QUATRIÈME ACTE
SCÉNE 1
Un appartement dans le château
Entrent et se rencontrent Pelléas et Mélisande.
PELLÉAS
Où vas-tu?
Il faut que je te parle ce soir.
Te verrai-je?
MÉLISANDE
Oui.
PELLÉAS
Je sors de la chambre de mon père. Il va mieux.
Le médecin nous a dit qu'il était sauvé.
Il m'a reconnu.
Il m'a pris la main et il m'a dit de cet air étrange qu'il a depuis qu'il est malade:
"Est-ce toi, Pelléas?
Tiens, je ne l'avais jamais remarqué,
mais tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivront pas longtemps.
Il faut voyager, il faut voyager."
C'est étrange, je vais lui obéir.
Ma mère l'écoutait et pleurait de joie.
Tu ne t'en es pas aperçue?
Toute la maison semble déjà revivre.
On entend respirer, on entend marcher.
Ecoute; j'entends parler derrière cette porte.
Vite, vite, réponds vite, où te verrai-je?
MÉLISANDE
Où veux-tu?
PELLÉAS
Dans le parc, près de la fontaine des aveugles?
Veux-tu? Viendras-tu?
MÉLISANDE
Oui.
PELLÉAS
Ce sera le dernier soir;
je vais voyager comme mon père la dit.
Tu ne me verras plus.
MÉLISANDE
Ne dis pas cela, Pelléas…
Je te verrai toujours; je te regarderai toujours.
PELLÉAS
Tu auras beau regarder…,
je serai si loin que tu ne pourras plus me voir.
MÉLISANDE
Qu'est-il arrivé, Pelléas?
Je ne comprends plus ce que tu dis.
PELLÉAS
Va-t'en; séparons-nous.
J'entends parler derrière cette porte.
II sort.
SCÈNE 2
Entre Arkel.
ARKEL
Maintenant que le père de Pelléas est sauvé et que la maladie, la vieille servante de la mort, a quitté le château, un peu de joie et un peu de soleil vont enfin rentrer dans la maison…
Il était temps! Car depuis ta venue, on n'a vécu ici qu'en chuchotant autour d'une chambre fermée.
Et vraiment, j'avais pitié de toi, Mélisande.
Je t'observais, tu étais là, insouciante peut-être,
mais avec l'air étrange et égaré de quelqu'un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin.
Je ne puis pas expliquer, mais j'étais triste de te voir ainsi, car tu es trop jeune et trop belle pour vivre déjà jour et nuit sous l'haleine de la mort.
Mais a présent tout cela va changer.
A mon âge, et c'est peut-être là le fruit le plus sûr de ma vie, a mon âge j'ai acquis je ne sais quelle foi à la fidélité des événements, et j'ai toujours vu que tout être jeune et beau créait autour de lui des événements jeunes, beaux et heureux.
Et c'est toi maintenant qui vas ouvrir la porte à l'ère nouvelle que j'entrevois.
Viens ici, pourquoi restes-tu la sans répondre, et sans lever les yeux?
Je ne t'ai embrassée qu'une seule fois jusqu'ici, le jour de ta venue;
et cependant les vieillards ont besoin, quelquefois, de toucher de leurs lèvres le front d'une femme ou la joue d'un enfant, pour croire encore à la fraîcheur de la vie et éloigner un moment les menaces de la mort.
As-tu peur de mes vieilles lèvres?
Comme j'avais pitié de toi ces mois-ci…
MÉLISANDE
Grand-père, je n'étais pas malheureuse.
ARKEL
Laisse-moi te regarder ainsi, de tout près, un moment.
On a tant besoin de beauté aux côté de la mort.
Entre Golaud.
GOLAUD
Pelléas part ce soir.
ARKEL
Tu as du sang sur le front. Qu'as-tu fait?
GOLAUD
Rien, rien…J'ai passé au travers d'une haie d'épines.
MÉLISAND
Baissez un peu la tête, seigneur…
Je vais essuyer votre front.
GOLAUD
la repoussant
Je ne veux pas que tu me touches, entends-tu?
Vas-t'en! Je ne te parle pas.
Où est mon épée?
Je venais chercher mon épée.
MÉLISANDE
Ici, sur le prie-Dieu.
GOLAUD
Apporte-la.
à Arkel
On vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer.
On dirait qu'ils tiennent tous à mourir sous nos yeux.
à Mélisande
Eh bien, mon épée?
Pourquoi tremblez-vous ainsi?
Je ne vais pas vous tuer.
Je voulais simplement examiner la lame.
Je n'emploie pas l'épée à ces usages.
Pourquoi m'examinez-vous comme un pauvre?
