ACTE III


Prélude: Vers la cité lointaine…

(Un jardinet au faîte de la butte Montmartre. A gauche, une petite maison sans étage, avec perron et vestibule découvert. A côté de la maison, à l'avant-scène, un mur coupé d'une petite porte. A droite, des échafaudages. Au fond, une haie; entre la haie et les échafaudages, une porte à claire-voie. Un sentier extérieur côtoie la haie; au-delà s'étagent les toits des maisons voisines. Panorama de Paris. Le crépuscule est imminent)

Scène Première

(Au lever du rideau, Julien, assis, un livre à la main, près de la maison, semble plongé dans une méditation heureuse. Accoudée sur la rampe du perron, Louise, souriante, le regarde amoureusement, puis s'approche)

▼LOUISE▲
Depuis le jour où je me suis donnée,
toute fleurie semble ma destinée.
Je crois rêver sous un ciel de féerie,
l'âme encore grisée de ton premier baiser!

▼JULIEN▲
Louise!

▼LOUISE▲
Quelle belle vie! Mon rêve n'était pas un rêve!
Ah! Je suis heureuse!
L'amour étend sur moi ses ailes!
Au jardin de mon coeur chante une joie nouvelle!
Tout vibre, tout se réjouit de mon triomphe!
Autour de moi tout est sourire, lumière et joie!
Et je tremble délicieusement
au souvenir charmant
du premier jour
d'amour!
Quelle belle vie!
Ah! je suis heureuse! trop heureuse…
Et je tremble délicieusement
au souvenir charmant
du premier jour
d'amour!

▼JULIEN▲
Louise est heureuse?

▼LOUISE▲
(se jetant dans ses bras)
Trop heureuse!

▼JULIEN▲
(avec tendresse)
Tu ne regrettes rien?

▼LOUISE▲
Rien!… Que puis-je regretter?

(simplement)

A l'atelier, parmi mes compagnes,
j'étais une étrangère, personne ne me comprenait
et personne ne m'aimait.

(sans acrimonie)

Chez nous, mon père me traitait toujours en petite fille.

(enfantement, avec rancune)

Et la mère: Qui aime bien, châtie bien
Ne perdait pas son temps avec moi!
C'était à tout moment, à propos de rien,
des rebuffades, des attrapades:

(gamine)

Pan! Pan! «ça t'apprendra!»
Pan! Pan! Attrap' «celle-là!»
«Mais ma mère!»
«Vas-tu te taire?»
«Je n'ai rien fait!»
«P'tite effrontée!»
«Pan! Pan! Pan! Pan! Pan! Pan!»

▼JULIEN▲
(riant)
Ah! Ah! Ah! Ah!

▼LOUISE▲
(sérieuse)
Et mon père la laissait faire…
Il m'aimait bien pourtant, mon pauvre père!…
Mais il croyait tout ce qu'inventait la jalouse:
elle avait fait de toi un tel portrait,
critiquant ta conduite, ton métier,
que mon père ne pouvait croire
qu'il me fût possible de t'aimer.

▼JULIEN▲
(moqueur)
La mère La Routine,
le père Préjugé devaient bien s'entendre!

▼LOUISE▲
(imitant son père, sans trop de moquerie)
«A ton âge, disait-il, on voit tout beau, tout rose;
prendre un mari, c'est choisir une poupée»…

▼JULIEN▲
(souriant)
Une poupée?

▼LOUISE▲
«Malheureusement, ces poupées-là, ma fille, vous font parfois pleurer bien des larmes»

▼JULIEN▲
(riant)
Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!

(ironique, sans éclat)

Les parents voudraient qu'on restât le marmot
dont la pensée sommeille à l'ombre de leur volonté!
Il fallait lui répondre, gentiment:
«Les poupées d'amour ne sont pas toutes méchantes»…

▼LOUISE▲
«Comment veux-tu la choisir?» Disait mon père…

▼JULIEN▲
Avec mon coeur!

▼LOUISE▲
(continuant l'imitation)
«C'est un bien mauvais juge»

▼JULIEN▲
(avec impatience)
Pourquoi donc?

▼LOUISE▲
(souriante, ironique)
«Qui dit amoureux, toujours dit: aveugle»

▼JULIEN▲
(s'exaltant, mais sans colère)
Aveugle lui-même, d'avoir méconnu
la souveraineté de l'amour!…
Et d'oser réclamer pour lui
le droit d'élire le maître de ta destinée!…

▼LOUISE▲
(imitant les gestes paternels, sans moquerie)
«C'est le droit de la vieillesse!
Le droit de la sagesse!

(emphatique)

Le droit de l'expérience!»

▼JULIEN▲
(impétueux)
L'expérience! Ha! Ha! Ha! L'expérience!
C'est à dire la Routine, la Tradition,
toute l'oppression des préjugés stupides!

(à Louise, avec âpreté, d'une voix sifflante)

L'expérience qui voudrait Dieu lui-même en servage!
L'expérience: lâche et tyrannique servante
de l'Envie qui se dresse à l'entrée de la vie!

(véhément)

Les juvéniles chevauchées des passions!
Tout l'idéal, tout l'amour, le vouloir, le génie, honnis,
traqués, comme on traque l'ignominie!
O la misérable! O l'odieuse!
L'infâme, l'hypocrite, l'inféconde expérience!

▼LOUISE▲
(simplement)
Ainsi tout enfant a le droit de choisir lui-même
le chemin du bonheur?

▼JULIEN▲
(avec conviction et grandeur, sans emphase)
Tout être a le droit d'être libre!
Tout coeur a le devoir d'aimer!
Malheur à celui qui voudrait garrotter
l'originale et fière volonté d'une âme
qui s'éveille et qui réclame sa part de soleil,
sa part d'amour!

(Le soir tombe. Les dernières lueurs du couchant dorent la ville)

▼LOUISE▲
(avec une émotion grandissante)
Les désirs de nos coeurs peuvent-ils sans remords
briser d'autres coeurs?…

▼JULIEN▲
(farouche)
L'égoïsme appelle l'égoïsme!

▼LOUISE▲
L'amour des parents n'est-il donc que de l'égoïsme?

▼JULIEN▲
Rien qu'égoïsme!

▼LOUISE▲
Et mon père lui-même?…

▼JULIEN▲
(s'emballant)
Un égoïste plus aveugle que les autres!

(Louise fait un geste de reproche. Julien, regrettant ses paroles, s'approche d'elle et l'entraîne doucement vers le fond du jardin)

▼JULIEN▲
(caressant)
Jolie! Tu regrettes d'être venue?

(il l'attire contre lui, avec tendresse, et lui montre la ville)

De Paris tout en fête, entends monter la joyeuse,
l'attrayante chanson!
C'est pour toi, petite muse,
que la ville cette nuit s'amuse!

(avec câlinerie)

Hors Paris, Louise ne serait pas Louise!
Paris sans toi ne serait point Paris!
Mignon symbole de la grande cité,
je t'aime en elle et je l'adore en ta beauté!

▼LOUISE▲
(extasiée)
O l'attirante, la chère musique de la grande Ville!

▼JULIEN▲
(enthousiaste)
La Ville m'a donné la Fille…

▼LOUISE▲
(gagnée par l'enthousiasme)
L'amour de la Fille te donnera la Ville!

▼JULIEN▲
Oui, tous deux nous marcherons
à la conquête de la Cité merveilleuse!

▼LOUISE▲
Ta gloire aura mes yeux pour étoiles!

▼JULIEN▲
Par ton amour, j'aurai la victoire!

▼LOUISE▲
Paris!

▼JULIEN▲
Paris!

▼LOUISE▲
Paris!

▼JULIEN▲
Paris!

▼LOUISE, JULIEN▲
Paris! Paris! Cité de force et de lumière!
Paris! Paris! Paris! Splendeur première!

(Louise et Julien, aux bras l'un de l'autre, invoquent la Ville immense)

Paris! Paris! O Paris!

(La nuit est venue, la Ville peu à peu se revêt de lumières)

Cité de joie! Cité d'amour!
Sois douce à nos amours!

(ils s'agenouillent)

Protège tes enfants!

(dramatique)

Garde-nous!… Défends-nous!

(Les amants, enlacés, immobiles, comme sous l'enchantement du rêve glorieux d'Avenir qui se lève devant eux, tendent les bras vers la ville)

▼LOUISE▲
Julien!

▼JULIEN▲
Louise!

▼LOUISE▲
Vois la ville qui s'éclaire…

▼JULIEN▲
C'est le firmament sur terre…

▼LOUISE▲
Entends les mille voix…

▼JULIEN▲
Elles répondent à nos voix!

▼LOUISE▲
Regarde les lumières.

▼JULIEN▲
La ville tout entière se lève à ta prière!

▼LOUISE▲
(avec enthousiasme)
Ah!

(Ils se relèvent lentement. Dans une apothéose de lumière, Paris semble fêter les amants)

▼LOUISE, JULIEN▲
«Libres! Vous êtes libres!»
Nous crie la ville immense.

▼VOIX DE LA VILLE▲
(Femmes et Hommes)
Libres!

▼LOUISE, JULIEN▲
Libres, soyons libres, selon notre conscience!

▼VOIX DE LA VILLE▲
Libres!

▼LOUISE▲
Libres!

▼JULIEN▲
Libres!

▼LOUISE▲
Libres, dans l'amour!

▼VOIX DE LA VILLE▲
Libres!

▼JULIEN▲
Libres, dans la vie!

▼VOIX DE LA VILLE▲
Libres!

▼LOUISE▲
Libres, toujours!

▼JULIEN▲
(en interrogation)
Toujours?

▼LOUISE▲
(décidée)
Toujours!

▼JULIEN▲
(souriant)
Toujours!

▼LOUISE▲
(souriante)
Toujours!

▼JULIEN▲
(la pressant dans ses bras, avec tendresse)
Toujours!

▼LOUISE▲
(se serrant contre lui - avec passion)
Toujours!

(Feu d'artifice, lointain. Les amants, retombés sur le banc de verdure, s'étreignent avec extase)

▼LOUISE▲
Vois la belle nuit…

▼JULIEN▲
C'est notre nuit de noces!

▼LOUISE▲
Ah! Je t'aime!…

▼JULIEN▲
Tu m'aimes?…

▼LOUISE▲
Je t'aime!…

▼JULIEN▲
Oh! Le doux miracle…
Je ne suis plus Julien, tu n'es plus Louise!

