Charlotte et Werther
(24 Décembre 178...)
Le 24 Décembre, 5 heures du soir
(Dans la maison d'Albert. Le salon. Au fond à droite, dans un renfoncement très accentué, une porte à deux battants. A gauche, dans le même coin, un grand poêle en faïence verte. Au fond, le clavecin dont le clavier fait face - auprès: une fenêtre. A droite, porte de la chambre d'Albert. A gauche, porte de la chambre de Charlotte. Au premier plan, à gauche: un petit secrétaire; plus en face: une table à ouvrage et un fauteuil. Presque à droite, toujours au premier plan, un canapé. Une lampe allumée (avec abat-jour) sur la table)
CHARLOTTE
(seule, assise près de la table à ouvrage; songeant)
Werther... Werther...
Qui m'aurait dit la place que dans mon coeur
il occupe aujourd'hui?
Depuis qu'il est parti, malgré moi, tout me lasse!
(Elle laisse tomber son ouvrage.)
Et mon âme est pleine de lui!
(Lentement, elle se lève comme attirée
vers le secrétaire qu'elle ouvre.)
Ces lettres! ces lettres!
Ah! je les relis sans cesse...
Avec quel charme... mais aussi quelle tristesse!
Je devrais les détruire... je ne puis!
(Elle est revenue près de la table, les yeux fixés sur la lettre qu'elle lit.)
(lisant)
"Je vous écris de ma petite chambre:
au ciel gris et lourd de Décembre
pèse sur moi comme un linceul,
Et je suis seul! seul! toujours seul!"
Ah! personne auprès de lui!
pas un seul témoignage de tendresse ou même de pitié!
Dieu! comment m'est venu ce triste courage,
d'ordonner cet exil et cet isolement?
(Après un temps elle a pris une autre lettre et l'ouvre.)
(lisant)
"Des cris joyeux d'enfants montent sous ma fenêtre,
Des cris d'enfants! Et je pense à ce temps si doux.
Où tous vos chers petits jouaient autour de nous!
Ils m'oublieront peut-être?"
(cessant de lire; avec expression)
Non, Werther, dans leur souvenir votre image reste vivante... et quand vous reviendrez... mais doit-il revenir?
(avec effroi)
Ah! ce dernier billet me glace et m'épouvante!
(lisant)
"Tu m'as dit: à Noël, et j'ai crié: jamais!
On va bientôt connaître qui de nous disait vrai!
Mais si je ne dois reparaître au jour fixé,
devant toi, ne m'accuse pas, pleure-moi!"
(répétant avec effroi, craignant de comprendre)
Ne m'accuse pas, pleure-moi!
(reprenant sa lecture)
"Oui, de ces yeux si pleins de charmes, ces lignes...
tu les reliras, tu les mouilleras de tes larmes...
O Charlotte, et tu frémiras!"
(répétant sans lire)
...tu frémiras! tu frémiras!
SOPHIE
(entrant vivement et s'arrêtant à la porte; elle tient dans ses bras des jouets pour la fête du soir.)
Bonjour, grande soeur!
(Charlotte surprise cache précipitamment sur elle les lettres qu'elle tenait à la main.)
...je viens aux nouvelles!
(Sophie s'avance gaîment et dépose les objets sur un meuble.)
SOPHIE
Albert est absent... on ne te voit plus!
et le père est très mécontent...
CHARLOTTE
(encore préoccupée)
Enfant!
SOPHIE
(qui a pris Charlotte par la taille)
Mais, souffres-tu?
CHARLOTTE
(se détachant des bras de Sophie)
Pourquoi cette pensée?
SOPHIE
(qui lui a gardé la main)
Si, ta main est glacée,
(la regardant dans les yeux)
et tes yeux sont rougis, je le vois bien!
CHARLOTTE
(se détournant, embarrassée)
Non, ce n'est rien...
(se remettant)
je me sens quelquefois... un peu triste... isolée!
Mais si d'un vague ennui mon âme était troublée,
(d'un ton enjoué mais forcé)
Je ne m'en souviens plus...
et maintenant, tu vois: je souris...
SOPHIE
(câline)
Ce qu'il faut, c'est rire, rire encore, comme autrefois!
CHARLOTTE
(à part et avec intention)
Autrefois!
SOPHIE
(gaîment)
Ah! le rire est béni, joyeux, léger, sonore!
(léger)
Il a des ailes, c'est un oiseau...
C'est un oiseau de l'aurore! C'est un oiseau!
