et le rêve des artistes!

PREMIER PHILOSOPHE
avec emphase
Être des dieux!

TOUS
Bravo!

LES BOHÈMES
Oui, des dieux!

L'APPRENTI
traversant la scène, passant dans le fond
Allez donc travailler, tas d'feignants!

Les bohèmes esquissent une poursuite, puis ils descendent l'escalier en chantant. Le philosophe, le chansonnier, le peintre et l'étudiant vont dire adieu à Julien

LES BOHÈMES
Enfants de la bohème,
Nous aimons qui nous aime.
Toujours gais et pimpants,
les femm's nous trouvent séduisants…

JULIEN
à ses amis, fiévreusement
Voici l'heure, laissez-moi.

LES BOHÈMES
Quoiqu' sans argents!

LE PREMIER PHILOSOPHE
à Julien
Allons, bonne chance…

LE CHANSONNIER
l'excitant
Enlève la redoute!…

LES BOHÈMES
déjà loin
Presqu'indigents!

LE PEINTRE
avec mystère
Sois éloquent!

L'ETUDIANT
donnant une accolade à Julien
A tout à l'heure…

ils s'éloignent

LES BOHÈMES
très loin
Mais nous somm's très intelligents!

cris lointains des bohèmes

Scène Quatrième

JULIEN
dans une agitation douloureuse
Elle va paraître, ma joie, mon tourment, ma vie!
Voudra-t-elle me suivre?
Voudra-t-elle qu'aujourd'hui
notre amour soit vainqueur!
Que dois-je lui dire? Comment la décider?

avec angoisse

Qui viendrait à mon aide?…

LA REMPAILLEUSE
lointaine
La caneus', racc'modeus' de chais's!…

Julien fait un geste de surprise

MARCHAND DE CHIFFONS
lointain
Marchand d'chiffons,
ferraille à vendr'!…

Il écoute avec émoi croissant; les chants qui se rapprochent

LA REMPAILLEUSE
plus près
la caneus', racc'modeus' de chais's!…

LA MARCHANDE D'ARTICHAUTS
lointaine
artichauts, des gros artichauts!

LE MARCHAND DE CAROTTES
v'là d'la carott', elle est bell',
v'là d'la carott'! d'la carott'!

LA MARCHANDE D'ARTICHAUTS
A la tendress', la verduress'!

LE MARCHAND DE CAROTTES
très loin
D'la carott'!

LA MARCHANDE DE MOURON
près de la scène
Mouron pour les p'tits oiseaux!

LA MARCHANDE D'ARTICHAUTS
se rapprochant
Et à un sou, vert et tendre,
et à un sou!

flûte du chevrier lointain

LA MARCHANDE DE MOURON
près de la scène
Mouron pour les p'tits oiseaux!

LA MARCHANDE D'ARTICHAUTS
En v'là des gros, des bien beaux!

MARCHANDS DE TONNEAUX
Tonneaux, tonneaux,
v'la l'marchand d'tonneaux!

MARCHANDS DE BALAIS
Ach'tez des balais, v'la l'marchand d'balais;
c'est papa, qui les fait, c'est maman qui les vend,
c'est moi qui mang' l'argent!

MARCHANDS DE POMMES DE TERRES
Pomm's terr', pomm's terr', oh les pomm's terre,
au boisseau, trois sous l'quart,
c'est d'la holland'!

MARCHANDS DE POIS VERTS
Pois verts, pois verts,
dix sous l'boisseau!

JULIEN
avec enthousiasme
Ah! chanson de Paris,
où vibre et palpite mon âme!

MARCHANDS ET MARCHANDES
lointain
Pois verts! pois verts!

JULIEN
Naïf et vieux refrain du faubourg qui s'éveille,
aube sonore qui réjouit mon oreille!
Cris de Paris… voix de la rue:
Êtes-vous le chant de victoire
de notre amour triomphant?…

Des ouvrières paraissent au fond. Julien se cache sous le hangar, épiant, anxieux

Scène Cinquième

BLANCHE
Bonjour!

MARGUERITE
Bonjour!

BLANCHE
Comment vas-tu?

