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ACTE PREMIER


(Une cour de taverne allemande. A gauche, corps de bâtiment dont l'un des côtés fait face au public. Au premier étage, porte vitrée donnant sur le perron d'un escalier extérieur qui descend dans la cour. A droite, un hangar. Table et tonnelles)

Scène Première

(Bourgeois, puis Lothario. Les bourgeois sont attablés et boivent; quelques garçons de taverne sont occupés a les servir)

▼CHŒUR DES BOURGEOIS▲
Bons bourgeois et notables,
Assis autour des tables,
Fumons tranquillement,
Et buvons en fumant!
La bière brune ou blanche,
Écume dans les pots!
C'est aujourd'hui dimanche;
C'est le jour du repos!

(Lothario parait au fond sur le seuil de la taverne. Il s'avance lentement, s'arrête au milieu de la cour et chante en s'accompagna sur on luth)

▼LOTHARIO▲
Fugitif et tremblant, je vais de porte en porte,
Où le hasard me guide,
où l'orage m'emporte!
Des misérables Dieu prend soin!
Elle vit! Elle vit! Et je cherche sa trace!
Je me repose un jour, un seul jour,
et je passe!...
Je vais plus loin, toujours plus loin!

▼UN BOURGEOIS▲
(à ses voisins)
Oui; c'est Lothario, le vieux chanteur nomade.

▼DEUXIÈME BOURGEOIS▲
On dit que le malheur a troublé sa raison.

▼UN BOURGEOIS▲
D'où vient-il?

▼DEUXIÈME BOURGEOIS▲
On l'ignore.

▼CHŒUR▲
Allons, mon camarade!
Viens boire, et laisse-là ta plaintive chanson!
On fait asseoir Lothario sous la tonnelle,
et on lui verse à boire.

▼REPRISE DU CHŒUR▲
Bons bourgeois et notables,
Assis autour des tables,
Fumons tranquillement,
Et buvons en fumant.
La bière brune et blanche
Écume dans les pots!
C'est aujourd'hui dimanche,
C'est le jour du repos!

(Quelques buveurs remontent au fond et se groupent sur le seuil de taverne)

Scène Seconde

(Les Mêmes, Jarno, Safari, Zingari, Paysans de la Foret Noire, puis Philine et Laërte sur le balcon, puis Mignon)

▼QUELQUES PAYSANS▲
(entrant)
Place, amis! faites place aux enfants de Bohême,
Aux tsiganes, aux zingari!...
Voici toute la bande avec Jarno lui-même,
Et son compère Zafari!

(Entrée des Bohémiens. La bande défile autour du théâtre. Un chariot couvert d'une toile grossière et chargé d'oripeaux de toutes sortes, est traîné sur le devant de la scène par deux ou trois zingari en haillons. Jarno est debout sur le chariot. Mignon, enveloppée d'un vieux manteau rayé, dort sur une botte de paille au fond du chariot. Un groupe de danseurs, le tambour de basque en main, s'élance en scène. Zafari saisit son violon et donne le signal de la danse. Un tambourin et un hautbois l’accompagnent)

▼PHILINE▲
(paraissant sur le balcon suivie de Laërte)
Laërte, ami Laërte, accourez au plus vite!
Voilà qui nous promet un spectacle engageant!...
Mais ne vous moquez pas et soyez indulgent!
A vous asseoir je vous invite.

(Laërte s'asseoit sur le balcon a côté de Philine)

Danse bohèmienne

▼CHŒUR▲
Plus vives que l'oiseau des cieux,
Plus rapides que l'éclair même,
Filles d'Égypte et de Bohême,
Frappez le sol d'un pied joyeux!...
Ta, la, ralla! ta, la, ralla!
O filles de Bohême,
Filles au cœur joyeux,
Vous aimez, on vous aime,
Et tout est pour le mieux!...

(Jarno s'avance au milieu du théâtre et salue l'assemblée. Quelques pièces de monnaie tombent à ses pieds. Zafari les ramasse)

▼JARNO▲
Pour gagner maintenant toute votre indulgence,
Et vous remercier de vos dons généreux,
Mignon va vous montrer sa vive intelligence
En dansant devant vous le fameux
pas des œufs!

▼LE CHŒUR, PHILINE, LAERTE▲
Vivat! rapprochons-nous d'eux
Ma foi! restons-là tous deux
Pour voir la danse des oeufs.
Pour voir la danse des œufs.

▼JARNO▲
(se tournant vers Zafari)
Toi, Zafari, prépare
Ton concerto le plus savant!...

(Aux autres Zingari)

Couvrez le sol d'un tapis rare!...

(S'approchant du chariot et réveillant Mignon)

Et toi, Mignon, debout! en avant! en avant!

(Zafari prélude sur son violon. Une vieille zingara couvre le sol d'un lambeau de tapis. Les œufs y sont déposés par un enfant. Mignon s'éveille a la voix de Jarno et s'avance au milieu du cercle des curieux. Elle tient un bouquet de fleurs sauvages à la main et semble sortir d'un rêve)

▼PHILINE▲
(à Jarno, du haut du balcon)
Holà! mon cher monsieur,
vous plait-il de nous dire
Quel est ce pauvre enfant
qui semble vous maudire
De l'avoir de la sorte éveillé sans façon?...
Est-ce une fille? est-ce un garçon?...

▼UN GROUPE DE VIEUX BOURGEOIS▲
Ces filles de Bohême
Ont de fort jolis yeux,
Et ma femme elle-même
Ne danserait pas mieux!...

▼JARNO▲
Ni l'un ni l'autre, belle dame,
Ni garçon, ni fille, ni femme.

▼PHILINE▲
Qu'est-ce donc alors?

▼JARNO▲
(écartant le manteau qui couvre Mignon)
C'est Mignon.

(Philine et le chœur éclatent de rire)

▼MIGNON▲
(à part)
Ces yeux fixés sur moi... Ce rire qui m'outrage!...
Retrouve ta fierté, mon cœur et ton courage!...

▼JARNO▲
Allons, saute, Mignon!

▼MIGNON▲
(frappant la terre de son pied nu)
Non, non, non, non!
Je brave ta menace!
De t'obéir à la fin je suis lasse!

▼JARNO▲
Tu refuses!

(Se tournant vers les zingari)

Holà! vous autres, mon bâton!

▼LAERTE, PHILINE, CHŒUR▲
Danse, Mignon,
Gare au bâton!

▼JARNO▲
Danse, Mignon,
Méchant démon,
Ou mon bâton
Saura te mettre à la raison!

▼MIGNON▲
Non, non, non, non, non, non!

▼LOTHARIO▲
(courant à Mignon qu'il étreint dans ses bras)
Reprends courage!
Viens, pauvre enfant,
Contre sa rage
Je te défends!

▼JARNO▲
(avec colère)
Au diable! au diable!
Vil misérable!

(Il repousse violemment Lothario)

Danse, Mignon!
Méchant démon!
Ou mon bâton
Saura te mettre à la raison!

▼MIGNON▲
Non, non, non, non, non, non!

(Jarno lève' son bâton sur Mignon. Entre Wilhelm en habit de voyage, suivi d'un valet qui porte sa valise et son manteau)

Scène Troisième

(Les Mêmes, Wilhelm)

▼WILHELM▲
(s'élançant an secours de Mignon, et retenant le bras de Jarno)
Holà! coquin! arrête, ou ton heure est venue!

▼JARNO▲
Hein? Plait-il?

▼WILHELM▲
(tirant un pistolet de sa poche)
Si tu fais un seul pas je te tue!

▼JARNO▲
C'est bon! Je me tiens coi!

(D'un ton lamentable)

Mais je suis ruiné!
Qui de vous me paîra ma recette perdue?

▼PHILINE▲
(sur le balcon, jetant sa bourse à Jarno)
Tiens donc! Prends et tais-toi!
que tout soit pardonné.

▼MIGNON▲
(partageant son bouquet entre Wilhelm et Lothario)
A vous ces fleurs, amis,
qui m'avez défendue!...

Concertante

▼WILHELM▲
Qui diantre aurait pu prévoir
Cette bizarre aventure!
Mon cœur, pauvre créature,
M'a seul dicté mon devoir!

▼JARNO▲
Messieurs, revenez nous voir,
Oubliez cette aventure,
Vous serez, je vous le jure,
Très contents de nous ce soir.

▼PHILINE▲
(à part)
Quel est, je veux le savoir,
Ce beau coureur d'aventure?
Il nous cache sa figure
Et n'a pas l'air de nous voir.

▼LE CHŒUR▲
(à Jarno)
Nous reviendrons tous vous voir
Tant que le dimanche dure,
On chemine à l'aventure
Et l'on vient danser le soir.

▼LAERTE▲
(à Philine)
Ce beau garçon à l'œil noir,
Ce beau coureur d'aventure
Quel est-il? ah! je le jure,
Vous brûlez de le savoir.

▼MIGNON▲
(priant à l'écart)
O Vierge, mon seul espoir,
Protège ta créature!
Je me courbe sans murmure
Devant ton divin pouvoir!

▼LOTHARIO▲
(immobile et l'œil fixe, touchant les cordes de sa harpe)
Sous le voile obscur du soir.
Et sous la verte ramure,
Un homme à la lourde armure
Arrête son coursier noir!

(Les bourgeois sortent par le fond. arno et les Bohémiens se retirent dans le hangar. Mignon les suit et Lothario s'éloigne lentement. Philine parle bas a Laërte en lui montrant Wilhelm du doigt. Elle rentre chez elle en riant et Laërte descend dans la cour par l'escalier extérieur)

Scène Quatrième

(Wilhelm, Laërte)

▼WILHELM▲
(parlant au valet qui le suit)
Qu'on prenne soin de nos chevaux
et qu'on mette ma valise en lieu sûr...
quant à moi, je déjeunerai ici,
sous lés arbres.

(Le valet entre à l'alberge)

▼LAERTE▲
(s'approchant pour saluer Wilhelm)
Monsieur...

▼WILHELM▲
(lui rendant son salut)
Monsieur...

▼LAERTE▲
Je suis chargé par la jeune dame qui était tout
à l'heure avec moi sur ce balcon,
de vous faire ses compliments pour la façon
vraiment chevaleresque dont vous avez secouru
cette petite bohémienne contre les coups
de canne de son gracieux maître.

▼WILHELM▲
Ce que j'ai fait, Monsieur,
tout autre l'eût fait à ma place.

▼LAERTE▲
J'avoue que j'allais descendre,
quand vous avez paru sur le seuil
comme un Dieu sauveur;
et si je me suis arrêté en chemin,
c'est uniquement pour vous laisser la gloire
de votre bonne action.

▼WILHELM▲
Je vous en remercie.

▼LAERTE▲
Nos cours sont faits
pour se comprendre.

(Ils se saluent)

Permettez-moi, monsieur,
de vous dire maintenant qui nous sommes.
Il est bon quelquefois de savoir à qui l'on parle.
Je me nomme Laërte et la dame du balcon
a nom Philine.
Vous voyez en nous les derniers débris d'une
troupe de comédiens dont le directeur a,
comme on dit, mis la clef sous la porte
et décampé sans payer personne.
Le fait en soi n'a rien d'extraordinaire,
et nos pareils sont habitués de longue main
à ces petits accidents de la vie de théâtre.
Quelques. uns de nos camarades sont dispersés
dans la ville, où ils végètent en attendant
une occasion favorable...
Philine compte sur sa bonne étoile
et épuise gaiement ses dernières ressources
sans s'inquiéter de l'avenir;
quant à moi, je profite de l'occasion
pour jouir de ma liberté, pour désapprendre
toutes les sottises dont messieurs les poètes
m'ont bourré la cervelle, pour dormir et manger
à mes heures, et redevenir
un citoyen comme un autre!