C'est la clarté du coeur qui s'échappe en rayons!
Ah! le rire est béni, joyeux, léger, sonore!
Il a des ailes, c'est un oiseau... c'est un oiseau! ah! ah!
(Sophie conduit Charlotte au fauteuil et se laisse glisser à ses genoux.)
Ecoute! je suis d'âge à savoir les raisons de bien des choses...
Oui! tous les fronts ici sont devenus moroses...
(hésitant)
depuis que Werther s'est enfui!
(Charlotte tressaille.)
Mais pourquoi laisser sans nouvelles.
(baissant les yeux)
ceux qui lui sont restés fidèles?
CHARLOTTE
(se dégageant des bras de Sophie, se lève)
Tout... jusqu'à cette enfant, tout me parle de lui!
SOPHIE
(revenant à Charlotte)
Des larmes? Ah! pardonne, je t'en prie!
Oui! j'ai tort de parler de tout cela!
CHARLOTTE
(ne se contraignant plus)
Va! laisse couler mes larmes
(affectueusement)
elles font du bien, ma chérie!
Les larmes qu'on ne pleure pas,
dans notre âme retombent toutes,
et de leurs patientes gouttes
Martèlent le coeur triste et las!
Sa résistance enfin s'épuise; le coeur se creuse...
et s'affaiblit: il est trop grand, rien ne l'emplit;
et trop fragile, tout le brise! Tout le brise!
SOPHIE
(effrayée)
Tiens! Charlotte, crois-moi, ne reste pas ici, viens chez nous...
nous saurons te faire oublier ton souci.
(changeant de ton avec enjouement)
Le père a fait apprendre à tes enfants
de magnifiques compliments pour la Noël!
(Sophie va reprendre les jouets qu'elle a déposés en entrant.)
CHARLOTTE
(à part, dans le plus grand trouble)
Noël! Ah! cette lettre!
(répétant d'un ton sombre)
Si tu ne me vois reparaître au jour fixé...
devant toi...ne m'accuse pas,
pleure-moi! pleure-moi!
SOPHIE
(revenant vers Charlotte)
Alors! c'est convenu, tu viendras?
CHARLOTTE
(sans conviction)
Oui, peut-être...
SOPHIE
(avec une impatience affectueuse)
Non! non! certainement!
CHARLOTTE
(essayant de sourire)
Certainement!
SOPHIE
(insistant)
Bien vrai?
CHARLOTTE
(la rassurant)
Oui, j'irai! je te le promets, Mignonne!
SOPHIE
(câline)
Tu viendras?
CHARLOTTE
Oui, j'irai...
SOPHIE
(se retire doucement en regardant sa soeur avec tendresse, mais Charlotte, subitement la rappelle par un geste et l'embrasse avec effusion)
Tu viendras?
CHARLOTTE
(avec élan)
Ah! reviens! que je t'embrasse encore!
(Sophie s'éloigne. Charlotte seule, revient lentement vers la table.)
CHARLOTTE
(avec désespoir, spontanément et comme malgré elle)
Ah! mon courage m'abandonne! Seigneur! Seigneur!
(avec élan et une ardeur suppliante)
Seigneur Dieu! Seigneur! J'ai suivi ta loi,
J'ai fait et veux faire toujours mon devoir,
en toi seul j'espère car bien rude est l'épreuve
et bien faible est mon coeur!
Seigneur Dieu! Seigneur Dieu! Seigneur!
Tu lis dans mon âme, hélas! tout la blesse!
hélas! tout la blesse et tout l'épouvante!
Prends pitié de moi, soutiens ma faiblesse! Dieu bon!
Viens à mon secours! Etends ma prière! Entends ma prière!
O Dieu bon! Dieu fort! ô Dieu bon! En toi seul j'espère!
Seigneur Dieu! Seigneur Dieu!
(La porte du fond s'ouvre, Werther paraît.)
(vivement)
Ciel! Werther!
(Werther est debout, près de la porte, pâle, presque défaillant, s'appuyant à la muraille.)
WERTHER
(d'une voix entrecoupée sans presque regarder Charlotte; douloureusement)
Oui! c'est moi! je reviens! et pourtant...
loin de vous... je n'ai pas laissé passer une heur...
un instant... sans dire:
que je meure plutôt que la revoir!
Puis... lorsque vint le jour que vous aviez fixé...
pour le retour... je suis parti!
Sur le seuil de la porte... je résistais encor... je voulais fuir!
(sans accent)
Qu'importe d'ailleurs tout cela!