Elles disparaissent à l'entrée de la maison. Une autre paraît faisant un geste à une quatrième qui s'avance

SUZANNE
Nous sommes en avance?

GERTRUDE
Il est huit heures…

SUZANNE
Ah!

Elles entrent dans la maison. Deux autres s'avancent en caquetant

IRMA
Eh! bien, tu t'es amusée, hier?

CAMILLE
Ah! c'que j'ai ri!

IRMA
Tu sais… le grand Léon…

elle lui parle à l'oreille

CAMILLE
Vrai?

IRMA
En mariage, ma chère!

elles disparaissent

JULIEN
Viendra-t-elle?

impatient, il sort de sa cachette; trois ouvrières entrent et le regardent gesticuler

L'APPRENTIE
riant
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!

ÉLISE
Qu'il est beau!

MADELEINE
Eh! l'artiste!

L'APPRENTIE
Il attend sa belle!

MADELEINE, MARGUERITE
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!

L'APPRENTIE, MADELEINE, MARGUERITE
C'te tête!

Elles s'enfuient en riant. Julien les regarde entrer dans la maison, il reste pensif, puis il va vers la rue. Julien, apercevant enfin Louise et sa mère, manifeste sa joie; il revient en courant, va se cacher dans le hangar et guette. Étonné de ne pas les voir, il regarde; il les aperçoit et se dissimule vivement

Scène Sixième

La mère et Louise entrent; elles s'avancent lentement; elles s'arrêtent

LA MÈRE
bougonnant
Pourquoi te retourner? Il nous suit, sans doute… suffit!
Je d'mand'rai à ton père
que dorénavant tu travailles chez nous.

Louise lève les yeux au ciel. Mimique de Julien qui, n'y pouvant tenir, se montre à Louise

Ah! t'as beau faire les gros yeux!…

Louise, voyant Julien, porte la main sur son coeur

On changera ta mauvaise tête,
Il faudra bien que Louise
reste une fille honnête!…
Allons, au revoir!

Louise, froidement, lui tend la joue; la mère l'embrasse avec tendresse. Louise entre dans la maison, la mère s'éloigne lentement, surveille un instant les fenêtres de l'atelier; arrivée près de la rue, elle guette de tous côtés, méfiante, puis disparaît. Julien se risque timidement, s'enhardit, hésite, puis s'élance dans la maison

MARCHAND DE LA RUE
lointain
V'là d'la carotte elle est bell'!
V'là d'la carott'! d'la carott'! d'la carott'!

Scène Septième

Julien reparaît, entraînant Louise

LOUISE
affolée, se débattant
Laissez-moi… ah! de grâce!

Julien l'entraîne dans le hangar

JULIEN
Alors, ils ont refusé?

Louise se débat et veut fuir

LOUISE
Je vous en prie! si ma mère revenait…

JULIEN
Ils ont refusé?

LOUISE
Vous me faites mourir de peur!

JULIEN
Et tu supportes cette chose! tu ne te révoltes pas?

LOUISE
Que puis-je faire?

JULIEN
Tu le demandes!

LOUISE
Ils sont les maîtres!

JULIEN
Pourquoi, les maîtres?
Parce qu'ils t'on fait naître, se croient-ils le droit
d'emprisonner ta jeunesse adorable?

LOUISE
Julien!…

JULIEN
D'asservir ta vie!

LOUISE
suppliante
Ah! par pitié!

JULIEN
De la murer pour leur plaisir!

LOUISE
Laissez-moi partir!

JULIEN
Ta volonté, désormais, est celle d'une femme
et vaut la leur: tu es femme, tu peux, tu dois vouloir!

LOUISE
ne sachant que répondre
Ah! je vais être en retard…

suppliante

laissez-moi partir.

Julien, fâché de son indifférence, la laisse partir. Elle fait quelques pas, puis revient, souriante, espiègle

JULIEN
Tu ne m'aimes plus!

LOUISE
naïvement
Ce n'est pas vrai!

Les cris de la rue reparaissent, lointains

JULIEN
Si tu m'aimais, oublierais-tu ta promesse?

Louise, troublée, se détourne

UNE MARCHANDE DE LA RUE
lointaine
V'là du cresson d'fontain', la santé du corps!