(Déclamant)

Mais un heureux hasard vous
met sur mon chemin,
Et je me fais honneur de toucher votre main!...

(D'un ton naturel)

Pardon!... l'habitude!...

▼WILHELM▲
(souriant)
‘Ne vous gênez pas pour moi;
les vers ne me font pas peur.

▼LAERTE▲
Seriez-vous poète?

▼WILHELM▲
A mes moments perdus.

▼LAERTE▲
Diable!

▼WILHELM▲
Mais jamais à jeun; rassurez-vous!

(une servante vient mettre le couvert)

Vous plaît—il, cher monsieur,
de partager mon modeste déjeuner?

▼LAERTE▲
Volontiers!

▼WILHELM▲
(à la servante qui prépare la table)
Deux couverts...

(A Laërte)

Nous aurons tout le loisir de causer
et de fêter, le verre en main,
notre heureuse rencontre.

▼LAERTE▲
Mille grâces, cher monsieur?...

▼WILHELM▲
Wilhelm Meister.
Et puisque vous m'avez dit qui vous êtes,
je ne puis faire autrement que d'imiter votre
franchise jusqu'au bout.
Confidence pour confidence : je suis le fils
d'un honnête bourgeois de Vienne.
J'ai quitté, il y a un an à peine, les bancs
de l'université pour recueillir l'héritage paternel
et faire mes premiers pas dans la vie.
Je suis jeune, je suis riche, je suis libre!...
amoureux... de l'amour!
ami des beaux vers et de toutes les belles
choses, curieux de voir le monde, et impatient
de rencontrer de folles aventures!

▼LAERTE▲
(déclamant)
O jeunesse!

▼WILHELM▲
(se levant)
Je veux parcourir notre vieille Allemagne,
Je veux voir la France et l'Italie
et semer mon argent sur le sable
de toutes les grandes routes!...

Rondeau

Oui, je veux par le monde
Promener librement
Mon humeur vagabonde!
Au gré de mes désirs, je veux courir gaîment
Tout m'attire ou m'enchante,
Tout est nouveau pour moi ;
Et je ris et je chante, et ne suis que ma loi!
O maison paternelle!
Je te fais mes adieux, Et j'ouvre enfin mon aile
Comme un oiseau joyeux!...
Oui, je veux par le monde
Promener librement
Mon humeur vagabonde!
Au gré de mes désirs, je veux courir gaîment!
Si l'amour sur ma route
Ce soir me tend la main.
Je m'arrête et l'écoute
Sans attendre à demain!
Mon cœur n'est point rebelle
Au doux, plaisir d'aimer, et la voix d'une belle
Est prompte à me charmer!
Mais la femme rêvée
Qu'on appelle tout bas,
Je ne l'ai point trouvée!
Je ne la connais pas!...
Est-elle noble et belle? Est-elle brune ou blonde?
Peu m'importe vraiment!
Moi, je veux, par le monde
Promener librement
Mon humeur vagabonde!
Au gré de mes désirs,
je veux courir gaiement!

▼LAERTE▲
Le déjeuner est servi.

▼WILHELM▲
A table donc!

▼LAERTE▲
A table!

(Riant)

Un vrai déjeuner sous de vrais arbres...
en compagnie d'un galant homme...
qui n'a jamais joué la comédie!...
c'est charmant, sur ma parole!

(ils s'attablent)

▼WILHELM▲
Servez-vous sans façon, je vous prie.

▼LAERTE▲
Voilà, pardieu! un poulet qui n'est point en carton peint...
permettez-moi de le découper... pour de bon.

(il découpe le poulet)

▼WILHELM▲
Diable!... il me paraît dur...

▼LAERTE▲
Bah! avec de la vigueur... et de bonnes dents!

▼WILHELM▲
A votre santé!

▼LAERTE▲
A la vôtre.

▼WILHELM▲
Que dites-vous de ce petit vin du Rhin?

▼LAERTE▲
Du Johannesburg... d'Alsace!...

(il boit et mange)

Ainsi, cher monsieur...
Wilhelm Meister, vous vous proposez
de parcourir le mondé entier...
Eh bien! prenez garde de vous arrêter
à la première étape!

▼WILHELM▲
Comment?

▼LAERTE▲
N'allez pas, veux-je dire,
vous empêtrer tout d'abord dans
quelque piège amoureux!

(Mordant avec rage dans une aile de poulet)

Décidément les poulets d'auberge ne valent pas
mieux que ceux de théâtre!...
Celui-ci n'est pas en carton... non!...
il est en bois!

▼WILHELM▲
(riant)
C'est un coq.

▼LAERTE▲
Gaulois!

▼WILHELM▲
Oui... Il est un peu vieux.

▼LAERTE▲
Et le vin est jeune!

(il boit)

Moi qui vous parle, Monsieur,
j'étais parti comme vous... de mon village,
pour aller... jusqu'à la lune... avec mes vingt ans
et les écus de mon oncle défunt!...

(Faisant un effort pour avaler)

Ah! l'animal!

▼WILHELM▲
(riant)
Votre oncle!...

▼LAERTE▲
Non... le coq!... ma foi I j'y renonce!...

(il repousse son assiette)

A notre première halte, j'entre dans une grange
où des histrions de campagne jouaient
la comédie. J'avise, à la lueur des chandelles,
certaine fille de quinze ans, blonde comme
les blés! avec des yeux de myosotis, —
c'était l'ingénue de la troupe.
J'en deviens amoureux sur l'heure.
Je me déclare le lendemain,
et je l'épouse huit jours après.
Mais le soir même de la noce, monsieur,
je surprends un autre... Roméo aux pieds
de Juliette!
je me bats, je suis blessé, et le vainqueur s
e sauve avec ma femme et mon argent!
J'avais passe en quelque jours par toutes
les émotions de l'amant, du fiancé, du mari
et... du veuf!...

(il boit)

mon désir do voyager était passé,
ma soif d'aventures était satisfaite...
El le diable finalement me fit comédien!...
Vous voyez que je ne suis pas payé
pour aimer mon métier, et que j'ai mes raisons
pour vous dire de prendre garde aux femmes!...

▼WILHELM▲
(souriant)
Vous paraissez pourtant fort bien
avec la dame du balcon.

▼LAERTE▲
Qui, Philine? Cela ne tire pas à conséquence,
je vous jure.
Nous connaissons beaucoup trop
pour nous aimer.

▼WILHELM▲
Bah!

(Philine entre ouvre la fenêtre et s'avance sur le balcon pour écouter. Elle a remplacé son peignoir du matin par une élégante robe do voyage)

▼LAERTE▲
Nous nous sommes débité de si belles choses
en vers devant le public, que nous ne trouvons
plus rien à nous dire en prose,
quand nous sommes seuls face à face.

▼WILHELM▲
(riant)
Vraiment!

▼LAERTE▲
Les loups d'ailleurs ne se dévorent pas
entre eux, vous savez?

▼WILHELM▲
On le dit.

▼LAERTE▲
Mais vous, c'est différent!
Vous n'êtes pas du métier!
Vous êtes jeune, ardent, curieux...
et plein d'illusions! Méfiez vous de la dame!
Je suis trop son ami et je tiens trop à devenir
le vôtre pour ne pas vous donner ce bon avis.

▼WILHELM▲
Mais...

▼LAERTE▲
Vive, coquette, rusée, menteuse et vaine
comme toutes ses pareilles;
plus légère que le vent, plus perfide que l'onde,
plus changeante que la lune ; c’est avec tous
ces défauts la plus dangereuse fille
que je connaisse!
Buvons à sa santé!

(Ils trinquent et boivent. Philine descend l'escalier pendant les dernières paroles de Laërte)

Scène Cinquième

(Les Mêmes, Philine)

Terzetto

▼PHILINE▲
Eh! quoi! mon cher Laërte, en vidant votre verre,
N'ajouterez-vous rien à ce portrait charmant?

▼WILHELM▲
(saluant Philine)
Il vous juge en ami sévère,
Et vos beaux yeux disent qu'il ment.

▼PHILINE▲
Je vous sais gré du compliment.

Ensemble

▼PHILINE▲
(à part)
Essayons de nos charmes
Pour nous venger un peu.
Me voilà sous les armes,
Le reste n'est qu'un jeu!

▼WILHELM▲
(à part)
Que de grâces et de charmes!
Quels regards pleins de feu!
Les soupirs et les larmes
Sont ici hors de jeu.

▼LAERTE▲
(riant)
La voilà sous les armes,
Nous allons voir beau jeu!
Devait de pareils charmes
Son cœur va prendre feu!

▼PHILINE▲
(s'adressant a Wilhelm)
En ce pauvre monde où nous sommes
Si toute femme est comme moi
Coquette, légère et sans foi.
Hélas! Que dirons-nous des hommes?

(Montrant Laërte)

Combien j'en connais comme lui,
Qui traînent chez nous leur ennui,
Se vantant de haïr les belles
Qu'ils n'ont pas eu l'art de charmer;
Et qui nous traitent d'infidèles
Sans avoir su se faire aimer.

▼WILHELM▲
(riant)
Très bien dit! Vous voilà vengée!

▼LAERTE▲
Bravo! l'affaire est engagée!...
Permettez, sans plus de façon,
Qu'on vous présente l'un à l autre.

(Présentant Wilhelm à Philine)

Monsieur Wilhelm Meister, un aimable garçon,
Qui vous offre son cœur en échange du vôtre.

(Présentant Philine à Wilhelm)

La signora Philine, un ange en falbala,
Qui vous trouve charmant et voudrait vous le dire.

(A Philine)

Décochez à monsieur votre plus doux sourire.

(A Wilhelm)

Offrez votre bouquet à madame...

(Il prend le bouquet et le donne à Philine)

Voilà!

Reprise de l'ensemble

▼WILHELM▲
(à part)
Que de grâce et de charmes!
Quels regards pleins de feu!
Les soupirs et les larmes
Sont ici hors de jeu!

▼PHILINE▲
(à part)
Essayons de nos charmes
Pour nous venger un peu.
Me voilà sous les armes,
Le reste n'est qu'un jeu!

▼LAERTE▲
(riant)
La belle est sous les armes,
Nous allons voir beau jeu!
Devant de pareils charmes
Son coeur va prendre feu!

▼PHILINE▲
(à Wilhelm)
Je vous prie, Monsieur, d'excuser
les folies de mon ami.

(à Laërte)

Vous, offrez-moi votre bras, s'il vous plaît.

▼LAERTE▲
Nous sortons?

▼PHILINE▲
Oui, je vous emmène pour soustraire
M. Meister à vos mauvais conseils.

▼LAERTE▲
(riant)
Et pour fuir comme le Parthe.

(Déclamant)

" En lui perçant le cœur
d'un dard empoisonné"

(D'un ton naturel)

Où allons-nous?

▼PHILINE▲
A l'aventure.

(Bas)

Ma bourse est vide...

▼LAERTE▲
Diable I... la mienne aussi!

▼PHILINE▲
Il s'agit de trouver par la ville un honnête joaillier
à qui je puisse vendre quelques bijoux.

▼LAERTE▲
(bas)
Vous êtes bien heureuse d'avoir
encore des bijoux à vendre!...

(Haut)

Allons.

▼PHILINE▲
(lui prenant le bras)
A propos,
avez-vous entendu parler de notre ami Frédéric?

▼LAERTE▲
En aucune façon.

▼PHILINE▲
Depuis huit jours qu'il ne m'a pas vue,
il doit être mort!

▼LAERTE▲
C'est probable,

(a Wilheim)

Nous vous retrouverons ici, n'est-ce pas?