▼LOUISE▲
(se jetant sur lui passionnément)
Des baisers, Julien, des baisers!

▼JULIEN▲
(se levant; calme, avec grandeur)
Nous sommes tous les amants fidèles à leurs serments!

▼LOUISE▲
(agenouillée devant lui)
Ah! Le divin roman!

▼JULIEN▲
Nous sommes tous les êtres
qui veulent vivre sans maîtres!

▼LOUISE▲
(lui tendant les bras)
En mes bras sois mon maître!

▼JULIEN▲
Nous sommes toute les âmes
que brûle la sainte flamme du désir!

(Il prend Louise dans ses bras)

▼LOUISE▲
(éperdue)
Suis-je sur terre?
Je marche dans une féerie…

▼JULIEN▲
(montrant la ville illuminée)
Regarde ton domaine!…

▼LOUISE▲
(pâmée)
Vision fleurie!…

▼JULIEN▲
(avec ferveur)
Ici loin de la peine,
loin de l'envie et de la haine,
ton clair sourire de bonté
rayonnera sur la cité.
Et mes baisers, ô tendre soeur,
te feront muse du bonheur!

▼LOUISE▲
(éperdue; joyeuse, triomphante, impétueuse)
Ah! La parole idéale dont s'enivre mon corps tout entier!
Dis encore ta chanson de délices!
Ta chanson victorieuse, ta chanson de printemps!

▼JULIEN▲
(entraînant)
Avec tes baisers clos mes lèvres!
Tes baisers valent mieux que mes chants de liesse!
Baisers d'aurore et de soleil! Baisers de feu!

▼LOUISE▲
(frénétique)
Encor des baisers! Toujours des baisers!
Mets sur ma lèvre toute leur fièvre!
Encor des baisers!

▼JULIEN▲
Depuis le jour où je l'ai prise toute,
jamais Louise ne parut si belle!

▼LOUISE▲
(pétulante)
Ce n'est plus la petite fille?…

▼JULIEN▲
C'est une femme nouvelle!

▼LOUISE▲
l'enfant timide et craintive?

▼JULIEN▲
Non, c'est l'Amante éternelle!

▼LOUISE▲
C'est une femme au coeur de flamme dont l'être clame,
dont l'âme crie éperdument:

▼JULIEN▲
Ah! Au souffle du Désir,
Louise enfin s'éveille!
Hosanna!
Hosanna!

▼LOUISE▲
Ah!

(claironnant, passionnée, juvénile impatiente)

Ah prends-moi vite, vite, mon bien-aimé,
plus beau que les fiers chevaliers des contes bleus
de la Légende!
A mon appel hâte-toi d'accourir!

(souriante)

Prince Charmant dont la caresse

(triomphante)

éveilla la petite Montmartroise au Coeur Dormant!

(ardente)

Viens dans mes bras, ô mon poète,
ne suis-je pas ta conquête?
Embrasse-moi… Fais-moi mourir sous tes baisers!

▼JULIEN▲
Ardente ivresse du baiser!
O vertige, ô volupté!
La chair de l'amante a parlé:
elle appelle son maître…

▼LOUISE▲
A toi tout mon être!

▼JULIEN▲
Ton cher corps me désire?

▼LOUISE▲
Je veux du plaisir!

▼JULIEN▲
Prends-moi!

▼LOUISE▲
Ah! Jadis tu pris la vierge aimante
toute naïve en son printemps, mais aujourd'hui,
l'amante-femme veut à son tour prendre l'Amant!
Viens! O mon poète!
Beau chevalier,
ah! Sois ma conquête…
Fais moi mourir sous tes baisers!

▼JULIEN▲
Ah! Bien aimée!
Prends ton poète!
Ah! Emporte ta conquête…
Fais-moi mourir sous tes baisers!

▼LOUISE▲
(pâmée)
C'est le paradis!

▼JULIEN▲
Non, c'est la vie!…

▼LOUISE▲
C'est une féerie…

▼JULIEN▲
Non, c'est la vie, l'éternelle, la toute-puissante vie!

(Appels lointains de trompettes. Les deux amants se dirigent vers la maison. Indifférente à tout ce qui les entoure, les yeux dans les yeux, les lèvres appelant les lèvres, ils montent lentement le perron. Au loin, bouquet de feu d'artifice. D'un geste passionné, Louise entraîne Julien dans la maison. Après un dernier regard vers la ville, ils disparaissent. Tambours lointains)

Scène Deuxième

(Un bohème apparaît sur le sentier; il saute la haie, se dirige vers la maison, regarde la fenêtre éclairée, et fait un geste d'appel vers la ville. Le premier bohème sonne un appel. Un autre bohème surgit de la même manière; le premier va à sa rencontre)

▼LE DEUXIEME BOHEME▲
(au premier)
Ils sont là?

(Sonne la trompette. Il lui montre la fenêtre dont la lumière s'éteint subitement, puis ouvre la porte à trois camarades porteurs d'un paquet volumineux qu'ils déballent en hâte. Ils en tirent des oriflammes, des draperies, des lanternes vénitiennes, dont ils décorent la façade, le perron et le vestibule de la maison. Au loin retentissent des clameurs, des chants, des fanfares de fête. Les lumières de la ville semblent s'avancer vers la Butte. Roulement lointain de tambours. Rumeurs joyeuses. Chants lointains)

▼OUVRIERS, BOHEMES, GENS DE LA BUTTE▲
(lointains)
Régalez-vous, mesdam's, voilà l'plaisir!

▼LA FOULE▲
(Enfants, lointain)
N'en mangez pas, jeun's fill's, ça fait grossir!

▼GRISETTES ET BOHEMES▲
Régalez-vous, mesdam's, voilà l'plaisir!

▼LA FOULE▲
(Enfants)
N'en mangez pas, messieurs, ça fait mourir!

(Cris lointains)

Vivent les Bohèmes!

▼ENFANTS▲
La la la la la…

▼CHOEUR▲
La la la la la…

(Peu à peu des badauds, rôdeurs et rôdeuses, se massent à l'entrée du jardin. Des gueux apparaissent, grimpés sur les échafaudages des maisons voisines et sur le mur de clôture. Des bandes de gamins traversent le sentier en courant. Dans la rue placée en contrebas, on voit passer des lampions et les bannières des bohèmes. Le premier groupe des gens de la Butte paraît sur le chemin)

▼RODEURS, RODEUSES▲
(à la porte du jardin)
Honneur aux bohèmes!
Gloire aux faiseurs de poèmes!
Gloire aux belles qui les aiment!
Hourrah!

(Quelques grisettes, précédant la bande, accourent sur le perron, pour mieux voir. Les gens de la Butte les suivent dans un effarement plutôt comique. Rumeurs prolongées)

▼LES MERES ET LES PERES▲
Que vienn'nt faire ces gens-là
avec tout leur tralala?
Regardez ces filles, ah!
En ont-ell's des falbalas!

▼LES MERES▲
Quell' misère…
Si j'étais leur mère!

▼LES PERES▲
Quell' misère…
Si j'étais leur père!

▼LES GAMINS▲
(s'appelant à l'entrée du jardin)
Ohé! Ohé!

▼LES GUEUX▲
(assis sur les échafaudages)
Ohé! Ohé!

▼LES FILLETTES ET LES GARÇONS▲
C'est ici qu'ils vont s'amuser…

▼LES GAMINS▲
(entrant, telle une nuée de moineaux, marquant un pas sur chaque temps)
Le bourgeois voudrait les pendr' d'un seul coup!
La bourgeois' voudrait se pendr'
A leur cou!

▼MERES ET PERES▲
(causant entre eux)
Quelle extravagation,
quelle dépravation!
C'est l'abomination
de la désolation!

▼LES FILLETTES▲
(entre elles)
Ils vont chanter, rire et danser…
Et peut-être nous embrasser…

▼LES GARÇONS▲
(entre eux)
Ils vont chanter, rire et danser…
Et nous montrer leurs fiancées…

▼DES GUEUX▲
(rires)
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha.
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha.

▼LES GAMINS▲
Mais la quille,
plus maligne,
de son oeil tranquille
cligne:

(ils s'arrêtent; avec drôlerie)

«O chaleur!
Quel malheur!…
Attendez-moi tout à l'heur'!»

(Des gardes municipaux paraissent galopant des chevaux fantasques. Ils poursuivent les gamins qui se réfugient sur le perron)

▼FILLETTES, GARÇONS, GUEUX▲
(se montrant les bannières)
Ah!

(Paraissent les porteurs d'oriflammes, de bannières et de lanternes. (Le chansonnier, le peintre, le sculpteur, les philosophes, l'étudiant, le jeune poète et les bohèmes du 2e acte sont disséminés dans les différents groupes travestis.) Ils s'alignent au fond de la scène. Des grisettes et des bohèmes, bizarrement travestis, entrent en farandole et font plusieurs fois le tour du jardin, gambadant, sautant, et se livrant à mille excentricités)

▼LES BOHEMES, PORTEURS D'ORIFLAMMES▲
(criant)
Place! Bonn's gens, élargissez-vous!
Place! Bonn's gens, élargissez-vous!

▼MERES ET PERES▲
Voyez, voyez,
(cris d'ahurissement)
ah! Voyez, voyez,

(riant)

ha, ha, ha, ha, ha,

▼FILLETTES ET GARÇONS▲
Voyez ces bannières!
Toutes ces lumières

▼LES GUEUX▲
(riant ironiquement)
Ha, ha, ha, ha, ha.
Ha, ha, ha, ha, ha,

▼LES BOHEMES, PORTEURS DE LANTERNES▲
Place! Bonn's gens, élargissez-vous!

▼LES GAMINS▲
Les voici, les voici, les voici…

▼LES GRISETTES▲
(riant)
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha.

▼GAMINS, BOHEMES, MERES, PERES, GUEUX▲
Il y a des êtres qui s'ennuient…

▼TOUS▲
… y en a d'autr's qui n's'ennuient pas!

▼GRISETTES, BOHEMES, FILLETTES, GARÇONS▲
Ha! Ha! Ha!

▼GAMINS, BOHEMES, MERES, PERES, GUEUX▲
Il y a en a qui ont du génie…

▼TOUS▲
… y en a d'autr's qui n'en ont pas!