JULIEN
Écrivez encore à mon père, s'il refuse votre demande
je promets de fuir avec vous.

UNE MARCHANDE
lointaine
Mouron pour les p'tits oiseaux!

UN MARCHAND
lointain
Pois verts! pois verts!

LOUISE
presque parlé
Ah! si je pouvais…

flûte du chevrier

si mon père…

JULIEN
Ton père te pardonnerait!

LOUISE
Jamais!

JULIEN
Plus tard, quand ton bonheur…

LOUISE
Mon abandon le tuerait et je l'aime mon père,
autant que je t'aime…

JULIEN
la serrant dans ses bras
Ah!… ah! Louise, si tu m'aimes,
partons de suite au Pays

montrant la Butte ensoleillée

où vivent libres les Amants!
Viens, je te choierai tant, et toute ta vie!

De la rue voisine viennent des cris et des rires

Viens vers la Joie, le Plaisir!

Entendant des rires, Louise, troublée, veut fuir, Julien la retient. Quatre ouvrières traversent la scène en riant et entrent dans la maison

JULIEN
plus pressant
Si tu m'aimes, Louise, Viens, fuyons de suite,
si tu m'aimes, n'attends pas plus longtemps!
Tiens ta promesse dès maintenant, Louise! Louise!

il veut l'entraîner

LOUISE
éperdue, se débattant
Julien!

JULIEN
Viens!

LOUISE
Ah! je deviens folle…

JULIEN
Vers le plaisir!…

LOUISE
affolée
Je ne sais que faire… laissez-moi partir!
Demain… plus tard…

avec tendresse

Je serai ta femme! Julien!. mon bien-aimé!…

Flûte lointaine du chevrier. Louise se jette à son cou, ils s'embrassent; puis Louise se dégage et s'éloigne vers la maison; sur le seuil de la porte, elle envoie un baiser. Julien répond avec tristesse. - Louise disparaît

Scène Huitième

UN MARCHAND D'HABITS
descendant l'escalier
Marchand d'habits!…
Avez-vous des habits à vendr'?

il interroge les fenêtres

Marchand d'habits!…

il se tourne de l'autre côté

avez-vous des habits à vendr'?

Mélancoliquement il s'éloigne. Julien, accablé, s'achemine tristement vers la Ville

Marchand d'habits!…
Avez-vous des habits à vendr'?

Julien, sur le seuil de l'escalier, près de la rue, fait un dernier geste de désespoir, descend lentement et disparaît. Le rideau tombe très lentement

MARCHANDE DE MOURON
Enfant. Très loin
Mouron pour les p'tits oiseaux!…

flûte du chevrier

MARCHANDE D'ARTICHAUTS
très lointaine
A la tendress'

s'éloignant

la verduress'!…

Interlude

Deuxième Tableau

Rideau. Rire des ouvrières. Un atelier de couture; les ouvrières, autour des tables, travaillent en caquetant et chantant; quelques-unes bavardent; près du mannequin, deux ouvrières plissent une jupe; l'apprentie, couchée à terre, ramasse les épingles; une ouvrière travaille à la machine. Louise, un peu séparée des autres, garde le silence. Durant les conversations, des ouvrières chantent

Scène Première

Première table côté jardin: Irma, Camille, 4 coryphées; deuxième table: Blanche, Madeleine, puis Élise et Suzanne, 2 coryphées; troisième table: Louise, Gertrude, Marguerite; près du mannequin: Suzanne, Élise; l'apprentie, la première, la mécaniceienne; autres tables: jeunes et vieilles ouvrières

La la la la la la la la

SUZANNE
près du mannequin, faisant les plis d'une jupe
C'est énervant! je n'peux pas y arriver…

L'APPRENTIE
accroupie devant la table; à Gertrude
Passez-moi vos ciseaux…

JEUNES OUVRIERES
La la la la la la la la

GERTRUDE
Gertrude doit avoir les cheveux gris et jouer en vieille fille sentimentale et prétentieuse
Et les tiens?

ÉLISE
Quell' mauvaise étoffe!

L'APPRENTIE
perdus!…

ÉLISE
Les plis n'marquent pas…

GERTRUDE
J'en ai assez d'les prêter.

L'APPRENTIE
Un'minute?