▼PHILINE▲
(riant)
Certainement!
Est-ce qu'on s'en va quand on m'a vue!

▼LAERTE▲
On ferait mieux de s'en aller!

▼PHILINE▲
Insolent!

(a Wilheim)

A bientôt, Monsieur.

(Ils sortent)

Scène Sixième

(Wilhelm, puis Mignon)

▼WILHELM▲
(gaiement)
Voilà, pardieu!
une charmante fille!...
un peu folle... et très coquette sans doute,
mais charmante!

(Mignon sort timidement du hangar)

▼MIGNON▲
(a part)
Il est seul.

▼WILHELM▲
Laërte a beau dire, ses sages avis
ne m'empêcheront pas, je crois,
d'en devenir amoureux!...

(Apercevant Mignon)

Ah! c'est toi, pauvre enfant!

▼MIGNON▲
Le maître s'est endormi et je viens te remercier.

▼WILHELM▲
Bon!... ne m'as-tu pas remercié déjà
en me donnant ton bouquet?

▼MIGNON▲
Mon bouquet...

▼WILHELM▲
(à part)
Diable! je l'ai laissé prendre par Philine!

▼MIGNON▲
(à part)
Qu'en a-t-il fait?...

▼WILHELM▲
Le service que je t'ai rendu
ne mérite pas tant de reconnaissance.
Ce misérable voulait te battre,
je lui ai fait pour en le menaçant
et tu as échappé pour cette fois à sa colère.
Voilà tout.
Demain je ne serai plus là pour te défendre.

Musique à l'orchestre

▼MIGNON▲
Demain, dis-tu?
Qui sait où nous serons demain?
L'avenir est à Dieu!
le temps est dans sa main.

▼WILHELH▲
Quel est ton nom?

▼MIGNON▲
Us m'appellent Mignon,
Je n'ai pas d'autre nom.

▼WILHELM▲
Quel âge as-tu?

▼MIGNON▲
Les bois ont reverdi, les fleurs se sont fanées,
Personne n'a pris soin de compter mes années.

▼WILHELM▲
Quel est ton père? Quelle est ta mère?

▼MIGNON▲
Hélas! ma mère dort,
Et le grand diable est mort!

▼WILHELM▲
Le grand diable!
Que veux-tu dire?

▼MIGNON▲
C'était mon premier maître.

▼WILHELM▲
Celui qui t'a vendue à cet homme!...

(L'examinant avec intérêt)

Mais comment étais-tu tombée entre ses mains?
Parle!
Je puis peut-être venir à ton secours
et t'arracher à cette vie misérable!
On t'a volée à ta famille, sans doute?
N'as-tu pas conservé quelque souvenir de ton enfance?

(Mignon le regarde sans répondre)

Tu gardes le silence! Tu n'oses te confier à moi!

▼MIGNON▲
(cherchant à rappeler tes souvenirs, et comme se parlant à elle-même)
De mon enfance, une seule chose est restée
gravée dans mon esprit, précise
comme au premier jour.
Je m'étais écartée de la maison de mon père
et j'errais à l'aventure dalla campagne,
quand je me vis entourée par des hommes
à figure étrange.
Je les suppliai de me ramener chez mon père
en leur indiquant le chemin qu'ils devaient suivre;
ils me le promirent
et m'emmenèrent avec eux.
Mais, la nuit, comme ils croyaient que je dormais,
j'entendis l'un d'eux qui disait:
« Elle pourra nous être utile ; il faut lui faire quitter
son » pays au plus vite!... »

▼WILHELM▲
Dis-moi donc quelles contrées tu as traversées
pour venir jusqu'ici, vers quels lieux lointains
tu voudrais être ramenée.

▼MIGNON▲

I.
Connais-tu le pays
où fleurit l'oranger,
Le pays des fruits d'or et des roses vermeilles,
Où la brise est plus douce et l'oiseau plus léger,
Où dans toute saison butinent les abeilles?
Où rayonne et sourit, comme un bienfait de Dieu,
Un éternel printemps sous un ciel toujours bleu?
Hélas! que ne puis-je te suivre
Vers ce rivage heureux d'où le sort m'exila!
C'est là que je voudrais vivre,
Aimer et mourir I — c'est là!

II
Connais-tu la maison où l'on m'attend là-bas?
La salle aux lambris d'or
où des hommes de marbre m'appellent dans
la nuit en me tendant les bras, et la cour
où l'on danse à l'ombre d'un grand arbre?
Et le lac transparent où glissent sur les eaux
Mille bateaux légers pareils à des oiseaux?...
Hélas! que ne puis-je te suivre
Vers ce pays lointain d'où le sort m'exilai
C'est là que je voudrais vivre,
Aimer et mourir! — c'est là!...

▼WILHELM▲
Ce pays enchanté dont tu parles,
cette contrée heureuse dont ton cœur a gardé
le souvenir, n'est-ce pas l'Italie, chère petite?

▼MIGNON▲
(rêveuse)
L'Italie!... Je ne sais...

▼WILHELM▲
(à part)
Étrange créature!

(Jarno sort du hangar)

Scène Setième

(Les Mêmes, Jarno)

▼JARNO▲
Ah! ah! Il parait que l'enfant vous plait...
mon prince, vous voulez- me la débaucher!...

▼WILHELM▲
(avec colère, eu saisissant Jarno au collet)
Misérable! ne souille pas les oreilles de cette
enfant par tes infâmes soupçons!

▼JARNO▲
Non! je me contenterai de les lui frotter ce soir
en votre honneur.

▼WILHELM▲
Si tu oses la maltraiter encore, je te dénoncerai
à la justice qui saura te faire rendre cette pauvre
petite à la famille à laquelle tu l'as sans doute volée!

▼JARNO▲
Volée! tout le monde est témoin que je ne l'ai pas volée,
Monsieur, mais nourrie, élevée, comme mon enfant!
comme mon propre enfant!

▼WILHELM▲
Quelle est donc son origine?

▼JARNO▲
(d'un ton bourru)
Je l'ignore! Tout ce que j'en sais, c'est que j'en ai
hérité de mon frère qu'on avait surnommé le
Grand diable, à cause de ses merveilleux talents!
Au surplus, puisqu'elle vous intéresse si fort,
remboursez-moi ce qu'elle m'a coûté
en costumes et en nourriture, et vous déciderez
de son sort comme vous l'entendrez!

▼WILHELM▲
Soit. — J'accepte ta proposition.

▼JARNO▲
(étonné)
Ah! bah!

▼MIGNON▲
(à part)
Que dit-il?

▼WILHELM▲
(à Jarno)
Viens avec moi... je te donnerai l'argent
que tu demandes et, en retour, tu me signeras
un écrit qui rende la liberté à Mignon.

▼JARNO▲
Pourvu que je sois payé, je vous signerai
tout ce que vous voudrez.

▼WILHELM▲
Viens donc!

(a Mignon)

Dans un instant tu seras libre.
A bientôt, chère enfant.

(Il entraîne Jarno dans l'auberge)

Scène Huitième

(Mignon, puis Lothario)

▼MIGNON▲
Libre! libre! Est-ce vrai'?... L'ai-je entendu?

(Apercevant Lothario qui parait an fond)

Ah! viens partager ma joie et sois béni
comme lui, toi qui as pris ma défense!

▼LOTHARIO▲
Je te cherchais pour te faire mes adieux...
J'ai voulu to revoir avant de partir.

▼MIGNON▲
Pourquoi partir déjà?

▼LOTHARIO▲
Il le faut.

▼MIGNON▲
Seul!... sans guide!

(a part)

Pauvre vieillard privé de raison!

(Haut, avec intérêt)

Vas-tu au Nord ou au Midi?

▼LOTHARIO▲
Les hirondelles que tu vois glisser dans le ciel
s'enfuient vers le Midi; je vais là où elles vont!...

▼MIGNON▲
(tristement)
Que ne puis-je comme elles, à travers l'espace,
m'envoler vers ma patrie!
Donne-moi ton luth!...

▼LOTHARIO▲
Le voici.

▼MIGNON▲
Écoute.

(Elle chante en s'accompagnant sur la harpe)

Duetto

▼MIGNON▲
Légères hirondelles,
Oiseaux bénis de Dieu,
Ouvrez, ouvrez vos ailes,
Envolez-vous! Adieu

▼LOTHARIO▲
(l'écoutant)
Le vieux luter s'éveille
Sous ses jeunes doigts
Et semble, ô merveille!
Répondre à sa voix.

▼MIGNON▲
Fuyez vers la lumière.
Fuyez vite là-bas vers l'horizon vermeil!
Heureuse la première
Qui reverra demain le pays du soleil!

▼ENSEMBLE▲
Légères hirondelles,
Oiseaux bénis de Dieu,
Ouvrez, ouvrez vos ailes,
Envolez-vous! adieu I

(On entend dans la coulisse la voix et les éclats de rire de Philine)

▼MIGNON▲
Encore cette femme!
Je ne veux pas la voir! Viens!...

(Elle entraîne Lothario sous le hangar)

Scéne Neuvième

(Philine, Frédéric, puis Wilhelm et Jarno. Philine entre en riant aux éclats ; Frédéric la suit on secouant ses habits couverts de poussière)

▼PHILINE▲
Non! Laissez-moi rire, mon cher Frédéric...
cette façon de tomber à mes pieds, en passant
par-dessus la tète de votre cheval,
est tout à fait galante. Je ne vous savais pas
de cette force Sûr la voltige!...

▼FRÉDÉRIC▲
Oui, raillez! Quand j'ai crevé cette
malheureuse bête pour vous revoir plus vite!...

▼PHILINE▲
No voulez-vous pas que je lui paie
un tribut de larmes?
Quand je vous le disais,
que vous me reviendriez bientôt?
Est-ce que vous pouvez vivre loin de moi?

(Elle rit)

▼FRÉDÉRIC▲
Ah! cruelle!
vous me faites déjà repentir d'être revenu!

▼PHILINE▲
(riant)
Qui vous empêche de repartir?

(Wilhelm sort de l'auberge suivi de Jarno)

▼WILHELM▲
C'est entendu! Mignon est libre!

▼JARNO▲
C'est entendu! je vais lui donner ses
bardes et je vous l'envoie,

(a part)

Cent ducats! l'affaire est bonne!

(Il entre sous le hangar)

Scène Dixième

(Wilhelm, Philine, Frédéric)

▼PHILINE▲
(s'approchant de Wilhelm)
Comment! qu'entends-je là! Vous avez payé
la liberté de cette jeune bohémienne!
C'est fort généreux à vous.

▼WILHELM▲
Je l'ai interrogée, et elle m'a inspiré un vif intérêt.

▼PHILINE▲
Qu'en voulez-vous faire?

▼WILHELM▲
Je la laisserai ici, en apprentissage chez
quelque honnête ouvrière.

▼PHILINE▲
(riant)
Donnez-la moi plutôt; je lui apprendrai à jouer
la comédie... et elle m'enseignera, en retour,
la danse des œufs.

▼WILHELM▲
Ne vous moquez pas de cette malheureuse,
ce serait trop cruel de votre part.

▼FRÉDÉRIC▲
(à Philine d'au air furieux)
D'où sort celui-là?

(Il s'avance entre Wilhelm et Philine pour les séparer)

▼PHILINE▲
(passant devant lui)
Otez-vous de là.

