ACTE V

La Route du Hâvre
RIDEAU


DES GRIEUX
(seul; assis)
Manon! Pauvre Manon!
Je te vois enchaînée avec ces misérables!
Et la charrette passe!
O cieux inexorables,
Faut-il désespérer?
(apercevant Lescaut)
Non! C'est lui!
(allant à lui; fiévreusement)
Prépare ton escorte!
Les archers sont là-bas... ils arrivent ici.
Tes hommes sont armés?
Ils nous prêtent main forte
Et nous la délivrons!
(voyant que Lescaut ne lui répond pas)
Quoi? N'est-ce pas ainsi
Que tout est convenu?
Tu gardes le silence!

LESCAUT
(honteux et avec effort)
Monsieur le chevalier...

DES GRIEUX
(anxieux)
Eh bien?

LESCAUT
Je pense...
Que tout est perdu!

DES GRIEUX
Quoi?

LESCAUT
(piteusement)
Dès qu'au soleil ont lui
Les mousquets des archers,
Tous ces lâches on fui!

DES GRIEUX
(éperdu)
Tu mens! tu mens!
(avec âme)
Le ciel a pris pitié de ma souffrance!
C'est l'instant de la délivrance...
Tout à l'heure Manon va tomber dans mes bras!

LESCAUT
(tristement)
Je ne vous trompe pas!

DES GRIEUX
(faisant le geste de le frapper)
Va-t'en!

LESCAUT
(se courbant devant lui)
Frappez!
Que voulez-vous?
On est soldat... le roi paie assez mal!
Alors, bien malgré soi,
(tout en larmes)
On devient un coquin, un homme abominable!

DES GRIEUX
(violent)
Va-t'en!

(Ils écoutent, interdits.)

LES ARCHERS
(au loin; très léger, gai et rythmé)
Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué
De nous voir à pied!
Mais non! mais non!
La Ramée,
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée!

DES GRIEUX
(écoutant)
Qu'est-ce là?

LESCAUT
(allant sur le chemin)
Ce sont eux, sans doute...
Je les vois sur la route!

DES GRIEUX
(voulant s'élancer)
Manon! Manon!
(Lescaut l'arrête.)
Je n'ai que mon épée,
Mais nous allons les attaquer tous deux!

LESCAUT
(se récriant)
Quelle folle équipée!

DES GRIEUX
Allons!

LESCAUT
Vous la perdrez!
Croyez-moi,
Il vaut mieux prendre un autre moyen...

DES GRIEUX
Lequel?

LESCAUT
Je vous en prie,
Partons!

DES GRIEUX
(résistant)
Non, non!

LESCAUT
Vous la verrez, je le promets!

DES GRIEUX
Partir! Lorsque son coeur me crie:
"Viens à moi... "
Non, jamais!

LESCAUT
Si vous l'aimez, venez!

DES GRIEUX
Ah! si je l'aime!
Quand je veux tout braver;
Quand je voudrais mourir pour elle!

LESCAUT
Venez!

DES GRIEUX
Quand la verrai-je?

LESCAUT
A l'instant même!

(Il entraîne Des Grieux derrière le boissons. Les Archers de très près et toujours en se rapprochant.)

LES ARCHERS
(très léger gai et rythmé)
Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué,
De nous voir à pied,
(La voix des Archers se rapproche peu à peu.)
Mais non! la Ramée,
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée!
Capitaine, ô gué,
Est-c'que je boirai au gué!
Capitaine, ô gué!

(Les Archers paraissent.)

UN ARCHER
(au Sergent)
Après chanter, il faut boire!

LE SERGENT
C'est bien le moins.
Car ce n'est pas la gloire
D'escorter l'arme au bras et de faire embarquer
Des demoiselles sans vertu!

LES ARCHERS
C'est se moquer
De nous!

LE SERGENT
N'importe! C'est le métier!
Et que disent là-bas
Les captives?

L'ARCHER
Oh! rien! Elles ne bougent pas!
L'une d'elles est déjà malade, à demi morte.

LE SERGENT
Laquelle?