(accablé)
Me voici!
CHARLOTTE
(très émue, cherchant à se contenir
et à paraître indifférente)
Pourquoi cette parole amère?
Pourquoi ne plus revenir?
Quant ici chacun vous attendait...
mon père... les enfants!
WERTHER
(s'approchant avec une curiosité expressive)
Et vous? Vous aussi?
CHARLOTTE
(coupant court aux mots qu'elle sent sur le lèvres de Werther et sans lui répondre)
Voyez! la maison est restée telle que vous l'aviez quittée!
A la revoir ainsi
(tendrement)
ne vous semble-t-il pas qu'elle s'est souvenue?
WERTHER
(jetant un regard autour de lui)
Oui, je vois... ici rien n'a changé...
(tristement)
que les coeurs! Toutes chose est encore à la place connue!
CHARLOTTE
(tendrement et simplement)
Toute chose est encore à la place connue!
WERTHER
(va par la chambre)
Voici le clavecin qui chantait mes bonheurs
Ou qui tressaillait de ma peine.
Alors que votre voix accompagnait la mienne!
CHARLOTTE
(S'approchant à la table)
Alors que votre voix accompagnait la mienne...
WERTHER
(venant près de la table)
Ces livres! sur qui tant de fois nous
avons incliné nos têtes rapprochées!
(Allant au secrétaire sur lequel est placé la boîte aux pistolets)
Et ces armes... Un jour ma main les a touchées...
(d'une voix sourde)
déjà l'étais impatient du long repos auquel j'aspire!
CHARLOTTE
(sans voir ce dernier mouvement, est remontée vers le clavecin sur lequel elle a pris un manuscrit; puis elle redescend vers Werther)
Et voici ces vers d'Ossian que vous aviez commencé de traduire...
WERTHER
(prenant le manuscrit)
Traduire! Ah! bien souvent mon rêve s'envola sur l'aile
de ces vers, et c'est toi, cher poète,
qui bien plutôt était mon interprète!
(avec une tristesse inspirée)
Toute mon âme est là!
Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps,
pourquoi me réveiller?
Sur mon front je sens tes caresses,
Et pourtant bien proche est le temps
Des orages et des tristesses!
(avec désespérance)
Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps?
Demain dans le vallon viendra le voyageur
Se souvenant de ma gloire première...
Et ses yeux vainement chercheront ma splendeur,
Ils ne trouveront plus que deuil et que misère!
Hélas!
(avec désespérance)
Pourquoi me réveiller ô souffle du printemps!
CHARLOTTE
(dans le plus grand trouble)
N'achevez pas! Hélas! ce désespoir...
ce deuil... on dirait... il me semble...
WERTHER
Ciel! Ai-je compris?
(plus accentué)
Ai-je compris?
(palpitant)
Dans cette voix qui tremble, dans ces doux yeux remplis
de larmes n'est-ce pas un aveu que je lis?
CHARLOTTE
(frémissante)
Ah! taisez-vous!
WERTHER
(en s'exaltant de plus en plus)
A quoi bon essayer de nous tromper encore...
CHARLOTTE
(suppliant)
Je vous implore!
WERTHER
(avec ardeur)
Va! nous mentions tous deux en nous disant vainqueurs
de l'immortel amour qui tressaille en nos coeurs!
CHARLOTTE
Werther!
WERTHER
(extasié et palpitant)
Ah! ce premier baiser, mon rêve et mon envie!
Bonheur tant espéré qu'aujourd'hui j'entrevois!
Il brûle sur ma lèvre encor inassouvie ce baiser...
ce baiser demandé pour la première fois!
CHARLOTTE
(défaillante, tombe éperdue su la canapé)
Ah! Ma raison s'égare...
WERTHER
(se jetant à ses pieds)
Tu m'aimes! tu m'aimes! tu m'aimes!
CHARLOTTE
(le repoussant)
...non! tout ce qui nous sépare peut-il être oublié?
WERTHER
(insistant)
Tu m'aimes!
CHARLOTTE
(se défendant toujours)
Pitié!
WERTHER
Il n'est plus de remords!
CHARLOTTE
Non!
WERTHER
Il n'est plus de tourments!
CHARLOTTE
Ah! pitié!
WERTHER
Hors de nous rien n'existe et tout le reste est vain!
CHARLOTTE
Ah! Seigneur! défendez-moi!
WERTHER
(avec transport)
Mais l'amour seul est vrai,
Car c'est le mot divin!