(a Wilhelm)

M. Meister, je vous présente le jeune Frédéric,
un petit écolier qui s'est échappé pour moi
de l'Université, et que je ferai reconduire un jour
chez ses parents, lorsque je les connaîtrai.
Pour me suivre, il est capable de tout,
il se ferait volontiers souffleur,
allumeur de lampes, maître de ballet
ou coiffeur de la troupe!
Enfin, c'est un de mes adorateurs
les plus entêtés et les plus jaloux.
Il me quitte régulièrement tous les huit jours
et me revient régulièrement
huit jours après!

(Prenant la main de Frédéric)

M. Frédéric... approchez donc!...
je vous présente M. Wilhelm Meister,
un homme que vous aimerez, j'en suis sûre,
car notre ami Laërte lui a fait promettre
de ne pas me faire la cour.

▼WILHELM▲
(bas, en souriant)
Je n'ai rien promis.

▼FRÉDÉRIC▲
(à part)
La coquette!

▼WILHELH▲
(à part)
Elle est charmante!

▼PHILINE▲
(à part)
Il m'aime déjà!

(Haut)

Mais où donc est Laërte?

▼LAERTE▲
(du dehors)
Philine!... ma chère Philine!...

▼WILHELM▲
Le voici!...

Scène Onzième

(Les Mêmes, Laërte)

▼LAERTE▲
(entrant vivement une lettre à la main)
Victoire!

▼PHILINE▲
Qu'y a-t-il?...

▼LAERTE▲
Tiens, Frédéric!

(Lui tendant la main)

Bonjour!

▼FRÉDÉRIC▲
(d¡un air désolé)
Bonjour.

▼LAERTE▲
Ho! ho! quel air funèbre!

▼PHILINE▲
Il a crevé un cheval pour nous rejoindre!

▼LAERTE▲
(se tournant vers Frederick)
Pauvre béte!

▼FRÉDÉRIC▲
Qu'y a-t-il?...

▼LAERTE▲
Je parle du cheval.

▼PHILINE▲
Voyons vos nouvelles?

▼LAERTE▲
Nous triomphons de la mauvaise fortune,
ma chère! Nous allons vivre dans les délices
de Capoue et exercer nos talents devant
une assemblée digne de nous!

▼PHILINE▲
Comment cela?

▼LAERTE▲
Nos camarades se disposent à partir;
ils viendront nous rejoindre ici tout à l'heure.

(Lui donnant la lettre)

Et voici la lettre qui vous concerne.

▼PHILINE▲
Lisez-nous cela, Laërte.

▼LAERTE▲
(à Wilhelm)
Vous permettez?

(Ouvrant la lettre et lisant)

« Ma toute belle, pour fêter dignement le passage
du prince de Tiefenbach qui doit s'arrêter
quelques jours dans mon château, j'ai pensé
à lui donner le plaisir de quelques représentations
dramatiques, et j'ai fait mander à vos camarades
que je les attendais aujourd'hui même;
pour vous, ma toute belle, qui êtes l'étoile
de cette compagnie, je vous envoie
un carrosse pour faire commodément la route.
J'espère que vous accepterez cette invitation
et que vous n'aurez pas à vous plaindre
de l'hospitalité que vous recevrez chez votre plus
dévoué admirateur et ami.
Le baron de Rosemberg. »

▼FRÉDÉRIC▲
Mon oncle!

▼PHILINE▲
(éclatant de rire)
Votre oncle! Le baron est votre oncle!

▼FRÉDÉRIC▲
Hélas! oui.

▼PHILINE▲
Eh bien! soyez tranquille!
Je lui en dirai de belles sur votre compte!

▼FRÉDÉRIC▲
Vous acceptez donc son invitation?

▼PHILINE▲
Avec empressement!...
Et son carrosse aussi!

▼FRÉDÉRIC▲
Mais...

▼PHILINE▲
Quoi?

▼FRÉDÉRIC▲
Je le connais, mon oncle!... il est homme à...

▼PHILINE▲
A vous disputer mon cœur!...
et à vous déshériter pour mes beaux yeux!
nous rirons!

▼FRÉDÉRIC▲
(exaspéré)
Morbleu!

(Il remonte au fond et va causer avec Laërte)

▼PHILINE▲
(se tournant vers Wilhelm)
Quant à vous, cher monsieur,
s'il vous prenait fantaisie de nous accompagner,
je vous présenterais au baron
comme le poète de la troupe...

▼WILHELM▲
(souriant)
Moi?

▼PHILINE▲
Pourquoi non?
Cette petite fête promet d'être charmante!..
Et l'on n'a pas tous les jours l'occasion de voir de près
un prince de Tiefenbach!
Si vous venez, d'ailleurs...
vous me ferez plaisir.
C'est convenu, n'est-ce pas?

(Elle remonte tors l'auberge)

▼FRÉDÉRIC▲
Philine!

▼PHILINE▲
Vous!...

(Elle monte l'escalier qui conduit à sa chambre)

si Vous vous avisez de nous suivre...
je vous livre à votre oncle!

▼FRÉDÉRIC▲
Philine!...

▼PHILINE▲
(sur le balcon)
Adieu!

(Elle entre en riant chez elle et ferme la porta)

▼LAERTE▲
Elle se moque de vous, mon cher.

▼FRÉDÉRIC▲
Si je le croyais!

▼LAERTE▲
Vous pouvez en être sûr.

▼FRÉDÉRIC▲
Maudite coquette! maudit baron!... maudite lettre!...

(Tendant la main à Laërte)

Au revoir, Laërte.

(Tournant le dos à Wilheim)

Vous, Monsieur... je ne vous salue pas!

▼WILHELM▲
Plaît-il?

(Laërte retient Wilheim; Frédéric sort furieux)

Scène Douzième

(Laërte, Wilhelm)

▼LAERTE▲
La jalousie lui fait perdre la tête!...
Il vous croit déjà dans
les bonnes grâces de sa belle!

▼WILHELM▲
Moi! quelle folie!

▼LAERTE▲
Oui, les amoureux sont toujours fous!
surtout ceux que Philine a ensorcelés...
comme celui-là!
Vous savez ce que je vous ai dit là-dessus...
Je vais payer ma note et je reviens vous serrer
la main si nous devons nous séparer.

(Il entre dans l'auberge)

▼WILHELM▲
(rêvant)
La suivre dans ce château...
pourquoi pas?...

Scène Treizième

(Wilhelm, Mignon, puis Lothario)

▼MIGNON▲
(accourant vers Wilhelm)
Me voici! tu m'as rachetée,
A ton gré dispose de moi!

▼WILHELM▲
Je sais en cette ville, où le sort t'a jetée,
D'honnêtes gens chez qui tu seras bien traitée.

▼MIGNON▲
(vivement)
Pourquoi me séparer de toi!

▼WILHELM▲
(souriant)
Je ne puis t'emmener avec moi, pauvre fille!
Et m'imposer les soins d'un
père de famille.

▼MIGNON▲
Ne peux-tu m'habiller comme un jeune garçon.
Et me laisser porter ta livrée.

▼WILHELM▲
(lui prenant les mains)
A quoi bon?

▼MIGNON▲
(avec un élan passionné)
Envers qui me délivre
Je voulais m'acquitter!
J'étais prête à te suivre
Pour ne plus te quitter!

▼WILHELM▲
Des mains de ce sauvage
Libre pour un peu d'or,
Quel nouvel esclavage
Veux-tu subir encor?

▼MIGNON▲
(tristement)
C’est bien!... puisque ta main
sans pitié me repousse,

(Montrant Lothario qui paraît sur le seuil du hangar)

Je pars avec lui!...

▼LOTHARIO▲
(accourant vers Mignon et l’entourant de ses bras)
Viens! La libre vie est douce!
A l'ombre des grands bois
sous le ciel étoile,
Nous trouverons un lit de fougère et de mousse
Et tu partageras le pain de l'exilé!...

(Il veut entraîner Mignon)

▼WILHELM▲
(l'arrêtant)
Non! pauvre enfant!
pour toi l'avenir m'épouvante!
Jeune fille ou garçon, serviteur ou servante,
Reste avec moi si tu le veux!
Le sort en est jeté!
¡Je me rends à tes vœux!

Ensemble

▼MIGNON▲
(baisant la main de Wilhelm avec transport)
Envers qui me délivre
Je pourrai m'acquitter!
Je suis prête à te suivre
Pour ne plus te quitter!

▼WILHELM▲
(lui souriant avec bonté)
L'ami qui te délivre
Ne doit plus te quitter!
Libre à toi de me suivre;
Il faut te contenter.

▼LOTHARIO▲
(à part, retombant dans son extase habituelle)
Dieu bon! laissez-moi vivre
Espérer et chanter!...

Scène Quatorzième

(Les mêmes, comédiens et comédiennes, Philine, Laërte, Jarno, .les bohémiens, bourgeois et paysans. Les comédiens envahissent la cour de l'auberge. Ils sont en habits de voyage et portent sur l'épaule on à la main des paquets et des valises qui contiennent leurs bardes de théâtre. La duègne tient un carlin entre ses bras. L’amoureux de la troupe s'abrite sous un léger parasol vert)

▼WILHELM▲
Ah! voici déjà toute la troupe comique
qui se prépare à partir avec Philine!

▼CHŒUR DES COMÉDIENS▲
En route, amis, plions bagage!
La chance nous sourit enfin!
Que la gaîté soit du voyage,
Au diantre la soif et la faim!
Oublions nos repas d'auberge,
Et saluons, chapeau levé,
Ce vieux castel où l'on héberge
Les histrions sur le pavé!

▼LES COMÉDIENNES▲
(avec dépit)
C’est, je gage, à Philine
Que le baron destine
Ces laquais élégants
Et ces chevaux fringants!

(Les bohémiens sortent du hangar. Les bourgeois et les paysans se pressent au fond delà scène; un laquais fend la foule des curieux et vient saluer Philine qui descend l'escalier de sa chambre, au bras de Laërte)

▼PHILINE▲
Qui m'aime, me suive!
Et toi, Dieu des amours,
Sois notre convive,
A ton appel j'accours!

▼LAERTE▲
(au laquais)
Nous vous suivons,

(Aux garçons d'auberge qui portent colles de Philine)

Allez devant, vous autres!

(Aux comédiens)

Je vous précède, amis, pour vous mieux recevoir!
Un splendide festin vous attendra ce soir!

▼LES COMÉDIENS▲
Vivat!

▼PHILINE▲
(bas à Wilhelm, lui tendant la main)
Et vous, Monsieur,
n'êtes-vous pas des nôtres?...
Grâce au galant seigneur
Qui, pour nous faire honneur,
Nous prête son carrosse,
Nous allons voyager, et nous faire héberger,
Comme en un jour de noce!

▼WILHELM▲
(portant la main de Philine a ses lèvres)
Oui, je veux vous revoir!
Je serai de la fête!

▼PHILINE▲
Adieu donc, cher poète!
J'emporte cet espoir;
Et voilà pour ce soir,
Mon seul bouquet de fête!

(Elle montre à Wilhelm le bouquet qu'elle a reçu de lui. Mignon qui reparaît, son paquet à la main, s'approche vivement et reconnaît les fleurs qu'elle a données à Wilhelm)

▼MIGNON▲
(à part)
Mon bouquet!

▼WILHELM▲
(à Mignon)
Qu'as-tu donc?

▼MIGNON▲
Rien.

▼PHILINE▲
(bas à Laërte)
Il m'aime!

▼LAERTE▲
(riant)
Il est pris!

▼MIGNON▲
(montrant Lothario)
Vois, de mes pauvres fleurs
il n'a point fait mépris!
II n'a pas rejeté mon bouquet, lui...

▼WILHELM▲
(bas en souriant)
Pardonne!
Je ne l'ai pas offert... on me l'a pris.

▼MIGNON▲
C'est bien!... emmène-moi!...
Je t'appartiens!... Ordonne!