Élise prend la jupe, la montre à la première, puis va s'asseoir à la deuxième table

GERTRUDE
Tu n'as qu'à t'en payer!

Elle se lève et va essayer un corsage sur le mannequin

JEUNES OUVRIERES
La la la la la la la la !

IRMA
Moi, j'ai vu «l'Pré aux Clércs et Mignon»

Blanche se lève et va causer à Marguerite

CAMILLE
Moi, j'ai vu Manon.

BLANCHE
à Marguerite, à mi-voix
Voudrais-tu m'montrer à baleiner?

IRMA
Cest beau?

CAMILLE
Très beau, surtout quand ell' meurt.

JEUNES OUVRIERES
La la la la la la la la!…

GERTRUDE
avec impatience
J'peux pas arriver à finir c'corsage!

MARGUERITE
à Blanche
Tu prends ton ruban comm' ceci…

GERTRUDE
Sur l'mann'quin, c'est bien,
mais sur la femme!

MARGUERITE
Tu commenc's par en bas,
tu l'fais sout'nir très peu…

IRMA
C'est pour qui?

JEUNES OUVRIERES
La la la la la la la!…

GERTRUDE
Pour la duchesse…

CAMILLE
moqueuse
En effet, j'vois ça d'ici!

Élise va s'asseoir près de Blanche à la deuxièmee table

GERTRUDE
riant
Faut lui mett' du crin sous les bras…

CAMILLE
riant
Faut lui fair' des hanches…

IRMA
riant
Un vrai rembourrage, quoi!

L'APPRENTIE
en gavroche
C'qui y a des clientes, tout d'même!

Rires

Ah! ah! ah! ah! ah!…

Blanche reprend sa place

OUVRIERES, IRMA, CAMILLE
La la la la la!…

BLANCHE
à Irma
Moi, j'vais m'faire une robe pour le Grand Prix…

LA PREMIERE
à Louise
N'oubliez pas le sachet d'héliotrope?…

BLANCHE
J'ai vu un modèl', ma chère

la dispute, bien en dehors

ÉLISE
à Suzanne qui lui donne des conseils
Ah! laiss'-moi tranquille, tu m'ennuies!

VIEILLES OUVRIERES
La la la la la la la la!…

SUZANNE
C'est pas comm' ça qu'on s'y prend…

ÉLISE
Tu veux toujours en savoir plus qu'les autres!

SUZANNE
P'tite imbécile! tu n'vois pas qu'ça craqu' sous l'aiguille?

ÉLISE
Oh! la! la! quel cauch'mar!

SUZANNE
T'en as un caractère!

ÉLISE
Tu n't'es pas r'gardée!

SUZANNE
Va donc hé! bouffie!

JEUNES ET VIEILLES OUVRIERES
La la la la la la la!…

Élise lance une pelote à la tête de Suzanne; les autres s'interposent. Toutes rient avec éclats. La première se lève

LA PREMIERE
Mesd'moiselles, un peu d'silence…
nous n'sommes pas au marché…

Silence relatif. La première va causer avec Gertrude. Geste de Louise, songeant à Julien

CAMILLE
bas à ses voisines
Voyez Louise, quell' drôl' de tête elle fait aujourd'hui…

ÉLISE, SUZANNE
C'est vrai!

IRMA
C'est vrai! on dirait qu'elle a pleuré.

GERTRUDE
Elle a peut-être des ennuis de famille…

CAMILLE
Ses parents sont très durs pour elle…

Les ouvrières se groupent et jettent des regards sur Louise qui semble ne rien voir

IRMA
Ell' n'a pas la vie belle…

CAMILLE
Sa mèr' la frappe encore…

BLANCHE, SUZANNE
indignées
Ah!

ÉLISE
Ce n'est pas moi qui me laisserais battre!

SUZANNE
Moi non plus!

BLANCHE
Et moi, c'que j'les plaqu'rais!

L'APPRENTIE
Moi, quand le pèr' veut m' battre, j'lui dis:
cogn' sur maman,

emphatique

y a plus d'largeur!

rires. Louise baisse la tête, écoute, et reprend son attitude indifférente

IRMA
regardant ironiquement Louise
Non; je crois que Louise est amoureuse.