L'ARCHER
Eh! celle qui cachait son visage et pleurait
Quand l'un de nous cherchait
A lui parler.

LE SERGENT
Manon, alors?

DES GRIEUX
(derrière le feuillage)
O ciel!

LESCAUT
(le retenant)
Silence!
Laissez-moi faire...
(au sergent, de loin)
Hé, camarade!

LE SERGENT
Un soldat!

LESCAUT
Mieux, je pense, un ami!
(à Des Grieux, bas)
Avez-vous de l'argent?
(au Sergent)
Vous êtes obligeant,
J'en suis sûr!
Je viens donc réclamer un service...

LE SERGENT
Et lequel?

LESCAUT
C'est... rien que pour un instant
De me laisser causer avec la pauvre fille
Dont vous parliez...

LE SERGENT
Pourquoi?

LESCAUT
Je suis de sa famille...

LE SERGENT
Impossible!

LESCAUT
(Il lui donne une pièce de monnaie)
Ah!

LE SERGENT
(regardant si on l'a vu)
Pourtant...

LESCAUT
(nouvelle pièce d'argent)
En insistant?

LE SERGENT
Peut-être?

LESCAUT
(lui donnant encore)
On insiste!

LE SERGENT
Ah! ma foi, si vous parlez en maître!
Accordé!
(haut)
Je ne suis pas si noir
Que j'en ai l'air!
Là-bas est le village,
Vous l'y ramènerez vous-même, avant ce soir!
(aux Archers)
Détachez-la!

LESCAUT
Merci, mon cher et bon voyage!

LE SERGENT
N'allez pas, pour me remercier,
Essayer de nous l'enlever!

LESCAUT
(levant la main)
J'en fais mon grand serment
En faut-il davantage?

LE SERGENT
Non, d'ailleurs quelqu'un restera
Qui de loin vous surveillera!

LESCAUT
Merci, mon cher, et bon voyage!

LE SERGENT
En marche, allons!

DES GRIEUX
(caché)
Merci, Dieu de bonté!

(Les Archers sortent et disparaissent. On entend leur chanson de marche qui se perd peu à peu dans le lointain. Des Grieux et Lescaut les suivent du regard avec anxiété.)

LES ARCHERS
Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué
De nous voir à pied.
Mais non! mais non!
La Ramée
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée!

DES GRIEUX
(encore caché, à Lescaut avec transport)
Manon! je vais la voir!

LESCAUT
Et bientôt, je l'espère
Vous pourrez l'emmener,

LES ARCHER
(plus loin)
Capitaine, ô gué!
(plus loin)
Es-tu fatigué!
(très loin)
Pour mener l'armée...

DES GRIEUX
(montrant l'archer laissé là par le Sergent)
Ce soldat?

LESCAUT
J'en fais mon affaire!
(faisant sonner ce qui reste, dans la bourse)
J'ai très bien fait de ne pas tout donner!
(Lescaut remonte. Manon parait, elle descend péniblement et comme brisée par la fatigue, le petit sentier.)

MANON
(elle pousse un cri de joie en voyant Des Grieux)
Ah! Des Grieux!

DES GRIEUX
(avec ivresse)
O Manon!
(presque sans voix)
Manon! Manon!
(avec émotion)
Manon!
Tu pleures!

MANON
(pleurant)
Oui... de honte sur moi;
Mais de douleur sur toi!

DES GRIEUX
(tendrement)
Manon!
Lève la tête et ne songe qu'aux heures
D'un bonheur qui revient!

MANON
(avec amertume)
Ah! pourquoi me tromper?

DES GRIEUX
Non, ces terres lointaines,
Dont ils te menaçaient,
Tu ne les verras pas!
Nous fuirons tous les deux!
Au delà de ces plaines
Nous porterons nos pas!
(Silence de Manon)
(avec affection)
Manon, réponds-moi donc!

MANON
(avec une tendresse infinie; en cédant)
Seul amour de mon âme!
Je ne sais qu'aujourd'hui la bonté de ton coeur,
Et si bas qu'elle soit, hélas!
Manon réclame
Pardon, pitié pour son erreur!
(Des Grieux veut l'interrompre)
Non! non! encor!
Mon coeur fût léger et volage
Et, même en vous aimant
Éperdument,
(très accentué)
J'étais ingrate!