▼GRISETTES, BOHEMES, FILLETTES, GARÇONS▲
Ha! Ha! Ha!

▼LES GAMINS▲
(se moquant de la foule)
Voyez donc ces têtes, ces binettes!

▼BOHEMES▲
Viv' la rigolade!

▼MERES, PERES▲
Voyez ces bannières!

▼LES GUEUX▲
Vivent les artistes!
Gloire aux anarchistes!

▼LES GAMINS▲
Voyez donc ces têt's qu'ils ont!

▼GRISETTES, BOHEMES▲
Viv' la rigolade!

▼FILLETTES, GARÇONS▲
Quelle sérénade!

▼MERES, PERES▲
Toutes ces lumières!

▼LES GAMINS▲
Conspuez! Conspuez! Conspuez!

▼GRISETTES, BOHEMES▲
Dans un royal bacchanal!
Loin du flic et du cipal,
chantons, chantons, notre hymne triomphal!

▼LES GUEUX▲
En l'honneur des étudiants,
compagnons, battons un ban.

(ils battent bruyamment les mains en cadence)

▼FILLETTES, GARÇONS, MERES, PERES▲
Quel étrange carnaval,
quel infernal bacchanal!
Ils sont fous,
ils sont saouls,
ils mett'nt tout sens dessus d'ssous!

(A la porte de l'enclos, apparaît le cortège du Plaisir. Sur un char escorté par les Filles de Joie, le Noctambule, costumé en Pape des Fous, entre solennellement)

▼CHOEUR▲
(sauf les Mères et les Pères)
Jour d'allégresse
Et jour d'amour
Sur la Butte en liesse!

(Le cortège se range à l'avant-scène, devant la maison)

Tout est rose,
Tout flamboie,
C'est la joie,
L'apothéose!

(Deux Bohèmes, travestis en âne et en singe, vont se placer de chaque côté du perron)

Voici venir
Les divins gueux
Aux longs cheveux,
Les jeunes dieux!

▼ENFANTS▲
Les chercheurs d'absolu,

▼CHOEUR▲
Oyez ces cris.
De tous côtés
c'est la joie de Paris
aux pieds de la Beauté!

▼ENFANTS▲
Les épris d'inconnu,
voici venir
les fiers élus
de l'avenir!

▼CHOEUR▲
Les épris d'inconnu,
les élus
de l'avenir!

(Louise paraît sur le perron très émue. Ses amies s'empressent autour d'elle. Julien se joint aux Bohèmes)

▼JULIEN, IRMA, CAMILLE, BLANCHE, ELISE, MADELEINE, GERTRUDE, LA PREMIERE, SUZANNE, MARGUERITE▲
Gloire à la Muse
dont la lèvre fleurie
jamais rien ne refuse
à son poète qui la prie!

▼CHOEUR▲
Riez! Chantez!
C'est la joie.
Riez! Dansez!
Tout flamboie! Tout flamboie!
C'est la joie.
L'apothéose!
Gloire au génie
des fils de l'harmonie,
riches d'éternité,
quoique vêtus de pauvreté!
Tout flamboie!
C'est la joie.
L'apothéose!

(Bravos prolongés de la foule. Un Bohème, grimpé sur le toit de la maison, s'adresse à la Foule)

▼UN BOHEME▲
Bonn's gens! Bonn's gens!
Habitants de Paris,
venez tous admirer
Louise la jolie!
C'est un' gentille p'tite ouvrière
que les bohèmes, rois de misère,
vont sacrer Muse de leur chimère!

▼LA FOULE▲
(surprise)
Une Muse? Une Muse à Montmartre!

▼UN BOHEME▲
En l'honneur de Louise que la danse commence.

(Louise, rougissante d'émotion et de plaisir, s'assied sur le perron. Ses amies prennent place derrière elle. Les gamins, tenant des roses, s'entassent sur les marches du perron. Julien et les bohèmes se groupent à gauche contre la maison. La foule, repoussée contre le mur et les haies de l'enceinte, devient peu à peu silencieuse. En une chaîne gracieuse et colorée, des grisettes travesties s'adossent au public, et forment, devant Louise, un large demi-cercle au centre duquel apparaît la Danseuse)

▼PREMIER GROUPE▲
Approchons. Holà! Ne poussez pas ainsi!
Nous voulons voir! Vous ne passerez pas.

▼DEUXIEME GROUPE▲
Je garde ma place. - C'était la mienne.
J'y étais avant vous!
Menteuse. - Imbécile. - Malhonnête.

▼TROISIEME GROUPE▲
Vous m'écrasez. - Je m'en moque.
Aïe, butor. - Abruti. - Malappris.
Vieux singe!

▼QUATRIEME GROUPE▲
Laissez-moi passer. - Non, allez ailleurs.
Vieux fourneau! - Hein vous dites?
Mange, fumier!

▼LES GAMINS▲
(assis sur le perron)
Y a d'quoi s'mordre!
Ohé! Les poires! Voyez tableau!

▼LES GUEUX▲
(sur les échafaudages)
C'est la fête! C'est la fête!
Ohé!… Rapineurs, pique-assiettes, refileurs de comète,
ouvrez l'oeil, car pour vous l'Opéra va danser!

▼LES BOHÈMES▲
(maintenant la foule)
Faites place aux danseuses!

Divertissement

Scène Troisième: Couronnement Dde La muse…

▼LE PAPE DES FOUS▲
(se levant)
Par Mercure aux pieds légers,
puisque s'ouvre ici la Cour d'amour,
m'est avis, messeigneurs,
qu'il vous sied de céder le verbe
au poète superbe
et seul idoine à louanger

(rires dans la foule)

(emphatique)

que voici.

(Il va vers la foule de droite et s'incline ironiquement; puis, vers la foule de gauche, s'incline de nouveau, esquisse quelques entrechats, gambade autour des grisettes, et après une pirouette finale, fait un geste mystérieuse à la Danseuse. Surgissent du fond de la scène les ballerines qui s'éparpillent, se groupent, font la roue, puis mystérieusement s'écartent, découvrant la Danseuse)

▼LE PAPE DES FOUS▲
(à Louise, montrant la Danseuse)
O jolie!

(Celle-ci, comme suggestionnée, tourne sur elle-même, s'avance vers lui)

Cette danseuse
est une fleur de vie
faite d'un peu de chacun de nous tous.

(Les grisettes prennent part à la danse)

Et cette fleur vivante,
c'est notre âme.
Sous la forme d'une fleur
qui serait une femme,
Fleur-femme,
dont la grâce, le parfum
se traduisent en cadences
afin que tes sens
aussi bien que ton âme
puissent apprécier l'hommage suprême!

▼LA FOULE▲
Ah!

▼CHOEUR▲
Ah!
Hourrah! Hourrah! Hourrah!

(Les grisettes, en demi-cercle devant Louise, lui envoient d'une rapide poussée, la Danseuse et c'est comme une flèche lancée d'un arc)

▼LE PAPE DES FOUS▲
O jolie!
Soeur choisie!
Harmonie et beauté!
Poème de clarté!

(Pendant cette scène, la Danseuse cueille des roses aux mains des grisettes, elle en fait un diadème, le montre à la foule, puis monte lentement les degrés du perron, s'incline devant Louise, s'incline devant elle et la couronne. Les grisettes drapent sur les épaules de Louise le châle brodé d'argent, emblème de sa royauté)

Gente fillette de Paris,
en qui revient Juliette, Ophélie,
ô charmante,
Muse clémente!
De tes chevaliers reçois l'hommage.

(Acclamations)

▼LA FOULE▲
Louise! Louise!

(Les bohèmes s'avancent vers Louise)

▼LES GRISETTES ET LES BOHEMES▲
(nerveux et vivant, entourant Louise)
Louise,
acceptes-tu d'être reine de la Bohème?
Louise,
acceptes-tu d'être Muse de la Butte Sacrée?

(Acclamations de la foule)

Réponds?

(Louise, souriante, fait un timide geste d'acquiescement. Un vieux bohème s'avance solennellement. Les tambours rythment son chant. Mouvement de curiosité dans la foule)

▼LE VIEUX BOHEME▲
Au nom de la sacrée Bohème
je te fais reine!

(Louise se lève)

Blanche comme une fée d'espoir
luis dans le soir!
Que ton sourire de bonté
sur nous épanche sa clarté!
Sois accueillante aux affamés
de pain et de beauté!
Garde ta foi
au bien-aimé!
Ris-toi des lois!
Et des bourgeois!
De tous ceux qu'importunent le rire et la joie
De tous ceux que l'envie a ligués contre toi!
De tous ceux qui voudraient te refuser le droit
de chanter à ta guise et d'aimer à ton choix!

(Energique)

Contre tous, défends ta liberté!

(mettant un genou en terre)

Sois-nous fidèle.

▼LES GRISETTES▲
(s'inclinant de même)
Sois-nous fidèle.

▼LES BOHÈMES▲
(les imitant)
Sois-nous fidèle!

(Julien s'approche à son tour)

▼JULIEN▲
O Jolie!
Soeur choisie!

(Louise prend une rose à son corsage et l'offre à l'amant)

Choeur D'apothéose

▼JULIEN▲
Je t'aime! Je t'aime!
Je t'aime! Je t'aime!

(Orgueilleusement, il prend Louise dans ses bras)

▼LOUISE▲
Julien, je t'aime! Je t'aime! Je t'aime!

▼IRMA, CAMILLE▲
Ah! Ah! Fête des poètes!
Ô Jolie! Ô Jolie! Ô Jolie!

Les Grisettes
(enthousiasmées)
Amoureuse beauté!
Ton chant de volupté
éveille en nous une adorable ivresse,
un désir de caresses,
car ta félicité,
ô Jolie!

▼LES BOHÈMES▲
(avec ferveur)
Harmonie et beauté!
Poème de clarté!
Parisienne sculptée
par nos rêves d'éternité!
Ô Jolie!

(avec ferveur)

Harmonie et beauté!
Poème de clarté!
Parisienne sculptée
dans de l'éternité!
Ô Jolie!

▼LES GAMINS▲
(ahuris)
C'est renversant, épastrouillant, abracadabrant!