GERTRUDE
étonnée
Amoureuse! Louise…

elle rit

CAMILLE
Pourquoi Louise serait-ell' pas amoureuse?

ÉLISE
Amoureuse, Louise…

elle hausse les épaules

L'APPRENTIE
à part
Amoureuse!

SUZANNE, MADELEINE
Amoureuse!

GERTRUDE, MARGUERITE
Amoureuse!

BLANCHE, ÉLISE
Amoureuse!

IRMA, CAMILLE
Amoureuse!

BLANCHE, MARGUERITE, GERTRUDE, SUZANNE, MADELEINE, ÉLISE, IRMA, CAMILLE, BLANCHE
Louise, entends-tu? on dit que tu es amoureuse…

LOUISE
troublée
Moi?

IRMA, CAMILLE
Est-ce vrai?

LOUISE
avec colère
Vous êtes folles…

GERTRUDE
reprend sa place près de Louise
Un amoureux à ton âge, ce n'est pas un péché,
et tu peux l'avouer…
A moins que tu ne veuilles garder
le secret de tes aventures.

orgue de barbarie lointain

ÉLISE, SUZANNE
Louise, raconte-nous…

LOUISE
simplement
Je n'ai pas d'aventure.

GERTRUDE
avec un lyrisme comique contenu
Que c'est charmant une aventure!

Derrière elle, l'apprentie, avec des gestes de gavroche, mime ironiquement les paroles sentimentales de la chanson de la vieille fille

Un garçon de jolie figure qui vous aime
et vous le prouve à tout moment!
C'est le rêve d'or des jeunes filles…
rêve auquel on pense tout enfant.
Pour le baiser d'un jeune amant,

avec feu

je donnerais sans regret le restant de ma vie.

pâmée; orgue de barbarie lointain

CAMILLE
naivement
D'où vient ce sentiment
qui nous attire constamment vers les hommes?
D'où vient qu'à leur approche
nos coeurs chavirent?

pétulante

On a beau nous dire :

avec mystère

«Prenez garde»
Qu'apparaisse le prédestiné,
les scrupules s'envolent.
À son regard, on rougit;
à sa parole, on sourit;
dans l'enthousiasme du baiser,
on s'ouvre au dieu malin;
c'est un bonnet de plus
qu'on accroche au moulin

Rires étouffés. Peu à peu les ouvrières reprennent leur travail et causent à voix basse

L'APPRENTIE
agenouillée devant Louise
Louise, raconte-nous tes aventures…

LOUISE
avec impatience
Je n'ai pas d'aventure.

Louise hausse les épaules; l'apprentie, dépitée, s'éloigne en rampant sous les tables. Élise va s'asseoir auprès de Gertrude

IRMA
à ses voisines, langoureusement
Oh! moi quand je suis dans la rue,
tout mon etre prend comme feu;

ÉLISE
à Marguerite
C'est un beau brun…

IRMA
Sous les rayons ardents

MARGUERITE
Tu l'aimes?

IRMA
… des yeux qui me désirent,

ÉLISE
J'en suis toquée

IRMA
Je vais radieuse!

MARGUERITE
Grande folle!

Élise reprend sa place; Suzanne va ``essayer'' au mannequin

LA PREMIERE
à Madeleine
Voyez la longueur des manches

IRMA
Les frôlements, les appels,

GERTRUDE
Dieu, qu'il fait chaud! ouvrez la f'nêtre…

l'apprentie va ouvrir une fenêtre

BLANCHE
à Élise
C'est tordant!

IRMA
… les flatteries…

SUZANNE
à Madeleine
Tu viens avec moi, ce soir?

IRMA
… m'attisent et me grisent!

ÉLISE
Louise, chante-nous quelque chose?…

LA PREMIERE
à Marguerite
Laissez-la donc tranquille!…

IRMA
Il me semble…

L'APPRENTIE
à la mécanicienne
J'ai rendez-vous à huit heures…

IRMA
… être en voyage…

ÉLISE
à Blanche
Il t'a fait la cour?

IRMA
… alors…

LA PREMIERE
A qui l'corsage?

IRMA
… que paysages…

ÉLISE
C'est à moi.