(Aux bohémiens)

Vous dont j'ai partagé
La honte et la misère, Adieu!...

(A l'enfant en lui passant une médaille au cou)

Toi, pauvre enfant, sois un jour protège
Par cette humble médaille!

(A Jarno)

Et toi, dont la colère.!
M'a si souvent fait peur... hélas!

(Lui tendant la main)

Adieu!
Mignon ne t'en veut pas!

▼LES COMÉDIENS▲
(au fond)
Adieu, Philine, et bon voyage!

▼LES BOURGEOIS▲
(au fond)
Adieu, la belle, et bon voyage!

▼LES BOHÉMIENS▲
Adieu, Mignon et bon voyage!

▼LOTHARIO▲
J'entends au loin gronder l'orage.

▼LES COMÉDIENS▲
En route, amis! plions bagage
La chance nous sourit enfin!
Que la gaîté soit du voyage!
Au diantre la soif et la faim!
Oublions nos repas d'auberge,
Et saluons, chapeau levé,
Ce vieux castel où l'on héberge
Les histrions sur le pavé!

(Wilhelm fait un dernier signe d'adieu à Philine. Les comédiens et les comédiennes se disposent à partir. Lothario s'assoit pensif sur le devant de la scène. Mignon s'arrête an milieu du théâtre, les yeux fixés sur "Wilhelm)
ACTE PREMIER


(Une cour de taverne allemande. A gauche, corps de bâtiment dont l'un des côtés fait face au public. Au premier étage, porte vitrée donnant sur le perron d'un escalier extérieur qui descend dans la cour. A droite, un hangar. Table et tonnelles)

Scène Première

(Bourgeois, puis Lothario. Les bourgeois sont attablés et boivent; quelques garçons de taverne sont occupés a les servir)

CHŒUR DES BOURGEOIS
Bons bourgeois et notables,
Assis autour des tables,
Fumons tranquillement,
Et buvons en fumant!
La bière brune ou blanche,
Écume dans les pots!
C'est aujourd'hui dimanche;
C'est le jour du repos!

(Lothario parait au fond sur le seuil de la taverne. Il s'avance lentement, s'arrête au milieu de la cour et chante en s'accompagna sur on luth)

LOTHARIO
Fugitif et tremblant, je vais de porte en porte,
Où le hasard me guide,
où l'orage m'emporte!
Des misérables Dieu prend soin!
Elle vit! Elle vit! Et je cherche sa trace!
Je me repose un jour, un seul jour,
et je passe!...
Je vais plus loin, toujours plus loin!

UN BOURGEOIS
(à ses voisins)
Oui; c'est Lothario, le vieux chanteur nomade.

DEUXIÈME BOURGEOIS
On dit que le malheur a troublé sa raison.

UN BOURGEOIS
D'où vient-il?

DEUXIÈME BOURGEOIS
On l'ignore.

CHŒUR
Allons, mon camarade!
Viens boire, et laisse-là ta plaintive chanson!
On fait asseoir Lothario sous la tonnelle,
et on lui verse à boire.

REPRISE DU CHŒUR
Bons bourgeois et notables,
Assis autour des tables,
Fumons tranquillement,
Et buvons en fumant.
La bière brune et blanche
Écume dans les pots!
C'est aujourd'hui dimanche,
C'est le jour du repos!

(Quelques buveurs remontent au fond et se groupent sur le seuil de taverne)

Scène Seconde

(Les Mêmes, Jarno, Safari, Zingari, Paysans de la Foret Noire, puis Philine et Laërte sur le balcon, puis Mignon)

QUELQUES PAYSANS
(entrant)
Place, amis! faites place aux enfants de Bohême,
Aux tsiganes, aux zingari!...
Voici toute la bande avec Jarno lui-même,
Et son compère Zafari!

(Entrée des Bohémiens. La bande défile autour du théâtre. Un chariot couvert d'une toile grossière et chargé d'oripeaux de toutes sortes, est traîné sur le devant de la scène par deux ou trois zingari en haillons. Jarno est debout sur le chariot. Mignon, enveloppée d'un vieux manteau rayé, dort sur une botte de paille au fond du chariot. Un groupe de danseurs, le tambour de basque en main, s'élance en scène. Zafari saisit son violon et donne le signal de la danse. Un tambourin et un hautbois l’accompagnent)

PHILINE
(paraissant sur le balcon suivie de Laërte)
Laërte, ami Laërte, accourez au plus vite!
Voilà qui nous promet un spectacle engageant!...
Mais ne vous moquez pas et soyez indulgent!
A vous asseoir je vous invite.

(Laërte s'asseoit sur le balcon a côté de Philine)

Danse bohèmienne

CHŒUR
Plus vives que l'oiseau des cieux,
Plus rapides que l'éclair même,
Filles d'Égypte et de Bohême,
Frappez le sol d'un pied joyeux!...
Ta, la, ralla! ta, la, ralla!
O filles de Bohême,
Filles au cœur joyeux,
Vous aimez, on vous aime,
Et tout est pour le mieux!...

(Jarno s'avance au milieu du théâtre et salue l'assemblée. Quelques pièces de monnaie tombent à ses pieds. Zafari les ramasse)

JARNO
Pour gagner maintenant toute votre indulgence,
Et vous remercier de vos dons généreux,
Mignon va vous montrer sa vive intelligence
En dansant devant vous le fameux
pas des œufs!

LE CHŒUR, PHILINE, LAERTE
Vivat! rapprochons-nous d'eux
Ma foi! restons-là tous deux
Pour voir la danse des oeufs.
Pour voir la danse des œufs.

JARNO
(se tournant vers Zafari)
Toi, Zafari, prépare
Ton concerto le plus savant!...

(Aux autres Zingari)

Couvrez le sol d'un tapis rare!...

(S'approchant du chariot et réveillant Mignon)

Et toi, Mignon, debout! en avant! en avant!

(Zafari prélude sur son violon. Une vieille zingara couvre le sol d'un lambeau de tapis. Les œufs y sont déposés par un enfant. Mignon s'éveille a la voix de Jarno et s'avance au milieu du cercle des curieux. Elle tient un bouquet de fleurs sauvages à la main et semble sortir d'un rêve)

PHILINE
(à Jarno, du haut du balcon)
Holà! mon cher monsieur,
vous plait-il de nous dire
Quel est ce pauvre enfant
qui semble vous maudire
De l'avoir de la sorte éveillé sans façon?...
Est-ce une fille? est-ce un garçon?...

UN GROUPE DE VIEUX BOURGEOIS
Ces filles de Bohême
Ont de fort jolis yeux,
Et ma femme elle-même
Ne danserait pas mieux!...

JARNO
Ni l'un ni l'autre, belle dame,
Ni garçon, ni fille, ni femme.

PHILINE
Qu'est-ce donc alors?

JARNO
(écartant le manteau qui couvre Mignon)
C'est Mignon.

(Philine et le chœur éclatent de rire)

MIGNON
(à part)
Ces yeux fixés sur moi... Ce rire qui m'outrage!...
Retrouve ta fierté, mon cœur et ton courage!...

JARNO
Allons, saute, Mignon!

MIGNON
(frappant la terre de son pied nu)
Non, non, non, non!
Je brave ta menace!
De t'obéir à la fin je suis lasse!

JARNO
Tu refuses!

(Se tournant vers les zingari)

Holà! vous autres, mon bâton!

LAERTE, PHILINE, CHŒUR
Danse, Mignon,
Gare au bâton!

JARNO
Danse, Mignon,
Méchant démon,
Ou mon bâton
Saura te mettre à la raison!

MIGNON
Non, non, non, non, non, non!

LOTHARIO
(courant à Mignon qu'il étreint dans ses bras)
Reprends courage!
Viens, pauvre enfant,
Contre sa rage
Je te défends!

JARNO
(avec colère)
Au diable! au diable!
Vil misérable!

(Il repousse violemment Lothario)

Danse, Mignon!
Méchant démon!
Ou mon bâton
Saura te mettre à la raison!

MIGNON
Non, non, non, non, non, non!

(Jarno lève' son bâton sur Mignon. Entre Wilhelm en habit de voyage, suivi d'un valet qui porte sa valise et son manteau)

Scène Troisième

(Les Mêmes, Wilhelm)

WILHELM
(s'élançant an secours de Mignon, et retenant le bras de Jarno)
Holà! coquin! arrête, ou ton heure est venue!

JARNO
Hein? Plait-il?

WILHELM
(tirant un pistolet de sa poche)
Si tu fais un seul pas je te tue!

JARNO
C'est bon! Je me tiens coi!

(D'un ton lamentable)

Mais je suis ruiné!
Qui de vous me paîra ma recette perdue?

PHILINE
(sur le balcon, jetant sa bourse à Jarno)
Tiens donc! Prends et tais-toi!
que tout soit pardonné.

MIGNON
(partageant son bouquet entre Wilhelm et Lothario)
A vous ces fleurs, amis,
qui m'avez défendue!...

Concertante

WILHELM
Qui diantre aurait pu prévoir
Cette bizarre aventure!
Mon cœur, pauvre créature,
M'a seul dicté mon devoir!

JARNO
Messieurs, revenez nous voir,
Oubliez cette aventure,
Vous serez, je vous le jure,
Très contents de nous ce soir.

PHILINE
(à part)
Quel est, je veux le savoir,
Ce beau coureur d'aventure?
Il nous cache sa figure
Et n'a pas l'air de nous voir.

LE CHŒUR
(à Jarno)
Nous reviendrons tous vous voir
Tant que le dimanche dure,
On chemine à l'aventure
Et l'on vient danser le soir.

LAERTE
(à Philine)
Ce beau garçon à l'œil noir,
Ce beau coureur d'aventure
Quel est-il? ah! je le jure,
Vous brûlez de le savoir.

MIGNON
(priant à l'écart)
O Vierge, mon seul espoir,
Protège ta créature!
Je me courbe sans murmure
Devant ton divin pouvoir!

LOTHARIO
(immobile et l'œil fixe, touchant les cordes de sa harpe)
Sous le voile obscur du soir.
Et sous la verte ramure,
Un homme à la lourde armure
Arrête son coursier noir!

(Les bourgeois sortent par le fond. arno et les Bohémiens se retirent dans le hangar. Mignon les suit et Lothario s'éloigne lentement. Philine parle bas a Laërte en lui montrant Wilhelm du doigt. Elle rentre chez elle en riant et Laërte descend dans la cour par l'escalier extérieur)

Scène Quatrième

(Wilhelm, Laërte)

WILHELM
(parlant au valet qui le suit)
Qu'on prenne soin de nos chevaux
et qu'on mette ma valise en lieu sûr...
quant à moi, je déjeunerai ici,
sous lés arbres.

(Le valet entre à l'alberge)

LAERTE
(s'approchant pour saluer Wilhelm)
Monsieur...

WILHELM
(lui rendant son salut)
Monsieur...

LAERTE
Je suis chargé par la jeune dame qui était tout
à l'heure avec moi sur ce balcon,
de vous faire ses compliments pour la façon
vraiment chevaleresque dont vous avez secouru
cette petite bohémienne contre les coups
de canne de son gracieux maître.

WILHELM
Ce que j'ai fait, Monsieur,
tout autre l'eût fait à ma place.

LAERTE
J'avoue que j'allais descendre,
quand vous avez paru sur le seuil
comme un Dieu sauveur;
et si je me suis arrêté en chemin,
c'est uniquement pour vous laisser la gloire
de votre bonne action.

WILHELM
Je vous en remercie.

LAERTE
Nos cours sont faits
pour se comprendre.