(Toujours assis, ils se tournent vers Louise)

Regardez-les, c'qu'ils sont chipés!
Ah! Y a qu'à Montmartr' qu'on voit ça!
J'en suis bleu, j'en suis baba!
C'est plus bath qu'à l'Opéra!
Hourrah! Hourrah!

▼LES GUEUX▲
(goguenards)
S'ils continuent y vont la rendre folle!
Tant pis pour elle!
Fallait pas qu'elle y aille!
Ell' croit qu'la grande vie
ça vaut mieux que l'travail!
Quell' folie!

▼JEUNES FILLES▲
(admiratives)
Ah! Adorable beauté,
chacune de nous t'envie;
car ta félicité,
ô Jolie!

▼MERES▲
(indignées)
Ah! Ah! Voyez, quelle effrontée!
Dans son immoralité,
dans son impudicité,
elle oublie!

▼GARÇONS▲
(charmés)
Ah! Ah! Quel frisson de volupté
sur nos têtes vient de passer?
Ô Jolie!

▼PERES▲
(méprisants)
Ah! Ah! Admirez l'absurdité
de cette solennité!
La folie est triomphante!

▼IRMA, CAMILLE, GARÇONS, BOHEMES▲
Tendre reine des amantes!

▼GRISETTES, JEUNES FILLES▲
C'est le rêve des amantes!

▼BOHEMES▲
Muse clémente!

▼GAMINS▲
Pour la reine de Montmartre!

▼GUEUX▲
Tu n'vois donc pas qu'ils te mentent?

▼MERES▲
Qu'ses parents, là-bas, s'tourmentent!

▼LOUISE, JULIEN, IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES▲
Non, non, jamais rien ne séparera
la Muse du Poète!
l'Amante de l'Amant!
Et Julien de Louise!

▼GARÇONS, BOHEMES▲
Salut, salut, salut, salut, salut à toi!

▼PERES▲
Voyez! Voyez! Voyez! Ah! Ah! Ah!
Jamais, jamais, on n'a vu ça.

▼GAMINS▲
Hourrah! Hourrah! Hourrah! Hourrah!
Y a qu'à Montmartre qu'on voit ça!

▼GUEUX▲
Ah! Ah! Ah!
Y a qu'à Montmartre qu'on voit ça!

▼JEUNES FILLES▲
Salut, salut, salut, salut à toi!

▼MERES▲
Voyez! Voyez! Ah! Ah! Ah!
Comment peut-on tolérer ça?
Comment peut-on tolérer ça?

▼PERES▲
Jamais, jamais, on n'a vu ça.

▼GAMINS, GUEUX▲
Y a qu'à Montmartre qu'on voit ça!

(Orgueilleusement enlacés, les deux amants sourient à la foule)

▼IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES▲
Ah! Ah!

▼JEUNES FILLES, GARÇONS, BOHEMES▲
À toi!

▼GAMINS, GUEUX▲
Tra la la la, tra la la la!
Tra la la la tra la la la!

▼MERES, PERES▲
Holà, holà, holà, holà,
Va-t-on fair' taire ces gens-là?

(La fanfare des Bohèmes, bannière en tête, défile devant Louise)

▼IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES, GAMINS, GUEUX, JEUNES FILLES, GARÇONS▲
Ohé, ohé, ohé, ohé, ohé, ohé!

▼MERES▲
À bas, à bas, à bas, à bas, à bas, à bas!

▼PERES▲
Holà, holà, holà, holà, holà, holà!

(Feux De Bengale - Apothéose)

▼GRISETTES, JEUNES FILLES, GARÇONS, GAMINS, GUEUX▲
(rires)
Ha, ha, ha, ha, ha!
Ha, ha, ha, ah, ah!

▼MERES▲
À bas, à bas, à bas!

▼PERES▲
Holà, holà, holà!

▼IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES, GAMINS, GUEUX, JEUNES FILLES, GARÇONS▲
Hourah!

▼MERES▲
À bas!

▼PERES▲
Holà!

(Mais une rumeur vient du fond de l'enclos. La foule s'écarte avec stupeur. Un grand silence se fait. Sur le seuil du jardin, la mère de Louise, immobile, hésitant à entrer, apparaît comme le fantôme de la souffrance. Les bohèmes se massent devant le perron. Les grisettes entourent Louise défaillante. La foule, surprise s'écarte avec pitié)

▼LES GUEUX▲
Ah!

▼LES MERES, LES PERES▲
Regardez!

▼LES BOHÈMES▲
Ah!

▼LES JEUNES FILLES, LES GARÇONS▲
Quelle est cette femme?

▼IRMA, CAMILLE, LES GRISETTES, LES GAMINS▲
Ah!

▼MERES, PERES▲
Que veut-elle?

▼JEUNES FILLES, GARÇONS▲
Voyez!

▼LE PAPE DES FOUS▲
Ha! Ha! Ha! Ha! Ha!

(Il se sauve en ricanant, suivi des filles de joie)

▼LOUISE▲
(cri)
Ah!

▼IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES▲
Ah! La mère de Louise!

▼GAMINS, GUEUX, JEUNES FILLES, GARÇONS, MERES, PERES▲
Ah! Ah!

(Les porteurs d'étendards, les musiciens et les danseuses disparaissent)

▼JULIEN▲
(se plaçant devant Louise; sourdement)
Je te garde!

▼GAMINS, GUEUX, JEUNES FILLES, GARÇONS, MERES, PERES▲
La mère de la muse!

▼IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES▲
Ah!

(La mère s'approche de la maison, s'avance avec timidité, comme éblouie par les lumières. Un groupe de bohèmes lui barre la route, mais le regard de la femme, le mystère, la souffrance qui émanent d'elle, les font reculer malgré eux)

▼LES GUEUX▲
(ricanant)
Ha, ha, ha, ha, ha!

▼LES GAMINS▲
(terrifiés)
Allons-nous-en à quatre patt's,
c'est pas l'moment d'fair' des épates!

▼GRISETTES, JEUNES FILLES, GARÇONS▲
Ah! Quelle affaire!

▼LES GUEUX▲
(goguenards)
Adieu cochons, vache et couvée…

▼BOHEMES, MERES, PERES▲
Ah! Quelle affaire!

▼LE BRICOLEUR▲
Encore un' rein' de dégommée!

▼LES GUEUX▲
Ha, ha, ha, ha, ha!

(D'autres bohèmes s'approchent; d'un geste suppliant la mère les écarte)

▼LES GAMINS▲
(s'éloignant)
Gar' les mornifl's et les peignées,
y va pleuvoir des giroflées!

(ils disparaissent)

▼JEUNES FILLES, GARÇONS, MERES, PERES▲
(s'éloignant)
Ah! Quelle affaire! Quelle affaire!

▼LES GRISETTES▲
La mère de Louise! Ah!

▼LES GUEUX▲
(descendant les échafaudages)
Adieu chansons, adieu chimèr's…

▼BOHEMES▲
La mère de Louise!

▼LE BRICOLEUR▲
Ah! Quel malheur d'avoir un' mère!

(Ils disparaissent. Louise se relève, regarde autour d'elle, voit sa mère, fait un geste d'épouvante et s'élance dans les bras de Julien. Quelques bohèmes s'empressent autour d'eux. Julien leur fait signe de s'éloigner. La foule s'éloigne)

▼TOUS▲
(hors du jardin)
Ah! Ah!

(À l'approche de sa mère, Louise, impuissante à surmonter sa frayeur, se réfugie dans le vestibule. Julien, très ému, mais ferme, dans une attitude de défi, barre la route. Roulement lointain de tambours)

Scène Quatrième

▼LA MÈRE▲
(humblement, à Julien)
Je ne viens pas en ennemie…
Je venais dire à Louise que son père
est très souffrant et qu'elle seule peut le sauver.

▼LOUISE▲
(à part, presque parlé)
Mon père!

▼JULIEN▲
(à part)
Que veut-elle faire?

▼LA MÈRE▲
(s'avance, à Julien, simplement)
Nous avions tout accepté,
nous étions las de lutter, de chercher…
et nous avions fait une croix
sur la porte de sa chambre…

(fatale)

Elle était morte, bien morte pour nous.

(suppliante)

Mais aujourd'hui que son père est au plus mal,
je viens vous supplier, monsieur, de permettre à Louise
de revenir chez nous… et ce sera la guérison
de mon pauvre homme à la maison.

▼LOUISE▲
(se rapprochant, avec une vive émotion)
Mon père est très malade?

▼LA MÈRE▲
(à Louise qui s'est rapprochée)
Il est bien mal depuis hier…

(Julien manifeste sa méfiance et se tient à distance)

Les premiers jours il versa mille larmes:

(cherchant à apitoyer Louise)

Il allait et venait de la porte à la fenêtre,
regardant… écoutant…
espérant à chaque minute te voir revenir.
La nuit comme le sommeil ne voulait pas de lui,
pendant des heur's il se traînait dans l'ombre,
et gémissait…

(Emotion croissante de Louise; elle mime inconsciemment les geste de sa Mère)

et sanglotait… Un soir, je le surpris,
sur le seuil de ta chambre, à genoux, et criant:
Louise! Louise! Mon enfant! m'entends-tu?…
ne suis-je plus ton père?…

(changeant de ton)

Puis il sembla se faire une raison
et reprit sa vie d'autrefois… enfin je crus
qu'il oubliait en le voyant parfois sourire à mes larmes…

(souriant tristement)

Hélas! je m'étais trompée…
Ton père n'avait rien oblié… la douleur le minait,
et plus il la cachait, plus il souffrait…

(Louise et Julien échangent un regard compatissant)

▼LA MÈRE▲
(à Julien, dont la méfiance s'est envolée)
Seule une joie peut le sauver…
Et vous pouvez la lui donner,
en conseillant à Louise de revenir chez nous…

(voyant une hésitation dans le geste de Julien)

Oh! Elle sera libre maintenant!

(aimable)

Ce que nous voulons, c'est l'avoir un peu…
nous l'aimions depuis plus longtemps que vous…
elle nous aimait avant de vous connaître…

(silence)

(suppliante)

Oh! Monsieur! Vous ne voudriez pas
que son père vous maudisse!

(avec grandeur)

La malédiction d'un mourant vous
poursuivrait toute la vie!