DES GRIEUX
Ah! pourquoi ce langage?

MANON
(continuant)
Et je ne puis m'imaginer
Comment... et par quelle folie...
J'ai pu vous chagriner
Un seul jour de ma vie!

DES GRIEUX
(avec effusion)
Assez!

MANON
(tout en larmes)
Je hais et maudis en pensant
A ces douces amours par ma faute brisées,
Et je ne paierais pas assez de tout mon sang
La moitié des douleurs que je vous ai causées!
Pardonnez-moi!
(comme étouffée par les sanglots)
Ah! pardonnez-moi!

DES GRIEUX
(attendri et passionné; très déclamé)
Qu'ai-je à te pardonner...
Quand ton coeur à mon coeur...
(avec élan)
... vient de se redonner!

MANON
(avec un cri d'ivresse)
Ah!
(comme transfigurée)
Ah! je sens une pure flamme
(avec élan)
M'éclairer de ses feux,
(s'attendrissant)
Je vous enfin les jours heureux!

DES GRIEUX
(avec transport)
Ô Manon! mon amour, ma femme,
Oui, ce jour radieux
Nous unit tous les deux!
Voici les jours heureux!

MANON
Ah! je sens une flamme
Qui vient m'éclairer de ses feux!
Voici les jours heureux!
Ah! je sens une pure flamme.
(avec élan)
M'éclairer de ses feux!
Je vois les jours heureux!

DES GRIEUX
Ah! Manon, mon amour, ma femme!
(avec élan)
Oui, ce jour radieux
Nous unit tous les deux!
Le ciel lui-même
Te pardonne... je t'aime!

MANON
(avec sensibilité)
Ah! je puis donc mourir!

DES GRIEUX
Mourir! non... vivre!
Et sans dangers désormais pouvoir suivre,
Deux à deux, ce chemin où tout va refleurir!

MANON
(comme dans un rêve)
Oui... je puis encore être heureuse...
(très émue et presque sans voix; doux)
Nous reparlerons du passé...
(entrecoupé)
Du l'auberge... du coche...
(tendre et lent)
... et de la route ombreuse...
(plus agité)
Du billet par ta main tracé...
(très ému)
De la petite table...
(grave)
...et de ta robe noire
A Saint Sulpice...
(avec un sourire triste)
Ah! j'ai bonne mémoire...

DES GRIEUX
C'est un rêve charmant!
(avec joie)
Tout s'apprête pour notre liberté!

MANON
(de même)
Partons! Non...
(faiblissant peu à peu)
Il m'est impossible...
D'avancer... davantage...
Je sens le sommeil qui me gagne...
(à part, avec effroi)
Un sommeil... sans réveil!
(plus haut, malgré elle; presque parlé)
J'étouffe... je succombe!

DES GRIEUX
(vivement avec inquiétude)
Reviens à toi...
Voici la nuit qui tombe...
C'est la première étoile!

MANON
(rouvrant les yeux et regardant le ciel avec un sourire; lentement)
Ah! le beau diamant!
(à Des Grieux)
Tu vois... je suis encore coquette!

DES GRIEUX
On vient! partons!
(doucement)
Manon!

MANON
(d'une voix éteinte)
Je t'aime...et ce baiser c'est un adieu...
(suffocant)
suprême!

DES GRIEUX
(avec désespoir)
Non! je ne veux pas croire! écoute-moi! rappelle toi!
(avec tendresse et émotion)
N'est-ce plus ma main que cette mais presse?

MANON
(vaguement)
Ne me réveille pas!

DES GRIEUX
N'est-elle pour toi plus une caresse?

MANON
Berce-moi dans tes bras!

DES GRIEUX
Reconnais ma voix à travers mes larmes!

MANON
Oublions le passé!

DES GRIEUX
Souvenirs pleins de charmes!

MANON
(en serrant beaucoup)
O cruels remords!