(Ils se saluent)

Permettez-moi, monsieur,
de vous dire maintenant qui nous sommes.
Il est bon quelquefois de savoir à qui l'on parle.
Je me nomme Laërte et la dame du balcon
a nom Philine.
Vous voyez en nous les derniers débris d'une
troupe de comédiens dont le directeur a,
comme on dit, mis la clef sous la porte
et décampé sans payer personne.
Le fait en soi n'a rien d'extraordinaire,
et nos pareils sont habitués de longue main
à ces petits accidents de la vie de théâtre.
Quelques. uns de nos camarades sont dispersés
dans la ville, où ils végètent en attendant
une occasion favorable...
Philine compte sur sa bonne étoile
et épuise gaiement ses dernières ressources
sans s'inquiéter de l'avenir;
quant à moi, je profite de l'occasion
pour jouir de ma liberté, pour désapprendre
toutes les sottises dont messieurs les poètes
m'ont bourré la cervelle, pour dormir et manger
à mes heures, et redevenir
un citoyen comme un autre!

(Déclamant)

Mais un heureux hasard vous
met sur mon chemin,
Et je me fais honneur de toucher votre main!...

(D'un ton naturel)

Pardon!... l'habitude!...

WILHELM
(souriant)
‘Ne vous gênez pas pour moi;
les vers ne me font pas peur.

LAERTE
Seriez-vous poète?

WILHELM
A mes moments perdus.

LAERTE
Diable!

WILHELM
Mais jamais à jeun; rassurez-vous!

(une servante vient mettre le couvert)

Vous plaît—il, cher monsieur,
de partager mon modeste déjeuner?

LAERTE
Volontiers!

WILHELM
(à la servante qui prépare la table)
Deux couverts...

(A Laërte)

Nous aurons tout le loisir de causer
et de fêter, le verre en main,
notre heureuse rencontre.

LAERTE
Mille grâces, cher monsieur?...

WILHELM
Wilhelm Meister.
Et puisque vous m'avez dit qui vous êtes,
je ne puis faire autrement que d'imiter votre
franchise jusqu'au bout.
Confidence pour confidence : je suis le fils
d'un honnête bourgeois de Vienne.
J'ai quitté, il y a un an à peine, les bancs
de l'université pour recueillir l'héritage paternel
et faire mes premiers pas dans la vie.
Je suis jeune, je suis riche, je suis libre!...
amoureux... de l'amour!
ami des beaux vers et de toutes les belles
choses, curieux de voir le monde, et impatient
de rencontrer de folles aventures!

LAERTE
(déclamant)
O jeunesse!

WILHELM
(se levant)
Je veux parcourir notre vieille Allemagne,
Je veux voir la France et l'Italie
et semer mon argent sur le sable
de toutes les grandes routes!...

Rondeau

Oui, je veux par le monde
Promener librement
Mon humeur vagabonde!
Au gré de mes désirs, je veux courir gaîment
Tout m'attire ou m'enchante,
Tout est nouveau pour moi ;
Et je ris et je chante, et ne suis que ma loi!
O maison paternelle!
Je te fais mes adieux, Et j'ouvre enfin mon aile
Comme un oiseau joyeux!...
Oui, je veux par le monde
Promener librement
Mon humeur vagabonde!
Au gré de mes désirs, je veux courir gaîment!
Si l'amour sur ma route
Ce soir me tend la main.
Je m'arrête et l'écoute
Sans attendre à demain!
Mon cœur n'est point rebelle
Au doux, plaisir d'aimer, et la voix d'une belle
Est prompte à me charmer!
Mais la femme rêvée
Qu'on appelle tout bas,
Je ne l'ai point trouvée!
Je ne la connais pas!...
Est-elle noble et belle? Est-elle brune ou blonde?
Peu m'importe vraiment!
Moi, je veux, par le monde
Promener librement
Mon humeur vagabonde!
Au gré de mes désirs,
je veux courir gaiement!

LAERTE
Le déjeuner est servi.

WILHELM
A table donc!

LAERTE
A table!

(Riant)

Un vrai déjeuner sous de vrais arbres...
en compagnie d'un galant homme...
qui n'a jamais joué la comédie!...
c'est charmant, sur ma parole!

(ils s'attablent)

WILHELM
Servez-vous sans façon, je vous prie.

LAERTE
Voilà, pardieu! un poulet qui n'est point en carton peint...
permettez-moi de le découper... pour de bon.

(il découpe le poulet)

WILHELM
Diable!... il me paraît dur...

LAERTE
Bah! avec de la vigueur... et de bonnes dents!

WILHELM
A votre santé!

LAERTE
A la vôtre.

WILHELM
Que dites-vous de ce petit vin du Rhin?

LAERTE
Du Johannesburg... d'Alsace!...

(il boit et mange)

Ainsi, cher monsieur...
Wilhelm Meister, vous vous proposez
de parcourir le mondé entier...
Eh bien! prenez garde de vous arrêter
à la première étape!

WILHELM
Comment?

LAERTE
N'allez pas, veux-je dire,
vous empêtrer tout d'abord dans
quelque piège amoureux!

(Mordant avec rage dans une aile de poulet)

Décidément les poulets d'auberge ne valent pas
mieux que ceux de théâtre!...
Celui-ci n'est pas en carton... non!...
il est en bois!

WILHELM
(riant)
C'est un coq.

LAERTE
Gaulois!

WILHELM
Oui... Il est un peu vieux.

LAERTE
Et le vin est jeune!

(il boit)

Moi qui vous parle, Monsieur,
j'étais parti comme vous... de mon village,
pour aller... jusqu'à la lune... avec mes vingt ans
et les écus de mon oncle défunt!...

(Faisant un effort pour avaler)

Ah! l'animal!

WILHELM
(riant)
Votre oncle!...

LAERTE
Non... le coq!... ma foi I j'y renonce!...

(il repousse son assiette)

A notre première halte, j'entre dans une grange
où des histrions de campagne jouaient
la comédie. J'avise, à la lueur des chandelles,
certaine fille de quinze ans, blonde comme
les blés! avec des yeux de myosotis, —
c'était l'ingénue de la troupe.
J'en deviens amoureux sur l'heure.
Je me déclare le lendemain,
et je l'épouse huit jours après.
Mais le soir même de la noce, monsieur,
je surprends un autre... Roméo aux pieds
de Juliette!
je me bats, je suis blessé, et le vainqueur s
e sauve avec ma femme et mon argent!
J'avais passe en quelque jours par toutes
les émotions de l'amant, du fiancé, du mari
et... du veuf!...

(il boit)

mon désir do voyager était passé,
ma soif d'aventures était satisfaite...
El le diable finalement me fit comédien!...
Vous voyez que je ne suis pas payé
pour aimer mon métier, et que j'ai mes raisons
pour vous dire de prendre garde aux femmes!...

WILHELM
(souriant)
Vous paraissez pourtant fort bien
avec la dame du balcon.

LAERTE
Qui, Philine? Cela ne tire pas à conséquence,
je vous jure.
Nous connaissons beaucoup trop
pour nous aimer.

WILHELM
Bah!

(Philine entre ouvre la fenêtre et s'avance sur le balcon pour écouter. Elle a remplacé son peignoir du matin par une élégante robe do voyage)

LAERTE
Nous nous sommes débité de si belles choses
en vers devant le public, que nous ne trouvons
plus rien à nous dire en prose,
quand nous sommes seuls face à face.

WILHELM
(riant)
Vraiment!

LAERTE
Les loups d'ailleurs ne se dévorent pas
entre eux, vous savez?

WILHELM
On le dit.

LAERTE
Mais vous, c'est différent!
Vous n'êtes pas du métier!
Vous êtes jeune, ardent, curieux...
et plein d'illusions! Méfiez vous de la dame!
Je suis trop son ami et je tiens trop à devenir
le vôtre pour ne pas vous donner ce bon avis.

WILHELM
Mais...

LAERTE
Vive, coquette, rusée, menteuse et vaine
comme toutes ses pareilles;
plus légère que le vent, plus perfide que l'onde,
plus changeante que la lune ; c’est avec tous
ces défauts la plus dangereuse fille
que je connaisse!
Buvons à sa santé!

(Ils trinquent et boivent. Philine descend l'escalier pendant les dernières paroles de Laërte)

Scène Cinquième

(Les Mêmes, Philine)

Terzetto

PHILINE
Eh! quoi! mon cher Laërte, en vidant votre verre,
N'ajouterez-vous rien à ce portrait charmant?

WILHELM
(saluant Philine)
Il vous juge en ami sévère,
Et vos beaux yeux disent qu'il ment.

PHILINE
Je vous sais gré du compliment.

Ensemble

PHILINE
(à part)
Essayons de nos charmes
Pour nous venger un peu.
Me voilà sous les armes,
Le reste n'est qu'un jeu!

WILHELM
(à part)
Que de grâces et de charmes!
Quels regards pleins de feu!
Les soupirs et les larmes
Sont ici hors de jeu.

LAERTE
(riant)
La voilà sous les armes,
Nous allons voir beau jeu!
Devait de pareils charmes
Son cœur va prendre feu!

PHILINE
(s'adressant a Wilhelm)
En ce pauvre monde où nous sommes
Si toute femme est comme moi
Coquette, légère et sans foi.
Hélas! Que dirons-nous des hommes?

(Montrant Laërte)

Combien j'en connais comme lui,
Qui traînent chez nous leur ennui,
Se vantant de haïr les belles
Qu'ils n'ont pas eu l'art de charmer;
Et qui nous traitent d'infidèles
Sans avoir su se faire aimer.

WILHELM
(riant)
Très bien dit! Vous voilà vengée!

LAERTE
Bravo! l'affaire est engagée!...
Permettez, sans plus de façon,
Qu'on vous présente l'un à l autre.

(Présentant Wilhelm à Philine)

Monsieur Wilhelm Meister, un aimable garçon,
Qui vous offre son cœur en échange du vôtre.

(Présentant Philine à Wilhelm)

La signora Philine, un ange en falbala,
Qui vous trouve charmant et voudrait vous le dire.

(A Philine)

Décochez à monsieur votre plus doux sourire.

(A Wilhelm)

Offrez votre bouquet à madame...

(Il prend le bouquet et le donne à Philine)

Voilà!

Reprise de l'ensemble

WILHELM
(à part)
Que de grâce et de charmes!
Quels regards pleins de feu!
Les soupirs et les larmes
Sont ici hors de jeu!

PHILINE
(à part)
Essayons de nos charmes
Pour nous venger un peu.
Me voilà sous les armes,
Le reste n'est qu'un jeu!

LAERTE
(riant)
La belle est sous les armes,
Nous allons voir beau jeu!
Devant de pareils charmes
Son coeur va prendre feu!

PHILINE
(à Wilhelm)
Je vous prie, Monsieur, d'excuser
les folies de mon ami.

(à Laërte)

Vous, offrez-moi votre bras, s'il vous plaît.

LAERTE
Nous sortons?

PHILINE
Oui, je vous emmène pour soustraire
M. Meister à vos mauvais conseils.

LAERTE
(riant)
Et pour fuir comme le Parthe.

(Déclamant)

" En lui perçant le cœur
d'un dard empoisonné"

(D'un ton naturel)

Où allons-nous?

PHILINE
A l'aventure.

(Bas)

Ma bourse est vide...

LAERTE
Diable I... la mienne aussi!

PHILINE
Il s'agit de trouver par la ville un honnête joaillier
à qui je puisse vendre quelques bijoux.

LAERTE
(bas)
Vous êtes bien heureuse d'avoir
encore des bijoux à vendre!...

(Haut)

Allons.

PHILINE
(lui prenant le bras)
A propos,
avez-vous entendu parler de notre ami Frédéric?