(Le chiffonnier paraît sur le sentier au fond de la scène. Il fouille le ruisseau en s'éclairant de sa lanterne. La douleur de Julien rend Louise indécise. La mère attend avec inquiétude)

▼LE CHIFFONNIER▲
Un père cherche sa fille
qui était toute sa famille.

(La mère reste figée dans son attitude suppliante)

Mais une fille
dans la cité,
c'est une aiguille
dans un champ de blé!

(Louise et Julien regardent le chiffonnier avec compassion Il s'éloigne. L'image du père de Louise s'évoque devant eux. Leurs dernières hésitations s'envolent)

Pourquoi chercher
et m'obstiner.
La grande ville
a besoin de nos filles…

▼JULIEN▲
(à la mère)
Promettez-moi de me rendre Louise?

▼LA MÈRE▲
(sans le regarder)
Je le promets!

(Lentement elle s'éloigne. Louise se jette au cou de Julien)

▼LE CHIFFONNIER▲
(très loin, tristement)
Tra la la la la la!
Tra la la la la la!
Elle est partie dans la nuit!

▼JULIEN▲
(décidé, avec déchirement)
Allons, va, messagère de bonheur!
Et n'oublie pas que dès ce moment
je vais compter toutes les heures!

(Louise ôte le châle dont on l'avait parée et le donne à Julien. La mère est à la porte du jardin. Louise la suit, troublée, s'arrêtant à chaque pas. Sur un geste de Julien, elle revient vers lui, se jette dans ses bras. Les deux amants s'étreignent avec folie, se séparent, s'embrassent encore. Louise s'éloigne à reculons, une main sur les lèvres. Au moment de disparaître, elle envoie un suprême baiser à Julien)

▼JULIEN▲
(lui tendant les bras, avec tendresse)
Ô Jolie!

(Il s'élance vers la porte)
ACTE III


Prélude: Vers la cité lointaine…

Un jardinet au faîte de la butte Montmartre. A gauche, une petite maison sans étage, avec perron et vestibule découvert. A côté de la maison, à l'avant-scène, un mur coupé d'une petite porte. A droite, des échafaudages. Au fond, une haie; entre la haie et les échafaudages, une porte à claire-voie. Un sentier extérieur côtoie la haie; au-delà s'étagent les toits des maisons voisines. Panorama de Paris. Le crépuscule est imminent

Scène Première

Au lever du rideau, Julien, assis, un livre à la main, près de la maison, semble plongé dans une méditation heureuse. Accoudée sur la rampe du perron, Louise, souriante, le regarde amoureusement, puis s'approche

LOUISE
Depuis le jour où je me suis donnée,
toute fleurie semble ma destinée.
Je crois rêver sous un ciel de féerie,
l'âme encore grisée de ton premier baiser!

JULIEN
Louise!

LOUISE
Quelle belle vie! Mon rêve n'était pas un rêve!
Ah! Je suis heureuse!
L'amour étend sur moi ses ailes!
Au jardin de mon coeur chante une joie nouvelle!
Tout vibre, tout se réjouit de mon triomphe!
Autour de moi tout est sourire, lumière et joie!
Et je tremble délicieusement
au souvenir charmant
du premier jour
d'amour!
Quelle belle vie!
Ah! je suis heureuse! trop heureuse…
Et je tremble délicieusement
au souvenir charmant
du premier jour
d'amour!

JULIEN
Louise est heureuse?

LOUISE
se jetant dans ses bras
Trop heureuse!

JULIEN
avec tendresse
Tu ne regrettes rien?

LOUISE
Rien!… Que puis-je regretter?

simplement

A l'atelier, parmi mes compagnes,
j'étais une étrangère, personne ne me comprenait
et personne ne m'aimait.

sans acrimonie

Chez nous, mon père me traitait toujours en petite fille.

enfantement, avec rancune

Et la mère: Qui aime bien, châtie bien
Ne perdait pas son temps avec moi!
C'était à tout moment, à propos de rien,
des rebuffades, des attrapades:

gamine

Pan! Pan! «ça t'apprendra!»
Pan! Pan! Attrap' «celle-là!»
«Mais ma mère!»
«Vas-tu te taire?»
«Je n'ai rien fait!»
«P'tite effrontée!»
«Pan! Pan! Pan! Pan! Pan! Pan!»

JULIEN
riant
Ah! Ah! Ah! Ah!

LOUISE
sérieuse
Et mon père la laissait faire…
Il m'aimait bien pourtant, mon pauvre père!…
Mais il croyait tout ce qu'inventait la jalouse:
elle avait fait de toi un tel portrait,
critiquant ta conduite, ton métier,
que mon père ne pouvait croire
qu'il me fût possible de t'aimer.

JULIEN
moqueur
La mère La Routine,
le père Préjugé devaient bien s'entendre!

LOUISE
imitant son père, sans trop de moquerie
«A ton âge, disait-il, on voit tout beau, tout rose;
prendre un mari, c'est choisir une poupée»…

JULIEN
souriant
Une poupée?

LOUISE
«Malheureusement, ces poupées-là, ma fille, vous font parfois pleurer bien des larmes»

JULIEN
riant
Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!

ironique, sans éclat

Les parents voudraient qu'on restât le marmot
dont la pensée sommeille à l'ombre de leur volonté!
Il fallait lui répondre, gentiment:
«Les poupées d'amour ne sont pas toutes méchantes»…

LOUISE
«Comment veux-tu la choisir?» Disait mon père…

JULIEN
Avec mon coeur!

LOUISE
continuant l'imitation
«C'est un bien mauvais juge»

JULIEN
avec impatience
Pourquoi donc?

LOUISE
souriante, ironique
«Qui dit amoureux, toujours dit: aveugle»

JULIEN
s'exaltant, mais sans colère
Aveugle lui-même, d'avoir méconnu
la souveraineté de l'amour!…
Et d'oser réclamer pour lui
le droit d'élire le maître de ta destinée!…

LOUISE
imitant les gestes paternels, sans moquerie
«C'est le droit de la vieillesse!
Le droit de la sagesse!

emphatique

Le droit de l'expérience!»

JULIEN
impétueux
L'expérience! Ha! Ha! Ha! L'expérience!
C'est à dire la Routine, la Tradition,
toute l'oppression des préjugés stupides!

à Louise, avec âpreté, d'une voix sifflante

L'expérience qui voudrait Dieu lui-même en servage!
L'expérience: lâche et tyrannique servante
de l'Envie qui se dresse à l'entrée de la vie!

véhément

Les juvéniles chevauchées des passions!
Tout l'idéal, tout l'amour, le vouloir, le génie, honnis,
traqués, comme on traque l'ignominie!
O la misérable! O l'odieuse!
L'infâme, l'hypocrite, l'inféconde expérience!

LOUISE
simplement
Ainsi tout enfant a le droit de choisir lui-même
le chemin du bonheur?

JULIEN
avec conviction et grandeur, sans emphase
Tout être a le droit d'être libre!
Tout coeur a le devoir d'aimer!
Malheur à celui qui voudrait garrotter
l'originale et fière volonté d'une âme
qui s'éveille et qui réclame sa part de soleil,
sa part d'amour!

Le soir tombe. Les dernières lueurs du couchant dorent la ville

LOUISE
avec une émotion grandissante
Les désirs de nos coeurs peuvent-ils sans remords
briser d'autres coeurs?…

JULIEN
farouche
L'égoïsme appelle l'égoïsme!

LOUISE
L'amour des parents n'est-il donc que de l'égoïsme?

JULIEN
Rien qu'égoïsme!

LOUISE
Et mon père lui-même?…

JULIEN
s'emballant
Un égoïste plus aveugle que les autres!

Louise fait un geste de reproche. Julien, regrettant ses paroles, s'approche d'elle et l'entraîne doucement vers le fond du jardin

JULIEN
caressant
Jolie! Tu regrettes d'être venue?

il l'attire contre lui, avec tendresse, et lui montre la ville

De Paris tout en fête, entends monter la joyeuse,
l'attrayante chanson!
C'est pour toi, petite muse,
que la ville cette nuit s'amuse!

avec câlinerie

Hors Paris, Louise ne serait pas Louise!
Paris sans toi ne serait point Paris!
Mignon symbole de la grande cité,
je t'aime en elle et je l'adore en ta beauté!

LOUISE
extasiée
O l'attirante, la chère musique de la grande Ville!

JULIEN
enthousiaste
La Ville m'a donné la Fille…

LOUISE
gagnée par l'enthousiasme
L'amour de la Fille te donnera la Ville!

JULIEN
Oui, tous deux nous marcherons
à la conquête de la Cité merveilleuse!

LOUISE
Ta gloire aura mes yeux pour étoiles!

JULIEN
Par ton amour, j'aurai la victoire!

LOUISE
Paris!

JULIEN
Paris!

LOUISE
Paris!

JULIEN
Paris!

LOUISE, JULIEN
Paris! Paris! Cité de force et de lumière!
Paris! Paris! Paris! Splendeur première!

Louise et Julien, aux bras l'un de l'autre, invoquent la Ville immense

Paris! Paris! O Paris!

La nuit est venue, la Ville peu à peu se revêt de lumières

Cité de joie! Cité d'amour!
Sois douce à nos amours!

ils s'agenouillent

Protège tes enfants!

dramatique

Garde-nous!… Défends-nous!

Les amants, enlacés, immobiles, comme sous l'enchantement du rêve glorieux d'Avenir qui se lève devant eux, tendent les bras vers la ville

LOUISE
Julien!

JULIEN
Louise!

LOUISE
Vois la ville qui s'éclaire…

JULIEN
C'est le firmament sur terre…

LOUISE
Entends les mille voix…

JULIEN
Elles répondent à nos voix!

LOUISE
Regarde les lumières.

JULIEN
La ville tout entière se lève à ta prière!

LOUISE
avec enthousiasme
Ah!

Ils se relèvent lentement. Dans une apothéose de lumière, Paris semble fêter les amants

LOUISE, JULIEN
«Libres! Vous êtes libres!»
Nous crie la ville immense.

VOIX DE LA VILLE
Femmes et Hommes
Libres!

LOUISE, JULIEN
Libres, soyons libres, selon notre conscience!

VOIX DE LA VILLE
Libres!

LOUISE
Libres!

JULIEN
Libres!

LOUISE
Libres, dans l'amour!

VOIX DE LA VILLE
Libres!