DES GRIEUX
Je t'ai pardonné!

MANON
Ah! puis-je oublier
(à volonté)
les tristes jours de nos amours!
Oui, c'est bien sa main que cette main presse,
Ah! c'est bien sa voix! oui, c'est bien son coeur!
c'est bien la tendresse des jours d'autrefois!

DES GRIEUX
Tout est oublié!
N'est-ce pas ma main que cette main presse,
N'est-ce pas ma voix!
n'est-elle pour toi plus une caresse tout comme autrefois!
Bientôt renaîtra le passé!

MANON
(en défaillant)
Ah! je meurs!

DES GRIEUX
(avec effroi)
Manon!

MANON
(à volonté)
... il le faut... il le faut!
(en murmurant)
Et c'est là l'histoire...de Manon
(parlé)
Lescaut!

(Elle meurt. Des Grieux jette un cri déchirant et tombe sur le corps de Manon.)

RIDEAU
ACTE V

La Route du Hâvre
RIDEAU


DES GRIEUX
(seul; assis)
Manon! Pauvre Manon!
Je te vois enchaînée avec ces misérables!
Et la charrette passe!
O cieux inexorables,
Faut-il désespérer?
(apercevant Lescaut)
Non! C'est lui!
(allant à lui; fiévreusement)
Prépare ton escorte!
Les archers sont là-bas... ils arrivent ici.
Tes hommes sont armés?
Ils nous prêtent main forte
Et nous la délivrons!
(voyant que Lescaut ne lui répond pas)
Quoi? N'est-ce pas ainsi
Que tout est convenu?
Tu gardes le silence!

LESCAUT
(honteux et avec effort)
Monsieur le chevalier...

DES GRIEUX
(anxieux)
Eh bien?

LESCAUT
Je pense...
Que tout est perdu!

DES GRIEUX
Quoi?

LESCAUT
(piteusement)
Dès qu'au soleil ont lui
Les mousquets des archers,
Tous ces lâches on fui!

DES GRIEUX
(éperdu)
Tu mens! tu mens!
(avec âme)
Le ciel a pris pitié de ma souffrance!
C'est l'instant de la délivrance...
Tout à l'heure Manon va tomber dans mes bras!

LESCAUT
(tristement)
Je ne vous trompe pas!

DES GRIEUX
(faisant le geste de le frapper)
Va-t'en!

LESCAUT
(se courbant devant lui)
Frappez!
Que voulez-vous?
On est soldat... le roi paie assez mal!
Alors, bien malgré soi,
(tout en larmes)
On devient un coquin, un homme abominable!

DES GRIEUX
(violent)
Va-t'en!

(Ils écoutent, interdits.)

LES ARCHERS
(au loin; très léger, gai et rythmé)
Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué
De nous voir à pied!
Mais non! mais non!
La Ramée,
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée!

DES GRIEUX
(écoutant)
Qu'est-ce là?

LESCAUT
(allant sur le chemin)
Ce sont eux, sans doute...
Je les vois sur la route!

DES GRIEUX
(voulant s'élancer)
Manon! Manon!
(Lescaut l'arrête.)
Je n'ai que mon épée,
Mais nous allons les attaquer tous deux!

LESCAUT
(se récriant)
Quelle folle équipée!

DES GRIEUX
Allons!

LESCAUT
Vous la perdrez!
Croyez-moi,
Il vaut mieux prendre un autre moyen...

DES GRIEUX
Lequel?

LESCAUT
Je vous en prie,
Partons!

DES GRIEUX
(résistant)
Non, non!

LESCAUT
Vous la verrez, je le promets!

DES GRIEUX
Partir! Lorsque son coeur me crie:
"Viens à moi... "
Non, jamais!

LESCAUT
Si vous l'aimez, venez!

DES GRIEUX
Ah! si je l'aime!
Quand je veux tout braver;
Quand je voudrais mourir pour elle!

LESCAUT
Venez!

DES GRIEUX
Quand la verrai-je?

LESCAUT
A l'instant même!

(Il entraîne Des Grieux derrière le boissons. Les Archers de très près et toujours en se rapprochant.)