Je ne viens pas vous demander l'aumône.
Vous espérez voir quelque chose dans mes yeux
sans que je vois quelque chose dans les vôtres?
Croyez-vous que je sache quelque chose?
à Arkel
Voyez-vous ces grands yeux…
On dirait qu'ils sont fiers d'être riches.
ARKEL
Je n'y vois qu'une grande innocence.
GOLAUD
Une grande innocence!
Ils sont plus grands que l'innocence!
Ils sont plus purs que les yeux d'un agneau.
Ils donneraient à Dieu des leçons d'innocence!
Une grande innocence!
Ecoutez; j'en suis si près que je sens la fraîcheur de leurs cils quand ils clignent, et cependant je suis moins loin des grands secrets de l'autre monde que du plus petit secret de ces yeux!
Une grande innocence! Plus que de l'innocence!
On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême.
Je les connais ces yeux. Je les ai vu à l'oeuvre.
Fermez-les! Fermez-les!
ou je vais les fermer pour longtemps!
Ne mettez pas ainsi votre main à la gorge;
je dis une chose très simple.
Je n'ai pas d'arrière-pensée.
Si j'avais une arrière-pensée,
pourquoi ne la dirais-je pas?
Ah, Ah! Ne tâchez pas de fuir!
Ici! Donnez-moi cette main!
Ah! vos mains sont trop chaudes…
Allez-vous-en! Votre chair me dégoûte!
Allez-vous-en! Il ne s'agit plus de fuir à présent.
II la saisit par les cheveux.
Vous allez me suivre à genoux!
À genoux devant moi!
Ah! Ah! vos longs cheveux servent enfin à quelque chose.
À droite et puis à gauche! À gauche et puis à droite!
Absalon! Absalon! En avant! en arrière!
Jusqu'à terre, jusqu'à terre…
Vous voyez, vous voyez, je ris déjà comme un vieillard…Ah! ah! ah!
ARKEL
accourant
Golaud!
GOLAUD
affectant un calme soudain
Vous ferez comme il vous plaira, voyez-vous!
Je n'attache aucune importance à cela.
Je suis trop vieux, et puis je ne suis pas un espion.
J'attendrai le hasard; et alors…
Oh! alors!
Simplement parce que c'est l'usage;
simplement parce que c'est l'usage.
Il sort.
ARKEL
Qu'a-t-il donc? Il est ivre?
MÉLISANDE
en larmes
Non, non, mais il ne m'aime plus…
Je ne suis pas heureuse…
ARKEL
Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du coeur des hommes.
Interlude
SCÈNE 3
Une fontaine dans le parc
On découvre le petit Yniold qui cherche à soulever un quartier de roc.
YNIOLD
Oh! Cette pierre est lourde…
Elle est plus lourde que moi..
Elle est plus lourde que tout le monde.
Elle est plus lourde que tout…
Je vois ma balle d'or entre le rocher et cette méchante pierre, et je ne puis pas y atteindre.
Mon petit bras n'est pas assez long.
Et cette pierre ne veut pas être soulevée.
On dirait qu'elle a des racines dans terre…
On entend au loin les bêlements d'un troupeau.
Oh! Oh! J'entends pleurer les moutons.
Tiens! Il n'y a plus de soleil…
Ils arrivent, les petits moutons; ils arrivent.
II y en a! Il y en a! Ils on peur du noir.
Ils se serrent, ils se serrent!
Ils pleurent, et ils vont vite!
Il y en a qui voudraient prendre à droite.
Ils voudraient tous aller à droite.
Ils ne peuvent pas!
Le berger leur jette de la terre.
Ah! Ah! Ils vont passer par ici. Je vais les voir de près.
Comme il y en a! Maintenant ils taisent tous…
Berger, pourquoi ne parlent-ils plus?
BERGER
qu'on ne voit pas
Parce que ce n'est pas le chemin de l'étable.
YNIOLD
Où vont-ils? Berger? Berger? Où vont-ils?
Il ne m'entend plus.
Ils sont déjà trop loin.
Ils ne font plus de bruit.
Ce n'est pas le chemin de l'étable.
Où vont-ils dormir cette nuit?
Oh! oh! Il fait trop noir…
Je vais dire quelque chose à quelqu'un.
II sort.
SCÈNE 4
Entre Pelléas.
PELLÉAS
C'est le dernier soir… le dernier soir.
Il faut que tout finisse…
J'ai joué comme un enfant autour d'une chose que je ne soupçonnais pas.
J'ai joué, en rêve, autour des pièges de la destinée.
Qui est-ce qui m'a réveillé tout à coup?