CHARLOTTE
(éperdue)
Défendez-moi, Seigneur, défendez-moi contre moi-même!
Défendez-moi, Seigneur, contre lui... défendez-moi!
WERTHER
Viens! je t'aime! il n'est plus de remords...
Car l'amour seul est vrai, c'est le mot, le mot divin!
Je t'aime! Je t'aime! je t'aime!
CHARLOTTE
(dans les bras de Werther)
Ah!
(se redressant, affolée)
Ah!
(avec égarement)
Moi! moi!
(s'enfuyant)
dans ses bras!
WERTHER
(subitement revenu à lui implorant Charlotte)
Pardon!
CHARLOTTE
(résolument, se possédant enfin)
Non! Vous ne me verrez plus!
WERTHER
Charlotte!
CHARLOTTE
(avec un reproche déchirant)
C'est vous, vous! que je fuis l'âme désespérée!
Adieu! adieu! pour la dernière fois!
(Charlotte s'enfuit et ferme la porte de la chambre sur elle. Werther se précipite sur ses pas.)
WERTHER
(atterré)
Mais non... c'est impossible!
Ecoute-moi! Ma voix te rappelle!
(palpitant)
Reviens!
Tu me seras sacrée! Reviens! Reviens!
(presque parlé)
Rien! pas un mot... elle se tait...
(résolument)
Soit! Adieu donc! Charlotte a dicté mon arrêt!
(remontant vers la porte du fond; avec ampleur)
Prends le deuil, ô nature! Nature!
Ton fils, ton bien aimé, ton amant va mourir!
Emportant avec lui l'éternelle torture,
ma tombe peut s'ouvrir!
(Il s'enfuit.)
ALBERT
(entrant préoccupé et sombre, durement)
Werther, est de retour...
(tout en plaçant son manteau sur un meuble)
on l'a vu revenir!
(changeant de ton, avec étonnement)
Personne ici? la porte ouverte sur la rue...
Que se passe-t-il donc?
(Il regarde un instant de côté de la fenêtre, comme s'il voyait s'éloigner quelqu'un. Puis, le front rembruni, il se dirige du côté de la chambre de Charlotte.)
(parlé, appelant)
Charlotte!
(plus haut avec insistance)
Charlotte!
CHARLOTTE
(paraissant et terrifiée à la vue de son mari)
Ah!
ALBERT
(d'un ton bref)
Qu'avez-vous?
CHARLOTTE
(de plus en plus troublée)
Mais... rien...
ALBERT
(insistant)
Vous semblez émue troublée...
CHARLOTTE
(cherchant vainement à se remettre)
Oui... la surprise...
ALBERT
(méfiant presque violent)
Et qui donc était là?
CHARLOTTE
(balbutiant)
Là?
ALBERT
(sombre)
Répondez!
(Un domestique est entré apportant une lettre. Albert remarque se présence et se trouve vers lui brusquement.)
Un message?
(Albert reconnait l'écriture et regarde fixement Charlotte.)
De Werther!
CHARLOTTE
(ne pouvant retenir un cri de surprise)
Dieu!
ALBERT
(gravement et sans perdre Charlotte de vue; lisant)
"Je pars pour un lointain voyage...
voulez-vous me prêter vos pistolets?"
CHARLOTTE
(à part, se sentant défaillir)
Il part!
ALBERT
(continuant)
Dieu vous garde tous deux!
CHARLOTTE
(terrifiée)
Ah! l'horrible présage!
ALBERT
(à Charlotte, froidement)
Donnez-les-lui!
CHARLOTTE
(reculant épouvantée)
Qui? moi?
ALBERT
(indifférent et la fixant)
Sans doute...
(Charlotte, comme fascinée par le regard de son mari se dirige machinalement vers le secrétaire sur lequel est déposé la boîte aux pistolets.)
CHARLOTTE
(à part)
Quel regard!
(Albert se dirige vers sa chambre à droite, et avant d'y entrer il regarde encore Charlotte qui remonte, en se soutenant à peine, vers le domestique auquel elle remet la boîte. Le domestique sort. Albert froisse la lettre qu'il tenait à la main, la jette au loin avec un geste de colère et entre vivement dans la chambre. Une fois seule, Charlotte se rend compte de la situation, elle semble se remettre et court prendre une mante qui est déposée sur un des fauteuils.)
CHARLOTTE
(avec force)
Dieu! tu ne voudras pas que j'arrive trop tard!
(Elle s'enfuit, désespérée.)
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