IRMA
… et maisons tourbillonnent…

LA PREMIERE
Dépêchez-vous, il le faut pour ce soir.

IRMA
…en ronde folle autour du wagon!

SUZANNE, BLANCHE, ÉLISE, MADELEINE
riant bruyamment
ah! ah! ah! ah! ah!…

CAMILLE, GERTRUDE
Chut!

La première va dans la chambre voisine

L'APPRENTIE
Écoutez!

IRMA
L'apprentie, accroupie près d'Irma, l'écoute avec admiration
Une voix mystérieuse, prometteuse de bonheur,
parmi les bruissements de la rue amoureuse,
me poursuit et m'enjôle…
C'est la voix de Paris!
C'est l'appel au plaisir, à l'amour!
Et, peu à peu, l'ivresse me gagne…
dans un frisson délicieux, à tous les yeux,
je livre mes yeux.
Et mon coeur bat la campagne et succombe
aux désirs de tous les coeurs.

LES JEUNES OUVRIERES
C'est la voix de Paris…

LES VIEILLES OUVRIERES
Régalez-vous, mesdam's, voilà l'plaisir!

fanfare dans la coulisse

TOUTES
diversement
Ah! la musique!

Scène Seconde

Irma, Camille, Marguerite, Élise, Madeleine et l'apprentie vont aux fenêtres et regardent curieusement dans la cour

UNE VOIX
dans la coulisse, en colère, semblant marquer la mesure
Un!

BLANCHE
se levant et courant vers la fenêtre
Quell' drôl' de fanfare!

IRMA
Ils accompagn'nt un chanteur…

CAMILLE
Il est bien, c'lui-là.

SUZANNE
pouffant
Tu trouves!

ÉLISE
à Madeleine
On dirait l'artist' de tout à l'heure!

Élise, Madeleine, l'apprentie, croyant que Julien va chanter pour elles, se moquent de Camille qui le trouve à son goût; pendant la première partie de la sérénade, elles échangent des signes d'intelligence, envoient des baisers au chanteur et semblent très excitées

L'APPRENTIE
Il nous r'garde!

CAMILLE
Louise! viens voir… il est très bien.

L'APPRENTIE
Très bien!

Louise semble ne pas entendre. Guitare dans la coulisse

JULIEN
dans la coulisse
Dans la cité lointaine,
Au bleu pays d'espoir,
Je sais, loin de la peine,
Un joyeux reposoir,
Qui, pour fêter ma reine,
Se fleurit chaque soir.

LES OUVRIERES
Quelle jolie voix!
Quelle jolie voix!
Ah ma chère, quelle jolie voix!

LOUISE
à part
C'est lui! c'est Julien!

Camille vient prendre le bouquet qu'Irma a laissé sur la table pour le jeter au chanteur. Irma veut l'empêcher et la pousse. Suzanne se lève, tout en continuant à coudre, elle passe devant les tables, s'arrête près de la fenêtre, écoute, ravie, pâmée

JULIEN
Les fleurs du beau Domaine
S'avivent chaque soir;
Mais l'insensible reine
Dédaigne leur espoir;
Ne daigne s'émouvoir.

comme en ritornelle

Quand viendras-tu, dis-moi, la belle,
Au reposoir d'ivresse éternelle?
L'Aube t'appelle et te sourit, voici le jour!…
Veux-tu que je te mène en ce riant séjour,
A l'amour!

LES OUVRIERES
Bravo, bravo, bravo, bravo, bravo, bravo, bravo!

fanfare des bohèmes dans la coulisse

CAMILLE
ravie
Il va chanter encore!

LOUISE
Quel supplice! Quel affreux tourment!

JULIEN
Jadis tu me contais un magique voyage:
«Tous deux, me disais-tu, dès notre mariage,
libres, nous partirons au Pays adoré,
loin de ce monde où nous avons pleuré»
Voici le jour sacré de tenir ta promesse:
et l'heure du départ, l'heure d'allégresse,
l'heure sonne et carillonne et chante à ton coeur
les désirs de mon coeur!…
Quand partons-nous, dis-moi, la belle,
pour le pays d'ivresse éternelle?