Je vais fuir en criant de joie et de douleur,
comme un aveugle qui fuirait l'incendie de sa maison.
Je vais lui dire que je vais fuir…
Il est tard; elle ne vient pas.
Je ferais mieux de m'en aller sans la revoir.
Il faut que je la regarde bien cette fois-ci…
ll y a des choses que je ne rappelle plus…
On dirait par moments qu'il y a cent ans que je ne l'ai plus vue…
Et je n'ai pas encore regardé son regard.
Il ne me reste rien si je m'en vais ainsi…
Et tous ces souvenirs… C'est comme si j'emportais un peu d'eau dans un sac de mousseline.
Il faut que je la voie une dernière fois jusqu' au fond de son coeur…
Il faut que je lui dise tout ce que je n'ai pas dit.
Entre Mélisande.
MÉLISANDE
Pelléas!
PELLÉAS
Mélisande! Est-ce toi, Mélisande?
MÉLISANDE
Oui.
PELLÉAS
Viens ici, ne reste pas au bord du clair de lune,
viens ici, nous avons tant de choses à nous dire…
Viens ici dans l'ombre du tilleul.
MÉLISANDE
Laissez-moi dans la clarté.
PELLÉAS
On pourrait nous voir des fenêtres de la tour.
Viens ici; ici, nous n'avons rien à craindre.
Prends garde, on pourrait nous voir!
MÉLISANDE
Je veux qu'on me voie.
PELLÉAS
Qu'as-tu donc?
Tu as pu sortir sans qu'on s'en soit aperçu?
MÉLISANDE
Oui, votre frère dormait.
PELLÉAS
Il est tard, dans une heure on fermera les portes.
II faut prendre garde.
Pourquoi es-tu venue si tard?
MÉLISANDE
Votre frère avait un mauvais rêve.
Et puis ma robe s'est accrochée aux clous de la porte.
Voyez, elle est déchirée.
J'ai perdu tout ce temps et j'ai couru.
PELLÉAS
Ma pauvre Mélisande!
J'aurais presque peur de te toucher.
Tu es encore hors d'haleine
comme un oiseau pourchassé.
C'est pour moi que tu fais tout cela?
J'entends battre ton coeur comme si c'était le mien.
Viens ici, plus près de moi.
MÉLISANDE
Pourquoi riez-vous?
PELLÉAS
Je ne ris pas; ou bien je ris de joie sans e savoir…
Il y aurait plutôt de quoi pleurer.
MÉLISANDE
Nous sommes venus ici il y a bien longtemps.
Je me rappelle…
PELLÉAS
Oui…il y a de longs mois.
Alors, je ne savais pas.
Sais-tu pourquoi je t'ai demandé de venir ce soir?
MÉLISANDE
Non.
PELLÉAS
C'est peut-être la dernière fois que je te vois.
Il faut que je m'en aille pour toujours.
MÉLISANDE
Pourquoi dis-tu toujours que tu t'en vas?
PELLÉAS
Je dois te dire ce que tu sais déjà!
Tu ne sais pas ce que je vais te dire?
MÉLISANDE
Mais non, mais non; je ne sais rien.
PELLÉAS
Tu ne sais pas pourquoi il faut que je m'éloigne?
Tu ne sais pas que c'est parce que…
Il l'embrasse brusquement
… je t'aime.
MÉLISANDE
à voix basse
Je t'aime aussi.
PELLÉAS
Oh! Qu'as-tu dit, Mélisande!
Je ne l'ai presque pas entendu.
On a brisé la glace avec des fers rougis!
Tu dis cela d'une voix qui vient du bout du monde!
Je ne t'ai presque pas entendue…
Tu m'aimes? Tu m'aimes aussi?
Depuis quand m'aimes-tu?
MÉLISANDE
Depuis toujours… Depuis que je t'ai vu.
PELLÉAS
On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps!
Je ne l'ai jamais entendue jusqu'ici.
On dirait qu'il a plu sur mon coeur.
Tu dis cela si franchement!
Comme un ange qu'on interroge…
Je ne puis pas te croire, Mélisande.
Pourquoi m'aimerais-tu?
Mais pourquoi m'aimes-tu?
Est-ce vrai ce que tu dis?
Tu ne me trompes pas?
Tu ne mens pas un peu pour me faire sourire?
MÉLISANDE
Non, je ne mens jamais,
je ne mens qu'à ton frère.
PELLÉAS
Oh! Comme tu dis cela!
Ta voix! Ta voix!
Elle est plus fraîche et plus franche que l'eau!
On dirait de l'eau pure sur mes lèvres…
On dirait de l'eau pure sur mes mains…
Donne-moi, donne-moi tes mains.