LAERTE
En aucune façon.

PHILINE
Depuis huit jours qu'il ne m'a pas vue,
il doit être mort!

LAERTE
C'est probable,

(a Wilheim)

Nous vous retrouverons ici, n'est-ce pas?

PHILINE
(riant)
Certainement!
Est-ce qu'on s'en va quand on m'a vue!

LAERTE
On ferait mieux de s'en aller!

PHILINE
Insolent!

(a Wilheim)

A bientôt, Monsieur.

(Ils sortent)

Scène Sixième

(Wilhelm, puis Mignon)

WILHELM
(gaiement)
Voilà, pardieu!
une charmante fille!...
un peu folle... et très coquette sans doute,
mais charmante!

(Mignon sort timidement du hangar)

MIGNON
(a part)
Il est seul.

WILHELM
Laërte a beau dire, ses sages avis
ne m'empêcheront pas, je crois,
d'en devenir amoureux!...

(Apercevant Mignon)

Ah! c'est toi, pauvre enfant!

MIGNON
Le maître s'est endormi et je viens te remercier.

WILHELM
Bon!... ne m'as-tu pas remercié déjà
en me donnant ton bouquet?

MIGNON
Mon bouquet...

WILHELM
(à part)
Diable! je l'ai laissé prendre par Philine!

MIGNON
(à part)
Qu'en a-t-il fait?...

WILHELM
Le service que je t'ai rendu
ne mérite pas tant de reconnaissance.
Ce misérable voulait te battre,
je lui ai fait pour en le menaçant
et tu as échappé pour cette fois à sa colère.
Voilà tout.
Demain je ne serai plus là pour te défendre.

Musique à l'orchestre

MIGNON
Demain, dis-tu?
Qui sait où nous serons demain?
L'avenir est à Dieu!
le temps est dans sa main.

WILHELH
Quel est ton nom?

MIGNON
Us m'appellent Mignon,
Je n'ai pas d'autre nom.

WILHELM
Quel âge as-tu?

MIGNON
Les bois ont reverdi, les fleurs se sont fanées,
Personne n'a pris soin de compter mes années.

WILHELM
Quel est ton père? Quelle est ta mère?

MIGNON
Hélas! ma mère dort,
Et le grand diable est mort!

WILHELM
Le grand diable!
Que veux-tu dire?

MIGNON
C'était mon premier maître.

WILHELM
Celui qui t'a vendue à cet homme!...

(L'examinant avec intérêt)

Mais comment étais-tu tombée entre ses mains?
Parle!
Je puis peut-être venir à ton secours
et t'arracher à cette vie misérable!
On t'a volée à ta famille, sans doute?
N'as-tu pas conservé quelque souvenir de ton enfance?

(Mignon le regarde sans répondre)

Tu gardes le silence! Tu n'oses te confier à moi!

MIGNON
(cherchant à rappeler tes souvenirs, et comme se parlant à elle-même)
De mon enfance, une seule chose est restée
gravée dans mon esprit, précise
comme au premier jour.
Je m'étais écartée de la maison de mon père
et j'errais à l'aventure dalla campagne,
quand je me vis entourée par des hommes
à figure étrange.
Je les suppliai de me ramener chez mon père
en leur indiquant le chemin qu'ils devaient suivre;
ils me le promirent
et m'emmenèrent avec eux.
Mais, la nuit, comme ils croyaient que je dormais,
j'entendis l'un d'eux qui disait:
« Elle pourra nous être utile ; il faut lui faire quitter
son » pays au plus vite!... »

WILHELM
Dis-moi donc quelles contrées tu as traversées
pour venir jusqu'ici, vers quels lieux lointains
tu voudrais être ramenée.

MIGNON

I.
Connais-tu le pays
où fleurit l'oranger,
Le pays des fruits d'or et des roses vermeilles,
Où la brise est plus douce et l'oiseau plus léger,
Où dans toute saison butinent les abeilles?
Où rayonne et sourit, comme un bienfait de Dieu,
Un éternel printemps sous un ciel toujours bleu?
Hélas! que ne puis-je te suivre
Vers ce rivage heureux d'où le sort m'exila!
C'est là que je voudrais vivre,
Aimer et mourir I — c'est là!

II
Connais-tu la maison où l'on m'attend là-bas?
La salle aux lambris d'or
où des hommes de marbre m'appellent dans
la nuit en me tendant les bras, et la cour
où l'on danse à l'ombre d'un grand arbre?
Et le lac transparent où glissent sur les eaux
Mille bateaux légers pareils à des oiseaux?...
Hélas! que ne puis-je te suivre
Vers ce pays lointain d'où le sort m'exilai
C'est là que je voudrais vivre,
Aimer et mourir! — c'est là!...

WILHELM
Ce pays enchanté dont tu parles,
cette contrée heureuse dont ton cœur a gardé
le souvenir, n'est-ce pas l'Italie, chère petite?

MIGNON
(rêveuse)
L'Italie!... Je ne sais...

WILHELM
(à part)
Étrange créature!

(Jarno sort du hangar)

Scène Setième

(Les Mêmes, Jarno)

JARNO
Ah! ah! Il parait que l'enfant vous plait...
mon prince, vous voulez- me la débaucher!...

WILHELM
(avec colère, eu saisissant Jarno au collet)
Misérable! ne souille pas les oreilles de cette
enfant par tes infâmes soupçons!

JARNO
Non! je me contenterai de les lui frotter ce soir
en votre honneur.

WILHELM
Si tu oses la maltraiter encore, je te dénoncerai
à la justice qui saura te faire rendre cette pauvre
petite à la famille à laquelle tu l'as sans doute volée!

JARNO
Volée! tout le monde est témoin que je ne l'ai pas volée,
Monsieur, mais nourrie, élevée, comme mon enfant!
comme mon propre enfant!

WILHELM
Quelle est donc son origine?

JARNO
(d'un ton bourru)
Je l'ignore! Tout ce que j'en sais, c'est que j'en ai
hérité de mon frère qu'on avait surnommé le
Grand diable, à cause de ses merveilleux talents!
Au surplus, puisqu'elle vous intéresse si fort,
remboursez-moi ce qu'elle m'a coûté
en costumes et en nourriture, et vous déciderez
de son sort comme vous l'entendrez!

WILHELM
Soit. — J'accepte ta proposition.

JARNO
(étonné)
Ah! bah!

MIGNON
(à part)
Que dit-il?

WILHELM
(à Jarno)
Viens avec moi... je te donnerai l'argent
que tu demandes et, en retour, tu me signeras
un écrit qui rende la liberté à Mignon.

JARNO
Pourvu que je sois payé, je vous signerai
tout ce que vous voudrez.

WILHELM
Viens donc!

(a Mignon)

Dans un instant tu seras libre.
A bientôt, chère enfant.

(Il entraîne Jarno dans l'auberge)

Scène Huitième

(Mignon, puis Lothario)

MIGNON
Libre! libre! Est-ce vrai'?... L'ai-je entendu?

(Apercevant Lothario qui parait an fond)

Ah! viens partager ma joie et sois béni
comme lui, toi qui as pris ma défense!

LOTHARIO
Je te cherchais pour te faire mes adieux...
J'ai voulu to revoir avant de partir.

MIGNON
Pourquoi partir déjà?

LOTHARIO
Il le faut.

MIGNON
Seul!... sans guide!

(a part)

Pauvre vieillard privé de raison!

(Haut, avec intérêt)

Vas-tu au Nord ou au Midi?

LOTHARIO
Les hirondelles que tu vois glisser dans le ciel
s'enfuient vers le Midi; je vais là où elles vont!...

MIGNON
(tristement)
Que ne puis-je comme elles, à travers l'espace,
m'envoler vers ma patrie!
Donne-moi ton luth!...

LOTHARIO
Le voici.

MIGNON
Écoute.

(Elle chante en s'accompagnant sur la harpe)

Duetto

MIGNON
Légères hirondelles,
Oiseaux bénis de Dieu,
Ouvrez, ouvrez vos ailes,
Envolez-vous! Adieu

LOTHARIO
(l'écoutant)
Le vieux luter s'éveille
Sous ses jeunes doigts
Et semble, ô merveille!
Répondre à sa voix.

MIGNON
Fuyez vers la lumière.
Fuyez vite là-bas vers l'horizon vermeil!
Heureuse la première
Qui reverra demain le pays du soleil!

ENSEMBLE
Légères hirondelles,
Oiseaux bénis de Dieu,
Ouvrez, ouvrez vos ailes,
Envolez-vous! adieu I

(On entend dans la coulisse la voix et les éclats de rire de Philine)

MIGNON
Encore cette femme!
Je ne veux pas la voir! Viens!...

(Elle entraîne Lothario sous le hangar)

Scéne Neuvième

(Philine, Frédéric, puis Wilhelm et Jarno. Philine entre en riant aux éclats ; Frédéric la suit on secouant ses habits couverts de poussière)

PHILINE
Non! Laissez-moi rire, mon cher Frédéric...
cette façon de tomber à mes pieds, en passant
par-dessus la tète de votre cheval,
est tout à fait galante. Je ne vous savais pas
de cette force Sûr la voltige!...

FRÉDÉRIC
Oui, raillez! Quand j'ai crevé cette
malheureuse bête pour vous revoir plus vite!...

PHILINE
No voulez-vous pas que je lui paie
un tribut de larmes?
Quand je vous le disais,
que vous me reviendriez bientôt?
Est-ce que vous pouvez vivre loin de moi?

(Elle rit)

FRÉDÉRIC
Ah! cruelle!
vous me faites déjà repentir d'être revenu!

PHILINE
(riant)
Qui vous empêche de repartir?

(Wilhelm sort de l'auberge suivi de Jarno)

WILHELM
C'est entendu! Mignon est libre!

JARNO
C'est entendu! je vais lui donner ses
bardes et je vous l'envoie,

(a part)

Cent ducats! l'affaire est bonne!

(Il entre sous le hangar)

Scène Dixième

(Wilhelm, Philine, Frédéric)

PHILINE
(s'approchant de Wilhelm)
Comment! qu'entends-je là! Vous avez payé
la liberté de cette jeune bohémienne!
C'est fort généreux à vous.

WILHELM
Je l'ai interrogée, et elle m'a inspiré un vif intérêt.

PHILINE
Qu'en voulez-vous faire?

WILHELM
Je la laisserai ici, en apprentissage chez
quelque honnête ouvrière.

PHILINE
(riant)
Donnez-la moi plutôt; je lui apprendrai à jouer
la comédie... et elle m'enseignera, en retour,
la danse des œufs.

WILHELM
Ne vous moquez pas de cette malheureuse,
ce serait trop cruel de votre part.

FRÉDÉRIC
(à Philine d'au air furieux)
D'où sort celui-là?

(Il s'avance entre Wilhelm et Philine pour les séparer)

PHILINE
(passant devant lui)
Otez-vous de là.

(a Wilhelm)

M. Meister, je vous présente le jeune Frédéric,
un petit écolier qui s'est échappé pour moi
de l'Université, et que je ferai reconduire un jour
chez ses parents, lorsque je les connaîtrai.
Pour me suivre, il est capable de tout,
il se ferait volontiers souffleur,
allumeur de lampes, maître de ballet
ou coiffeur de la troupe!
Enfin, c'est un de mes adorateurs
les plus entêtés et les plus jaloux.
Il me quitte régulièrement tous les huit jours
et me revient régulièrement
huit jours après!

(Prenant la main de Frédéric)

M. Frédéric... approchez donc!...
je vous présente M. Wilhelm Meister,
un homme que vous aimerez, j'en suis sûre,
car notre ami Laërte lui a fait promettre
de ne pas me faire la cour.