LES OUVRIERES
mystérieusement
Quelle caresse!
Aux accents de sa tendresse, mon coeur s'abandonne…
Quelle jolie voix! ah! ah! ah!
Quelle ivresse! à ses accents mon coeur s'abandonne…
Quelle jolie voix! ah! ah! ah!
Ah quel doux chant de tendresse…
Quelle jolie voix! quelle jolie voix! ah! ah!
Ah!
Ah! quelle caresse! quel doux chant de tendresse!
Ah! ah! mon coeur s'abandonne!

CAMILLE
Comme il nous regarde!

IRMA
On dirait qu'il s'adresse à l'une de nous…

Élise fait à Madeleine un geste d'intelligence

L'APPRENTIE
C'est vrai!

LOUISE
à part
Pauvre Julien!

ÉLISE
Il n'a pas l'air content…

BLANCHE
Jetons-lui des sous!

CAMILLE
Et des baisers!

elles jettent des sous et envoient des baisers au chanteur

LOUISE
peut-être jalouse
Ah! j'aurais dû partir tout à l'heure

Julien gratte avec rage les cordes de sa guitare

GERTRUDE
Qu'est-c' qu'il a?

L'APRENTIE
Il devient fou?

Rires. Louise se lève, frémissante, puis se rassied. A partir de ce moment, les ouvrières trouvant la chanson moins jolie, ennuyeuse même, échangent des gestes de lassitude, de moquerie. Élise et Madeleine, déçues dans leur espoir, raillent et sifflent impitoyablement le chanteur

JULIEN
avec émotion
Si ton âme, oubliant les serments d'autrefois,
S'est détournée de moi;
Si tes voeux sont de vivre sans lumière et sans joie…

GERTRUDE
Que chante-t-il?

ÉLISE
C'est assommant!

JULIEN
… coeur infidèle…

MADELEINE
riant
Ah! ah! ah!…

JULIEN
avec emphase
… va plus loin battre de l'aile

ÉLISE
agacée
Ah!

CAMILLE
Il nous ennuie!

GERTRUDE
geignant, avec ennuie
Ah!

JULIEN
Moi, le renonce à vivre:
car la vie est sans excuse
quand l'adorée, la seule aimée,
à mes appels se refuse!

BLANCHE, MARGUERITE
Ah!

ÉLISE
Dieu, qu'il m'énerve!

SUZANNE, MADELEINE
Que chante-t-il?

IRMA, CAMILLE
A-t-il bientôt fini?

GERTRUDE
C'est rasant!

BLANCHE, MARGUERITE
C'est assommant!

LES OUVRIERES
riant
Ah! ah! ah! ah! ah!

ÉLISE, SUZANNE, MADELEINE
criant
Une autre!

L'APPRENTIE
criant
Une autre!

IRMA, CAMILLE, GERTRUDE
criant
Une autre!

BLANCHEs, MARGUERITE,
ÉLISE, SUZANNE, MADELEINE
criant
Une autre!

TOUTES
auf Louise
Une autre!

Durant cette dernière strophe, Louise se lève, frémissante. L'apprentie, juchée sur une chaise, fait la manivelle avec le coin de son tablier roulé imitant comiquement le jouer d'orgue

JULIEN
Le temps passe et tu ne réponds pas…

ÉLISE
Ah! quel malheur!

JULIEN
Je ne sais plus que te dire!…

GERTRUDE
Pauvre petit!

JULIEN
Faut-il que tu m'aies menti jadis!…

SUZANNE
Quel raseur!

L'APPRENTIE
Oh! la! la! quell' scie!

ÉLISE
Va chez l'coiffeur!

JULIEN
Faut-il que tu m'aies menti!

LES JEUNES OUVRIERES
criant
Menti!

LES VIEILLES OUVRIERES
A-t-il bientôt fini?

L'apprentie court ramasser des chiffons et les jette dans la cour

JULIEN
Sois maudite!
Fille sans coeur!
Ame sans foi!

IRMA, CAMILLE
riant
Ah! ah! ah!…

JULIEN
Assez! assez!

lui répondant par la fenêtre

Fille sans coeur!
Ame sans foi!