Oh! tes mains sont petites!
Je ne savais pas que tu étais si belle!
Je n'avais jamais rien d'aussi beau avant toi…
J'étais inquiet, je cherchais partout dans la maison…
Je cherchais partout dans la campagne,
et je ne trouvais pas la beauté…
Et maintenant je t'ai trouvée…
je l'ai trouvée…
je ne crois pas qu'il y ait sur la terre une femme plus belle!
Où es-tu?
Je ne t'entends plus respirer.
MÉLISANDE
C'est que je te regarde
PELLÉAS
Pourquoi me regardes-tu si gravement?
Nous sommes déjà dans l'ombre.
Il fait trop noir sous cet arbre.
Viens dans la lumière.
Nous ne pouvons pas voir combien nous sommes heureux.
Viens, viens, il nous reste si peu de temps.
MÉLISANDE
Non, non, restons ici…
Je suis plus près de toi dans l'obscurité.
PELLÉAS
Où sont tes yeux?
Tu ne vas pas me fuir?
Tu ne songes pas à moi en ce moment.
MÉLISANDE
Mais si, je ne songe qu'à toi.
PELLÉAS
Tu regardais ailleurs.
MÉLISANDE
Je te voyais ailleurs.
PELLÉAS
Tu es distraite… Qu'as-tu donc?
Tu ne me sembles pas heureuse.
MÉLISANDE
Si, si, je suis heureuse, mais je suis triste.
PELLÉAS
Quel est ce bruit? On ferme les portes.
MÉLISANDE
Oui, on a fermé les portes.
PELLÉAS
Nous ne pouvons plus rentrer!
Entends-tu les verroux? Ecoute, écoute ..
les grandes chaînes! Il est trop tard, il est trop tard!
MÉLISANDE
Tant mieux! Tant mieux!
PELLÉAS
Tu? Voilà, voilà… Ce n'est plus nous qui le voulons!
Tout est perdu, tout est sauvé!
Tout sauvé ce soir! Viens, viens..,
mon coeur bat comme un fou
jusqu'au fond de ma gorge.
Il l'enlace.
Ecoute! Mon coeur est sur le point de m'étrangler.
Viens! Ah, qu'il fait beau dans les ténèbres!
MÉLISANDE
Il y a quelqu'un derrière nous…
PELLÉAS
Je ne vois personne.
MÉLISANDE
J'ai entendu du bruit.
PELLÉAS
Je n'entends que ton coeur dans l'obscurité.
MÉLISANDE
J'ai entendu craquer les feuilles mortes.
PELLÉAS
C'est le vent qui s'est tu tout à coup.
Il est tombé pendant que nous nous embrassions.
MÉLISANDE
Comme nos ombres sont grandes ce soir!
PELLÉAS
Elles s'enlacent jusqu'au fond du jardin!
Ah! Qu'elles s'embrassent loin de nous!
Regarde! Regarde!
MÉLISANDE
d'une voix étouffée
Ah! Il est derrière un arbre!
PELLÉAS
Qui?
MÉLISANDE
Golaud!
PELLÉAS
Golaud? Où donc? Je ne vois rien.
MÉLISANDE
Là… au bout de nos ombres.
PELLÉAS
Oui, oui; je l'ai vu…
Ne nous retournons pas brusquement.
MÉLISANDE
Il a son épée.
PELLÉAS
Je n'ai pas la mienne.
MÉLISANDE
Il a vu que nous nous embrassions.
PELLÉAS
Il ne sait pas que nous l'avons vu.
Ne bouge pas; ne tourne pas la tête.
Il se précipiterait. Il nous observe.
Il est encore immobile.
Va-t'en, va t'en, tout de suite, par ici.
Je l'attendrai, je l'arrêterai.
MÉLISANDE
Non! Non!
PELLÉAS
Va-t'en! Il a tout vu. Il nous tuera!
MÉLISANDE
Tant mieux! Tant mieux!
PELLÉAS
Il vient! Ta bouche! Ta bouche!
MÉLISANDE
Oui! oui! oui!
Ils s'embrassent éperdument.
PELLÉAS
Oh! Oh! Toutes les étoiles tombent!
MÉLISANDE
Sur moi aussi! Sur moi aussi!
PELLÉAS
Encore! Encore! Donne, donne…
MÉLISANDE
Toute! Toute! Toute!
Golaud se précipite sur eux l'épée à la main, et frappe Pelléas qui tombe au bord de la fontaine.
Mélisande fuit épouvantée.
MÉLISANDE
fuyant
Oh! Oh! Je n'ai pas de courage!
Je n'ai pas de courage! Ah!
Golaud la poursuit à travers le bois, en silence.