WILHELM
(bas, en souriant)
Je n'ai rien promis.

FRÉDÉRIC
(à part)
La coquette!

WILHELH
(à part)
Elle est charmante!

PHILINE
(à part)
Il m'aime déjà!

(Haut)

Mais où donc est Laërte?

LAERTE
(du dehors)
Philine!... ma chère Philine!...

WILHELM
Le voici!...

Scène Onzième

(Les Mêmes, Laërte)

LAERTE
(entrant vivement une lettre à la main)
Victoire!

PHILINE
Qu'y a-t-il?...

LAERTE
Tiens, Frédéric!

(Lui tendant la main)

Bonjour!

FRÉDÉRIC
(d¡un air désolé)
Bonjour.

LAERTE
Ho! ho! quel air funèbre!

PHILINE
Il a crevé un cheval pour nous rejoindre!

LAERTE
(se tournant vers Frederick)
Pauvre béte!

FRÉDÉRIC
Qu'y a-t-il?...

LAERTE
Je parle du cheval.

PHILINE
Voyons vos nouvelles?

LAERTE
Nous triomphons de la mauvaise fortune,
ma chère! Nous allons vivre dans les délices
de Capoue et exercer nos talents devant
une assemblée digne de nous!

PHILINE
Comment cela?

LAERTE
Nos camarades se disposent à partir;
ils viendront nous rejoindre ici tout à l'heure.

(Lui donnant la lettre)

Et voici la lettre qui vous concerne.

PHILINE
Lisez-nous cela, Laërte.

LAERTE
(à Wilhelm)
Vous permettez?

(Ouvrant la lettre et lisant)

« Ma toute belle, pour fêter dignement le passage
du prince de Tiefenbach qui doit s'arrêter
quelques jours dans mon château, j'ai pensé
à lui donner le plaisir de quelques représentations
dramatiques, et j'ai fait mander à vos camarades
que je les attendais aujourd'hui même;
pour vous, ma toute belle, qui êtes l'étoile
de cette compagnie, je vous envoie
un carrosse pour faire commodément la route.
J'espère que vous accepterez cette invitation
et que vous n'aurez pas à vous plaindre
de l'hospitalité que vous recevrez chez votre plus
dévoué admirateur et ami.
Le baron de Rosemberg. »

FRÉDÉRIC
Mon oncle!

PHILINE
(éclatant de rire)
Votre oncle! Le baron est votre oncle!

FRÉDÉRIC
Hélas! oui.

PHILINE
Eh bien! soyez tranquille!
Je lui en dirai de belles sur votre compte!

FRÉDÉRIC
Vous acceptez donc son invitation?

PHILINE
Avec empressement!...
Et son carrosse aussi!

FRÉDÉRIC
Mais...

PHILINE
Quoi?

FRÉDÉRIC
Je le connais, mon oncle!... il est homme à...

PHILINE
A vous disputer mon cœur!...
et à vous déshériter pour mes beaux yeux!
nous rirons!

FRÉDÉRIC
(exaspéré)
Morbleu!

(Il remonte au fond et va causer avec Laërte)

PHILINE
(se tournant vers Wilhelm)
Quant à vous, cher monsieur,
s'il vous prenait fantaisie de nous accompagner,
je vous présenterais au baron
comme le poète de la troupe...

WILHELM
(souriant)
Moi?

PHILINE
Pourquoi non?
Cette petite fête promet d'être charmante!..
Et l'on n'a pas tous les jours l'occasion de voir de près
un prince de Tiefenbach!
Si vous venez, d'ailleurs...
vous me ferez plaisir.
C'est convenu, n'est-ce pas?

(Elle remonte tors l'auberge)

FRÉDÉRIC
Philine!

PHILINE
Vous!...

(Elle monte l'escalier qui conduit à sa chambre)

si Vous vous avisez de nous suivre...
je vous livre à votre oncle!

FRÉDÉRIC
Philine!...

PHILINE
(sur le balcon)
Adieu!

(Elle entre en riant chez elle et ferme la porta)

LAERTE
Elle se moque de vous, mon cher.

FRÉDÉRIC
Si je le croyais!

LAERTE
Vous pouvez en être sûr.

FRÉDÉRIC
Maudite coquette! maudit baron!... maudite lettre!...

(Tendant la main à Laërte)

Au revoir, Laërte.

(Tournant le dos à Wilheim)

Vous, Monsieur... je ne vous salue pas!

WILHELM
Plaît-il?

(Laërte retient Wilheim; Frédéric sort furieux)

Scène Douzième

(Laërte, Wilhelm)

LAERTE
La jalousie lui fait perdre la tête!...
Il vous croit déjà dans
les bonnes grâces de sa belle!

WILHELM
Moi! quelle folie!

LAERTE
Oui, les amoureux sont toujours fous!
surtout ceux que Philine a ensorcelés...
comme celui-là!
Vous savez ce que je vous ai dit là-dessus...
Je vais payer ma note et je reviens vous serrer
la main si nous devons nous séparer.

(Il entre dans l'auberge)

WILHELM
(rêvant)
La suivre dans ce château...
pourquoi pas?...

Scène Treizième

(Wilhelm, Mignon, puis Lothario)

MIGNON
(accourant vers Wilhelm)
Me voici! tu m'as rachetée,
A ton gré dispose de moi!

WILHELM
Je sais en cette ville, où le sort t'a jetée,
D'honnêtes gens chez qui tu seras bien traitée.

MIGNON
(vivement)
Pourquoi me séparer de toi!

WILHELM
(souriant)
Je ne puis t'emmener avec moi, pauvre fille!
Et m'imposer les soins d'un
père de famille.

MIGNON
Ne peux-tu m'habiller comme un jeune garçon.
Et me laisser porter ta livrée.

WILHELM
(lui prenant les mains)
A quoi bon?

MIGNON
(avec un élan passionné)
Envers qui me délivre
Je voulais m'acquitter!
J'étais prête à te suivre
Pour ne plus te quitter!

WILHELM
Des mains de ce sauvage
Libre pour un peu d'or,
Quel nouvel esclavage
Veux-tu subir encor?

MIGNON
(tristement)
C’est bien!... puisque ta main
sans pitié me repousse,

(Montrant Lothario qui paraît sur le seuil du hangar)

Je pars avec lui!...

LOTHARIO
(accourant vers Mignon et l’entourant de ses bras)
Viens! La libre vie est douce!
A l'ombre des grands bois
sous le ciel étoile,
Nous trouverons un lit de fougère et de mousse
Et tu partageras le pain de l'exilé!...

(Il veut entraîner Mignon)

WILHELM
(l'arrêtant)
Non! pauvre enfant!
pour toi l'avenir m'épouvante!
Jeune fille ou garçon, serviteur ou servante,
Reste avec moi si tu le veux!
Le sort en est jeté!
¡Je me rends à tes vœux!

Ensemble

MIGNON
(baisant la main de Wilhelm avec transport)
Envers qui me délivre
Je pourrai m'acquitter!
Je suis prête à te suivre
Pour ne plus te quitter!

WILHELM
(lui souriant avec bonté)
L'ami qui te délivre
Ne doit plus te quitter!
Libre à toi de me suivre;
Il faut te contenter.

LOTHARIO
(à part, retombant dans son extase habituelle)
Dieu bon! laissez-moi vivre
Espérer et chanter!...

Scène Quatorzième

(Les mêmes, comédiens et comédiennes, Philine, Laërte, Jarno, .les bohémiens, bourgeois et paysans. Les comédiens envahissent la cour de l'auberge. Ils sont en habits de voyage et portent sur l'épaule on à la main des paquets et des valises qui contiennent leurs bardes de théâtre. La duègne tient un carlin entre ses bras. L’amoureux de la troupe s'abrite sous un léger parasol vert)

WILHELM
Ah! voici déjà toute la troupe comique
qui se prépare à partir avec Philine!

CHŒUR DES COMÉDIENS
En route, amis, plions bagage!
La chance nous sourit enfin!
Que la gaîté soit du voyage,
Au diantre la soif et la faim!
Oublions nos repas d'auberge,
Et saluons, chapeau levé,
Ce vieux castel où l'on héberge
Les histrions sur le pavé!

LES COMÉDIENNES
(avec dépit)
C’est, je gage, à Philine
Que le baron destine
Ces laquais élégants
Et ces chevaux fringants!

(Les bohémiens sortent du hangar. Les bourgeois et les paysans se pressent au fond delà scène; un laquais fend la foule des curieux et vient saluer Philine qui descend l'escalier de sa chambre, au bras de Laërte)

PHILINE
Qui m'aime, me suive!
Et toi, Dieu des amours,
Sois notre convive,
A ton appel j'accours!

LAERTE
(au laquais)
Nous vous suivons,

(Aux garçons d'auberge qui portent colles de Philine)

Allez devant, vous autres!

(Aux comédiens)

Je vous précède, amis, pour vous mieux recevoir!
Un splendide festin vous attendra ce soir!

LES COMÉDIENS
Vivat!

PHILINE
(bas à Wilhelm, lui tendant la main)
Et vous, Monsieur,
n'êtes-vous pas des nôtres?...
Grâce au galant seigneur
Qui, pour nous faire honneur,
Nous prête son carrosse,
Nous allons voyager, et nous faire héberger,
Comme en un jour de noce!

WILHELM
(portant la main de Philine a ses lèvres)
Oui, je veux vous revoir!
Je serai de la fête!

PHILINE
Adieu donc, cher poète!
J'emporte cet espoir;
Et voilà pour ce soir,
Mon seul bouquet de fête!

(Elle montre à Wilhelm le bouquet qu'elle a reçu de lui. Mignon qui reparaît, son paquet à la main, s'approche vivement et reconnaît les fleurs qu'elle a données à Wilhelm)

MIGNON
(à part)
Mon bouquet!

WILHELM
(à Mignon)
Qu'as-tu donc?

MIGNON
Rien.

PHILINE
(bas à Laërte)
Il m'aime!

LAERTE
(riant)
Il est pris!

MIGNON
(montrant Lothario)
Vois, de mes pauvres fleurs
il n'a point fait mépris!
II n'a pas rejeté mon bouquet, lui...

WILHELM
(bas en souriant)
Pardonne!
Je ne l'ai pas offert... on me l'a pris.

MIGNON
C'est bien!... emmène-moi!...
Je t'appartiens!... Ordonne!

(Aux bohémiens)

Vous dont j'ai partagé
La honte et la misère, Adieu!...

(A l'enfant en lui passant une médaille au cou)

Toi, pauvre enfant, sois un jour protège
Par cette humble médaille!

(A Jarno)

Et toi, dont la colère.!
M'a si souvent fait peur... hélas!

(Lui tendant la main)

Adieu!
Mignon ne t'en veut pas!

LES COMÉDIENS
(au fond)
Adieu, Philine, et bon voyage!

LES BOURGEOIS
(au fond)
Adieu, la belle, et bon voyage!

LES BOHÉMIENS
Adieu, Mignon et bon voyage!

LOTHARIO
J'entends au loin gronder l'orage.

LES COMÉDIENS
En route, amis! plions bagage
La chance nous sourit enfin!
Que la gaîté soit du voyage!
Au diantre la soif et la faim!
Oublions nos repas d'auberge,
Et saluons, chapeau levé,
Ce vieux castel où l'on héberge
Les histrions sur le pavé!

(Wilhelm fait un dernier signe d'adieu à Philine. Les comédiens et les comédiennes se disposent à partir. Lothario s'assoit pensif sur le devant de la scène. Mignon s'arrête an milieu du théâtre, les yeux fixés sur "Wilhelm)


最終更新:2018年03月13日 12:15