JULIEN
Libres, dans la vie!

VOIX DE LA VILLE
Libres!

LOUISE
Libres, toujours!

JULIEN
en interrogation
Toujours?

LOUISE
décidée
Toujours!

JULIEN
souriant
Toujours!

LOUISE
souriante
Toujours!

JULIEN
la pressant dans ses bras, avec tendresse
Toujours!

LOUISE
se serrant contre lui - avec passion
Toujours!

Feu d'artifice, lointain. Les amants, retombés sur le banc de verdure, s'étreignent avec extase

LOUISE
Vois la belle nuit…

JULIEN
C'est notre nuit de noces!

LOUISE
Ah! Je t'aime!…

JULIEN
Tu m'aimes?…

LOUISE
Je t'aime!…

JULIEN
Oh! Le doux miracle…
Je ne suis plus Julien, tu n'es plus Louise!

LOUISE
se jetant sur lui passionnément
Des baisers, Julien, des baisers!

JULIEN
se levant; calme, avec grandeur
Nous sommes tous les amants fidèles à leurs serments!

LOUISE
agenouillée devant lui
Ah! Le divin roman!

JULIEN
Nous sommes tous les êtres
qui veulent vivre sans maîtres!

LOUISE
lui tendant les bras
En mes bras sois mon maître!

JULIEN
Nous sommes toute les âmes
que brûle la sainte flamme du désir!

Il prend Louise dans ses bras

LOUISE
éperdue
Suis-je sur terre?
Je marche dans une féerie…

JULIEN
montrant la ville illuminée
Regarde ton domaine!…

LOUISE
pâmée
Vision fleurie!…

JULIEN
avec ferveur
Ici loin de la peine,
loin de l'envie et de la haine,
ton clair sourire de bonté
rayonnera sur la cité.
Et mes baisers, ô tendre soeur,
te feront muse du bonheur!

LOUISE
éperdue; joyeuse, triomphante, impétueuse
Ah! La parole idéale dont s'enivre mon corps tout entier!
Dis encore ta chanson de délices!
Ta chanson victorieuse, ta chanson de printemps!

JULIEN
entraînant
Avec tes baisers clos mes lèvres!
Tes baisers valent mieux que mes chants de liesse!
Baisers d'aurore et de soleil! Baisers de feu!

LOUISE
frénétique
Encor des baisers! Toujours des baisers!
Mets sur ma lèvre toute leur fièvre!
Encor des baisers!

JULIEN
Depuis le jour où je l'ai prise toute,
jamais Louise ne parut si belle!

LOUISE
pétulante
Ce n'est plus la petite fille?…

JULIEN
C'est une femme nouvelle!

LOUISE
l'enfant timide et craintive?

JULIEN
Non, c'est l'Amante éternelle!

LOUISE
C'est une femme au coeur de flamme dont l'être clame,
dont l'âme crie éperdument:

JULIEN
Ah! Au souffle du Désir,
Louise enfin s'éveille!
Hosanna!
Hosanna!

LOUISE
Ah!

claironnant, passionnée, juvénile impatiente

Ah prends-moi vite, vite, mon bien-aimé,
plus beau que les fiers chevaliers des contes bleus
de la Légende!
A mon appel hâte-toi d'accourir!

souriante

Prince Charmant dont la caresse

triomphante

éveilla la petite Montmartroise au Coeur Dormant!

ardente

Viens dans mes bras, ô mon poète,
ne suis-je pas ta conquête?
Embrasse-moi… Fais-moi mourir sous tes baisers!

JULIEN
Ardente ivresse du baiser!
O vertige, ô volupté!
La chair de l'amante a parlé:
elle appelle son maître…

LOUISE
A toi tout mon être!

JULIEN
Ton cher corps me désire?

LOUISE
Je veux du plaisir!

JULIEN
Prends-moi!

LOUISE
Ah! Jadis tu pris la vierge aimante
toute naïve en son printemps, mais aujourd'hui,
l'amante-femme veut à son tour prendre l'Amant!
Viens! O mon poète!
Beau chevalier,
ah! Sois ma conquête…
Fais moi mourir sous tes baisers!

JULIEN
Ah! Bien aimée!
Prends ton poète!
Ah! Emporte ta conquête…
Fais-moi mourir sous tes baisers!

LOUISE
pâmée
C'est le paradis!

JULIEN
Non, c'est la vie!…

LOUISE
C'est une féerie…

JULIEN
Non, c'est la vie, l'éternelle, la toute-puissante vie!

Appels lointains de trompettes. Les deux amants se dirigent vers la maison. Indifférente à tout ce qui les entoure, les yeux dans les yeux, les lèvres appelant les lèvres, ils montent lentement le perron. Au loin, bouquet de feu d'artifice. D'un geste passionné, Louise entraîne Julien dans la maison. Après un dernier regard vers la ville, ils disparaissent. Tambours lointains

Scène Deuxième

Un bohème apparaît sur le sentier; il saute la haie, se dirige vers la maison, regarde la fenêtre éclairée, et fait un geste d'appel vers la ville. Le premier bohème sonne un appel. Un autre bohème surgit de la même manière; le premier va à sa rencontre

LE DEUXIEME BOHEME
au premier
Ils sont là?

Sonne la trompette. Il lui montre la fenêtre dont la lumière s'éteint subitement, puis ouvre la porte à trois camarades porteurs d'un paquet volumineux qu'ils déballent en hâte. Ils en tirent des oriflammes, des draperies, des lanternes vénitiennes, dont ils décorent la façade, le perron et le vestibule de la maison. Au loin retentissent des clameurs, des chants, des fanfares de fête. Les lumières de la ville semblent s'avancer vers la Butte. Roulement lointain de tambours. Rumeurs joyeuses. Chants lointains

OUVRIERS, BOHEMES, GENS DE LA BUTTE
lointains
Régalez-vous, mesdam's, voilà l'plaisir!

LA FOULE
Enfants, lointain
N'en mangez pas, jeun's fill's, ça fait grossir!

GRISETTES ET BOHEMES
Régalez-vous, mesdam's, voilà l'plaisir!

LA FOULE
Enfants
N'en mangez pas, messieurs, ça fait mourir!

Cris lointains

Vivent les Bohèmes!

ENFANTS
La la la la la…

CHOEUR
La la la la la…

Peu à peu des badauds, rôdeurs et rôdeuses, se massent à l'entrée du jardin. Des gueux apparaissent, grimpés sur les échafaudages des maisons voisines et sur le mur de clôture. Des bandes de gamins traversent le sentier en courant. Dans la rue placée en contrebas, on voit passer des lampions et les bannières des bohèmes. Le premier groupe des gens de la Butte paraît sur le chemin

RODEURS, RODEUSES
à la porte du jardin
Honneur aux bohèmes!
Gloire aux faiseurs de poèmes!
Gloire aux belles qui les aiment!
Hourrah!

Quelques grisettes, précédant la bande, accourent sur le perron, pour mieux voir. Les gens de la Butte les suivent dans un effarement plutôt comique. Rumeurs prolongées

LES MERES ET LES PERES
Que vienn'nt faire ces gens-là
avec tout leur tralala?
Regardez ces filles, ah!
En ont-ell's des falbalas!

LES MERES
Quell' misère…
Si j'étais leur mère!

LES PERES
Quell' misère…
Si j'étais leur père!

LES GAMINS
s'appelant à l'entrée du jardin
Ohé! Ohé!

LES GUEUX
assis sur les échafaudages
Ohé! Ohé!

LES FILLETTES ET LES GARÇONS
C'est ici qu'ils vont s'amuser…

LES GAMINS
entrant, telle une nuée de moineaux, marquant un pas sur chaque temps
Le bourgeois voudrait les pendr' d'un seul coup!
La bourgeois' voudrait se pendr'
A leur cou!

MERES ET PERES
causant entre eux
Quelle extravagation,
quelle dépravation!
C'est l'abomination
de la désolation!

LES FILLETTES
entre elles
Ils vont chanter, rire et danser…
Et peut-être nous embrasser…

LES GARÇONS
entre eux
Ils vont chanter, rire et danser…
Et nous montrer leurs fiancées…

DES GUEUX
rires
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha.
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha.

LES GAMINS
Mais la quille,
plus maligne,
de son oeil tranquille
cligne:

ils s'arrêtent; avec drôlerie

«O chaleur!
Quel malheur!…
Attendez-moi tout à l'heur'!»

Des gardes municipaux paraissent galopant des chevaux fantasques. Ils poursuivent les gamins qui se réfugient sur le perron

FILLETTES, GARÇONS, GUEUX
se montrant les bannières
Ah!

Paraissent les porteurs d'oriflammes, de bannières et de lanternes. Le chansonnier, le peintre, le sculpteur, les philosophes, l'étudiant, le jeune poète et les bohèmes du 2e acte sont disséminés dans les différents groupes travestis. Ils s'alignent au fond de la scène. Des grisettes et des bohèmes, bizarrement travestis, entrent en farandole et font plusieurs fois le tour du jardin, gambadant, sautant, et se livrant à mille excentricités

LES BOHEMES, PORTEURS D'ORIFLAMMES
criant
Place! Bonn's gens, élargissez-vous!
Place! Bonn's gens, élargissez-vous!

MERES ET PERES
Voyez, voyez,
cris d'ahurissement
ah! Voyez, voyez,

riant

ha, ha, ha, ha, ha,

FILLETTES ET GARÇONS
Voyez ces bannières!
Toutes ces lumières

LES GUEUX
riant ironiquement
Ha, ha, ha, ha, ha.
Ha, ha, ha, ha, ha,

LES BOHEMES, PORTEURS DE LANTERNES
Place! Bonn's gens, élargissez-vous!

LES GAMINS
Les voici, les voici, les voici…

LES GRISETTES
riant
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha.

GAMINS, BOHEMES, MERES, PERES, GUEUX
Il y a des êtres qui s'ennuient…

TOUS
… y en a d'autr's qui n's'ennuient pas!

GRISETTES, BOHEMES, FILLETTES, GARÇONS
Ha! Ha! Ha!

GAMINS, BOHEMES, MERES, PERES, GUEUX
Il y a en a qui ont du génie…

TOUS
… y en a d'autr's qui n'en ont pas!

GRISETTES, BOHEMES, FILLETTES, GARÇONS
Ha! Ha! Ha!