GERTRUDE
riant
Ah! ah! ah!…
J'en pleure! c'est tordant!
Quell' scie!

criant

Ferme ça

BLANCHE, MARGUERITE
riant
Ah! ah! ah! ah! ah!
C'te tête! quel type!
Voyez-le donc… il est fou! il est fou!

criant

Music!

ÉLISE
riant
Ah! ah! ah! ah! ah!
Il est fou! il est saoûl!

Élise ramasse des chiffons et les jette dans le cour

A Charenton! quel cauch'mar! oh! la, la!

SUZANNE
riant
Ah! ah! ah! ah! ah!
Il est saoûl! il est fou!
Quel crampon! il est saoûl! il est saoûl!

criant

Music!

MADELEINE
riant
Ah! ah! ah! ah! ah!
Assez! quell' scie!
Quel crampon! il est saoûl! il est saoûl!

criant

Music!

L'APPRENTIE
criant, les mains en porte-voix
Ta bouche!
Il est fou!

faisant des gestes à la fenêtre

Music!

LES JEUNES OUVRIERES
ironiquement
Bravo! bravo! bravo!

imitant le chanteur

Fille sans coeur!
Ame sans foi!

LES VIEILLES OUVRIERES
criant
Assez! assez! assez!

cri plaintif

Ah!
A-t-il bientôt fini!

Élise et Camille se rasseyent

IRMA, CAMILLE, ÉLISE, L'APPRENTIE, JEUNES OUVRIERES
criant
Music!

TOUTES
criant
Music!
Music!
Music!

Les musiciens de la cour obéissent et jouent. Charivari. Les ouvrières dansent et chahutent. Louise se lève. Son visage exprime l'angoisse; elle hésite un moment, puis elle va prendre son chapeau et se dispose à sortir

IRMA, CAMILLE, ÉLISE, SUZANNE
La la la la la la la la
La la la la

LES AUTRES OUVRIERES
La la la la la la la
La la la la

TOUTES
rires
Ah! ah! ah! ah! ah!…

GERTRUDE
s'apercevant du trouble de Louise; à Louise
Louise, qu'avez-vous? Êtes-vous souffrante?

d'autres ouvrières s'approchent

L'APPRENTIE
regardant par la fenêtre
Il s'en va!

LOUISE
avec embarras
Oui… je ne suis pas bien…
J'étouffe… je suis tout étourdie…

Elle se lève, fiévreuse

Je ne puis rester!

CAMILLE
Tu veux partir?

Louise, indécise, semble écouter au loin

LOUISE
décidée
Oui, je préfèr' rentrer chez nous.

à Gertrude

Vous direz à Madame que j'ai dû m'en aller…

Elle prend son chapeau et va vers la porte. Quelques ouvrières l'entourent

IRMA
affectueusement
Louise, qu'as-tu?

Louise, embarrassée, ne sait que répondre

CAMILLE
de même
Tu souffres?

IRMA
Veux-tu que je t'accompagne?

LOUISE
Non, laissez-moi…

elle ouvre la porte; bas avec effort

Adieu!

Elle disparaît. La fanfare s'éloigne. Les ouvrières, étonnées, se regardent

Scène Troisième

ÉLISE
Qu'est-c' qui lui prend?

CAMILLE
Qu'est-c' que ça veut dire?

IRMA
prenant la défense de Louise
Elle était malade!

SUZANNE
ironique
Comm' vous et moi!

L'APPRENTIE
criant
C'est la faute au chanteur!

ÉLISE, SUZANNE, MADELEINE
Voyons!

IRMA, BLANCHE, MARGUERITE
Voyons!

Elles se précipitent aux fenêtres

CAMILLE
La voici!

GERTRUDE
restée assise; criant
Eh bien! que fait-elle?

ÉLISE, SUZANNE
Parfait!

IRMA, CAMILLE
C'est bien ça!

Les ouvrières restées assises, se lèvent et courent aux fenêtres

TOUTES
avec stupéfaction
Ah!…

Gertrude et la première joignent les mains avec épouvante

L'APPRENTIE
avec transport, criant
Ils part'nt en prom'nade!

Elle se roule à terre

TOUTES
riant aux éclats
Ah! ah! ah!

Rideau vivement
最終更新:2022年01月15日 10:40