LES GAMINS
se moquant de la foule
Voyez donc ces têtes, ces binettes!

BOHEMES
Viv' la rigolade!

MERES, PERES
Voyez ces bannières!

LES GUEUX
Vivent les artistes!
Gloire aux anarchistes!

LES GAMINS
Voyez donc ces têt's qu'ils ont!

GRISETTES, BOHEMES
Viv' la rigolade!

FILLETTES, GARÇONS
Quelle sérénade!

MERES, PERES
Toutes ces lumières!

LES GAMINS
Conspuez! Conspuez! Conspuez!

GRISETTES, BOHEMES
Dans un royal bacchanal!
Loin du flic et du cipal,
chantons, chantons, notre hymne triomphal!

LES GUEUX
En l'honneur des étudiants,
compagnons, battons un ban.

ils battent bruyamment les mains en cadence

FILLETTES, GARÇONS, MERES, PERES
Quel étrange carnaval,
quel infernal bacchanal!
Ils sont fous,
ils sont saouls,
ils mett'nt tout sens dessus d'ssous!

A la porte de l'enclos, apparaît le cortège du Plaisir. Sur un char escorté par les Filles de Joie, le Noctambule, costumé en Pape des Fous, entre solennellement

CHOEUR
sauf les Mères et les Pères
Jour d'allégresse
Et jour d'amour
Sur la Butte en liesse!

Le cortège se range à l'avant-scène, devant la maison

Tout est rose,
Tout flamboie,
C'est la joie,
L'apothéose!

Deux Bohèmes, travestis en âne et en singe, vont se placer de chaque côté du perron

Voici venir
Les divins gueux
Aux longs cheveux,
Les jeunes dieux!

ENFANTS
Les chercheurs d'absolu,

CHOEUR
Oyez ces cris.
De tous côtés
c'est la joie de Paris
aux pieds de la Beauté!

ENFANTS
Les épris d'inconnu,
voici venir
les fiers élus
de l'avenir!

CHOEUR
Les épris d'inconnu,
les élus
de l'avenir!

Louise paraît sur le perron très émue. Ses amies s'empressent autour d'elle. Julien se joint aux Bohèmes

JULIEN, IRMA, CAMILLE, BLANCHE, ELISE, MADELEINE, GERTRUDE, LA PREMIERE, SUZANNE, MARGUERITE
Gloire à la Muse
dont la lèvre fleurie
jamais rien ne refuse
à son poète qui la prie!

CHOEUR
Riez! Chantez!
C'est la joie.
Riez! Dansez!
Tout flamboie! Tout flamboie!
C'est la joie.
L'apothéose!
Gloire au génie
des fils de l'harmonie,
riches d'éternité,
quoique vêtus de pauvreté!
Tout flamboie!
C'est la joie.
L'apothéose!

Bravos prolongés de la foule. Un Bohème, grimpé sur le toit de la maison, s'adresse à la Foule

UN BOHEME
Bonn's gens! Bonn's gens!
Habitants de Paris,
venez tous admirer
Louise la jolie!
C'est un' gentille p'tite ouvrière
que les bohèmes, rois de misère,
vont sacrer Muse de leur chimère!

LA FOULE
surprise
Une Muse? Une Muse à Montmartre!

UN BOHEME
En l'honneur de Louise que la danse commence.

Louise, rougissante d'émotion et de plaisir, s'assied sur le perron. Ses amies prennent place derrière elle. Les gamins, tenant des roses, s'entassent sur les marches du perron. Julien et les bohèmes se groupent à gauche contre la maison. La foule, repoussée contre le mur et les haies de l'enceinte, devient peu à peu silencieuse. En une chaîne gracieuse et colorée, des grisettes travesties s'adossent au public, et forment, devant Louise, un large demi-cercle au centre duquel apparaît la Danseuse

PREMIER GROUPE
Approchons. Holà! Ne poussez pas ainsi!
Nous voulons voir! Vous ne passerez pas.

DEUXIEME GROUPE
Je garde ma place. - C'était la mienne.
J'y étais avant vous!
Menteuse. - Imbécile. - Malhonnête.

TROISIEME GROUPE
Vous m'écrasez. - Je m'en moque.
Aïe, butor. - Abruti. - Malappris.
Vieux singe!

QUATRIEME GROUPE
Laissez-moi passer. - Non, allez ailleurs.
Vieux fourneau! - Hein vous dites?
Mange, fumier!

LES GAMINS
assis sur le perron
Y a d'quoi s'mordre!
Ohé! Les poires! Voyez tableau!

LES GUEUX
sur les échafaudages
C'est la fête! C'est la fête!
Ohé!… Rapineurs, pique-assiettes, refileurs de comète,
ouvrez l'oeil, car pour vous l'Opéra va danser!

LES BOHÈMES
maintenant la foule
Faites place aux danseuses!

Divertissement

Scène Troisième: Couronnement Dde La muse…

LE PAPE DES FOUS
se levant
Par Mercure aux pieds légers,
puisque s'ouvre ici la Cour d'amour,
m'est avis, messeigneurs,
qu'il vous sied de céder le verbe
au poète superbe
et seul idoine à louanger

rires dans la foule

emphatique

que voici.

Il va vers la foule de droite et s'incline ironiquement; puis, vers la foule de gauche, s'incline de nouveau, esquisse quelques entrechats, gambade autour des grisettes, et après une pirouette finale, fait un geste mystérieuse à la Danseuse. Surgissent du fond de la scène les ballerines qui s'éparpillent, se groupent, font la roue, puis mystérieusement s'écartent, découvrant la Danseuse

LE PAPE DES FOUS
à Louise, montrant la Danseuse
O jolie!

Celle-ci, comme suggestionnée, tourne sur elle-même, s'avance vers lui

Cette danseuse
est une fleur de vie
faite d'un peu de chacun de nous tous.

Les grisettes prennent part à la danse

Et cette fleur vivante,
c'est notre âme.
Sous la forme d'une fleur
qui serait une femme,
Fleur-femme,
dont la grâce, le parfum
se traduisent en cadences
afin que tes sens
aussi bien que ton âme
puissent apprécier l'hommage suprême!

LA FOULE
Ah!

CHOEUR
Ah!
Hourrah! Hourrah! Hourrah!

Les grisettes, en demi-cercle devant Louise, lui envoient d'une rapide poussée, la Danseuse et c'est comme une flèche lancée d'un arc

LE PAPE DES FOUS
O jolie!
Soeur choisie!
Harmonie et beauté!
Poème de clarté!

Pendant cette scène, la Danseuse cueille des roses aux mains des grisettes, elle en fait un diadème, le montre à la foule, puis monte lentement les degrés du perron, s'incline devant Louise, s'incline devant elle et la couronne. Les grisettes drapent sur les épaules de Louise le châle brodé d'argent, emblème de sa royauté

Gente fillette de Paris,
en qui revient Juliette, Ophélie,
ô charmante,
Muse clémente!
De tes chevaliers reçois l'hommage.

Acclamations

LA FOULE
Louise! Louise!

Les bohèmes s'avancent vers Louise

LES GRISETTES ET LES BOHEMES
nerveux et vivant, entourant Louise
Louise,
acceptes-tu d'être reine de la Bohème?
Louise,
acceptes-tu d'être Muse de la Butte Sacrée?

Acclamations de la foule

Réponds?

Louise, souriante, fait un timide geste d'acquiescement. Un vieux bohème s'avance solennellement. Les tambours rythment son chant. Mouvement de curiosité dans la foule

LE VIEUX BOHEME
Au nom de la sacrée Bohème
je te fais reine!

Louise se lève

Blanche comme une fée d'espoir
luis dans le soir!
Que ton sourire de bonté
sur nous épanche sa clarté!
Sois accueillante aux affamés
de pain et de beauté!
Garde ta foi
au bien-aimé!
Ris-toi des lois!
Et des bourgeois!
De tous ceux qu'importunent le rire et la joie
De tous ceux que l'envie a ligués contre toi!
De tous ceux qui voudraient te refuser le droit
de chanter à ta guise et d'aimer à ton choix!

Energique

Contre tous, défends ta liberté!

mettant un genou en terre

Sois-nous fidèle.

LES GRISETTES
s'inclinant de même
Sois-nous fidèle.

LES BOHÈMES
les imitant
Sois-nous fidèle!

Julien s'approche à son tour

JULIEN
O Jolie!
Soeur choisie!

Louise prend une rose à son corsage et l'offre à l'amant

Choeur D'apothéose

JULIEN
Je t'aime! Je t'aime!
Je t'aime! Je t'aime!

Orgueilleusement, il prend Louise dans ses bras

LOUISE
Julien, je t'aime! Je t'aime! Je t'aime!

IRMA, CAMILLE
Ah! Ah! Fête des poètes!
Ô Jolie! Ô Jolie! Ô Jolie!

Les Grisettes
enthousiasmées
Amoureuse beauté!
Ton chant de volupté
éveille en nous une adorable ivresse,
un désir de caresses,
car ta félicité,
ô Jolie!

LES BOHÈMES
avec ferveur
Harmonie et beauté!
Poème de clarté!
Parisienne sculptée
par nos rêves d'éternité!
Ô Jolie!

avec ferveur

Harmonie et beauté!
Poème de clarté!
Parisienne sculptée
dans de l'éternité!
Ô Jolie!

LES GAMINS
ahuris
C'est renversant, épastrouillant, abracadabrant!

Toujours assis, ils se tournent vers Louise

Regardez-les, c'qu'ils sont chipés!
Ah! Y a qu'à Montmartr' qu'on voit ça!
J'en suis bleu, j'en suis baba!
C'est plus bath qu'à l'Opéra!
Hourrah! Hourrah!

LES GUEUX
goguenards
S'ils continuent y vont la rendre folle!
Tant pis pour elle!
Fallait pas qu'elle y aille!
Ell' croit qu'la grande vie
ça vaut mieux que l'travail!
Quell' folie!

JEUNES FILLES
admiratives
Ah! Adorable beauté,
chacune de nous t'envie;
car ta félicité,
ô Jolie!

MERES
indignées
Ah! Ah! Voyez, quelle effrontée!
Dans son immoralité,
dans son impudicité,
elle oublie!

GARÇONS
charmés
Ah! Ah! Quel frisson de volupté
sur nos têtes vient de passer?
Ô Jolie!

PERES
méprisants
Ah! Ah! Admirez l'absurdité
de cette solennité!
La folie est triomphante!

IRMA, CAMILLE, GARÇONS, BOHEMES
Tendre reine des amantes!

GRISETTES, JEUNES FILLES
C'est le rêve des amantes!

BOHEMES
Muse clémente!

GAMINS
Pour la reine de Montmartre!

GUEUX
Tu n'vois donc pas qu'ils te mentent?

MERES
Qu'ses parents, là-bas, s'tourmentent!

LOUISE, JULIEN, IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES
Non, non, jamais rien ne séparera
la Muse du Poète!
l'Amante de l'Amant!
Et Julien de Louise!

GARÇONS, BOHEMES
Salut, salut, salut, salut, salut à toi!

PERES
Voyez! Voyez! Voyez! Ah! Ah! Ah!
Jamais, jamais, on n'a vu ça.

GAMINS
Hourrah! Hourrah! Hourrah! Hourrah!
Y a qu'à Montmartre qu'on voit ça!

GUEUX
Ah! Ah! Ah!
Y a qu'à Montmartre qu'on voit ça!

JEUNES FILLES
Salut, salut, salut, salut à toi!

MERES
Voyez! Voyez! Ah! Ah! Ah!
Comment peut-on tolérer ça?
Comment peut-on tolérer ça?

PERES
Jamais, jamais, on n'a vu ça.

GAMINS, GUEUX
Y a qu'à Montmartre qu'on voit ça!

Orgueilleusement enlacés, les deux amants sourient à la foule

IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES
Ah! Ah!

JEUNES FILLES, GARÇONS, BOHEMES
À toi!

GAMINS, GUEUX
Tra la la la, tra la la la!
Tra la la la tra la la la!

MERES, PERES
Holà, holà, holà, holà,
Va-t-on fair' taire ces gens-là?

La fanfare des Bohèmes, bannière en tête, défile devant Louise

IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES, GAMINS, GUEUX, JEUNES FILLES, GARÇONS
Ohé, ohé, ohé, ohé, ohé, ohé!

MERES
À bas, à bas, à bas, à bas, à bas, à bas!

PERES
Holà, holà, holà, holà, holà, holà!

Feux De Bengale - Apothéose

GRISETTES, JEUNES FILLES, GARÇONS, GAMINS, GUEUX
rires
Ha, ha, ha, ha, ha!
Ha, ha, ha, ah, ah!

MERES
À bas, à bas, à bas!

PERES
Holà, holà, holà!

IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES, GAMINS, GUEUX, JEUNES FILLES, GARÇONS
Hourah!

MERES
À bas!

PERES
Holà!

Mais une rumeur vient du fond de l'enclos. La foule s'écarte avec stupeur. Un grand silence se fait. Sur le seuil du jardin, la mère de Louise, immobile, hésitant à entrer, apparaît comme le fantôme de la souffrance. Les bohèmes se massent devant le perron. Les grisettes entourent Louise défaillante. La foule, surprise s'écarte avec pitié

LES GUEUX
Ah!

LES MERES, LES PERES
Regardez!

LES BOHÈMES
Ah!

LES JEUNES FILLES, LES GARÇONS
Quelle est cette femme?

IRMA, CAMILLE, LES GRISETTES, LES GAMINS
Ah!

MERES, PERES
Que veut-elle?

JEUNES FILLES, GARÇONS
Voyez!

LE PAPE DES FOUS
Ha! Ha! Ha! Ha! Ha!

Il se sauve en ricanant, suivi des filles de joie

LOUISE
cri
Ah!

IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES
Ah! La mère de Louise!

GAMINS, GUEUX, JEUNES FILLES, GARÇONS, MERES, PERES
Ah! Ah!

Les porteurs d'étendards, les musiciens et les danseuses disparaissent

JULIEN
se plaçant devant Louise; sourdement
Je te garde!

GAMINS, GUEUX, JEUNES FILLES, GARÇONS, MERES, PERES
La mère de la muse!

IRMA, CAMILLE, GRISETTES, BOHEMES
Ah!

La mère s'approche de la maison, s'avance avec timidité, comme éblouie par les lumières. Un groupe de bohèmes lui barre la route, mais le regard de la femme, le mystère, la souffrance qui émanent d'elle, les font reculer malgré eux

LES GUEUX
ricanant
Ha, ha, ha, ha, ha!

LES GAMINS
terrifiés
Allons-nous-en à quatre patt's,
c'est pas l'moment d'fair' des épates!

GRISETTES, JEUNES FILLES, GARÇONS
Ah! Quelle affaire!

LES GUEUX
goguenards
Adieu cochons, vache et couvée…

BOHEMES, MERES, PERES
Ah! Quelle affaire!

LE BRICOLEUR
Encore un' rein' de dégommée!

LES GUEUX
Ha, ha, ha, ha, ha!

D'autres bohèmes s'approchent; d'un geste suppliant la mère les écarte

LES GAMINS
s'éloignant
Gar' les mornifl's et les peignées,
y va pleuvoir des giroflées!

ils disparaissent

JEUNES FILLES, GARÇONS, MERES, PERES
s'éloignant
Ah! Quelle affaire! Quelle affaire!

LES GRISETTES
La mère de Louise! Ah!

LES GUEUX
descendant les échafaudages
Adieu chansons, adieu chimèr's…

BOHEMES
La mère de Louise!

LE BRICOLEUR
Ah! Quel malheur d'avoir un' mère!

Ils disparaissent. Louise se relève, regarde autour d'elle, voit sa mère, fait un geste d'épouvante et s'élance dans les bras de Julien. Quelques bohèmes s'empressent autour d'eux. Julien leur fait signe de s'éloigner. La foule s'éloigne

TOUS
hors du jardin
Ah! Ah!

À l'approche de sa mère, Louise, impuissante à surmonter sa frayeur, se réfugie dans le vestibule. Julien, très ému, mais ferme, dans une attitude de défi, barre la route. Roulement lointain de tambours

Scène Quatrième

LA MÈRE
humblement, à Julien
Je ne viens pas en ennemie…
Je venais dire à Louise que son père
est très souffrant et qu'elle seule peut le sauver.

LOUISE
à part, presque parlé
Mon père!

JULIEN
à part
Que veut-elle faire?

LA MÈRE
s'avance, à Julien, simplement
Nous avions tout accepté,
nous étions las de lutter, de chercher…
et nous avions fait une croix
sur la porte de sa chambre…

fatale

Elle était morte, bien morte pour nous.

suppliante

Mais aujourd'hui que son père est au plus mal,
je viens vous supplier, monsieur, de permettre à Louise
de revenir chez nous… et ce sera la guérison
de mon pauvre homme à la maison.

LOUISE
se rapprochant, avec une vive émotion
Mon père est très malade?

LA MÈRE
à Louise qui s'est rapprochée
Il est bien mal depuis hier…

Julien manifeste sa méfiance et se tient à distance

Les premiers jours il versa mille larmes:

cherchant à apitoyer Louise

Il allait et venait de la porte à la fenêtre,
regardant… écoutant…
espérant à chaque minute te voir revenir.
La nuit comme le sommeil ne voulait pas de lui,
pendant des heur's il se traînait dans l'ombre,
et gémissait…

Emotion croissante de Louise; elle mime inconsciemment les geste de sa Mère

et sanglotait… Un soir, je le surpris,
sur le seuil de ta chambre, à genoux, et criant:
Louise! Louise! Mon enfant! m'entends-tu?…
ne suis-je plus ton père?…

changeant de ton

Puis il sembla se faire une raison
et reprit sa vie d'autrefois… enfin je crus
qu'il oubliait en le voyant parfois sourire à mes larmes…

souriant tristement

Hélas! je m'étais trompée…
Ton père n'avait rien oblié… la douleur le minait,
et plus il la cachait, plus il souffrait…

Louise et Julien échangent un regard compatissant

LA MÈRE
à Julien, dont la méfiance s'est envolée
Seule une joie peut le sauver…
Et vous pouvez la lui donner,
en conseillant à Louise de revenir chez nous…

voyant une hésitation dans le geste de Julien

Oh! Elle sera libre maintenant!

aimable

Ce que nous voulons, c'est l'avoir un peu…
nous l'aimions depuis plus longtemps que vous…
elle nous aimait avant de vous connaître…

silence

suppliante

Oh! Monsieur! Vous ne voudriez pas
que son père vous maudisse!

avec grandeur

La malédiction d'un mourant vous
poursuivrait toute la vie!

Le chiffonnier paraît sur le sentier au fond de la scène. Il fouille le ruisseau en s'éclairant de sa lanterne. La douleur de Julien rend Louise indécise. La mère attend avec inquiétude

LE CHIFFONNIER
Un père cherche sa fille
qui était toute sa famille.

La mère reste figée dans son attitude suppliante

Mais une fille
dans la cité,
c'est une aiguille
dans un champ de blé!

Louise et Julien regardent le chiffonnier avec compassion Il s'éloigne. L'image du père de Louise s'évoque devant eux. Leurs dernières hésitations s'envolent

Pourquoi chercher
et m'obstiner.
La grande ville
a besoin de nos filles…

JULIEN
à la mère
Promettez-moi de me rendre Louise?

LA MÈRE
sans le regarder
Je le promets!

Lentement elle s'éloigne. Louise se jette au cou de Julien

LE CHIFFONNIER
très loin, tristement
Tra la la la la la!
Tra la la la la la!
Elle est partie dans la nuit!

JULIEN
décidé, avec déchirement
Allons, va, messagère de bonheur!
Et n'oublie pas que dès ce moment
je vais compter toutes les heures!

Louise ôte le châle dont on l'avait parée et le donne à Julien. La mère est à la porte du jardin. Louise la suit, troublée, s'arrêtant à chaque pas. Sur un geste de Julien, elle revient vers lui, se jette dans ses bras. Les deux amants s'étreignent avec folie, se séparent, s'embrassent encore. Louise s'éloigne à reculons, une main sur les lèvres. Au moment de disparaître, elle envoie un suprême baiser à Julien

JULIEN
lui tendant les bras, avec tendresse
Ô Jolie!

Il s'élance vers la porte
最終更新:2016年09月12日 13:43