LES ARCHERS
(très léger gai et rythmé)
Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué,
De nous voir à pied,
(La voix des Archers se rapproche peu à peu.)
Mais non! la Ramée,
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée!
Capitaine, ô gué,
Est-c'que je boirai au gué!
Capitaine, ô gué!

(Les Archers paraissent.)

UN ARCHER
(au Sergent)
Après chanter, il faut boire!

LE SERGENT
C'est bien le moins.
Car ce n'est pas la gloire
D'escorter l'arme au bras et de faire embarquer
Des demoiselles sans vertu!

LES ARCHERS
C'est se moquer
De nous!

LE SERGENT
N'importe! C'est le métier!
Et que disent là-bas
Les captives?

L'ARCHER
Oh! rien! Elles ne bougent pas!
L'une d'elles est déjà malade, à demi morte.

LE SERGENT
Laquelle?

L'ARCHER
Eh! celle qui cachait son visage et pleurait
Quand l'un de nous cherchait
A lui parler.

LE SERGENT
Manon, alors?

DES GRIEUX
(derrière le feuillage)
O ciel!

LESCAUT
(le retenant)
Silence!
Laissez-moi faire...
(au sergent, de loin)
Hé, camarade!

LE SERGENT
Un soldat!

LESCAUT
Mieux, je pense, un ami!
(à Des Grieux, bas)
Avez-vous de l'argent?
(au Sergent)
Vous êtes obligeant,
J'en suis sûr!
Je viens donc réclamer un service...

LE SERGENT
Et lequel?

LESCAUT
C'est... rien que pour un instant
De me laisser causer avec la pauvre fille
Dont vous parliez...

LE SERGENT
Pourquoi?

LESCAUT
Je suis de sa famille...

LE SERGENT
Impossible!

LESCAUT
(Il lui donne une pièce de monnaie)
Ah!

LE SERGENT
(regardant si on l'a vu)
Pourtant...

LESCAUT
(nouvelle pièce d'argent)
En insistant?

LE SERGENT
Peut-être?

LESCAUT
(lui donnant encore)
On insiste!

LE SERGENT
Ah! ma foi, si vous parlez en maître!
Accordé!
(haut)
Je ne suis pas si noir
Que j'en ai l'air!
Là-bas est le village,
Vous l'y ramènerez vous-même, avant ce soir!
(aux Archers)
Détachez-la!

LESCAUT
Merci, mon cher et bon voyage!

LE SERGENT
N'allez pas, pour me remercier,
Essayer de nous l'enlever!

LESCAUT
(levant la main)
J'en fais mon grand serment
En faut-il davantage?

LE SERGENT
Non, d'ailleurs quelqu'un restera
Qui de loin vous surveillera!

LESCAUT
Merci, mon cher, et bon voyage!

LE SERGENT
En marche, allons!

DES GRIEUX
(caché)
Merci, Dieu de bonté!

(Les Archers sortent et disparaissent. On entend leur chanson de marche qui se perd peu à peu dans le lointain. Des Grieux et Lescaut les suivent du regard avec anxiété.)

LES ARCHERS
Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué
De nous voir à pied.
Mais non! mais non!
La Ramée
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée!

DES GRIEUX
(encore caché, à Lescaut avec transport)
Manon! je vais la voir!

LESCAUT
Et bientôt, je l'espère
Vous pourrez l'emmener,

LES ARCHER
(plus loin)
Capitaine, ô gué!
(plus loin)
Es-tu fatigué!
(très loin)
Pour mener l'armée...

DES GRIEUX
(montrant l'archer laissé là par le Sergent)
Ce soldat?

LESCAUT
J'en fais mon affaire!
(faisant sonner ce qui reste, dans la bourse)
J'ai très bien fait de ne pas tout donner!
(Lescaut remonte. Manon parait, elle descend péniblement et comme brisée par la fatigue, le petit sentier.)

MANON
(elle pousse un cri de joie en voyant Des Grieux)
Ah! Des Grieux!

DES GRIEUX
(avec ivresse)
O Manon!
(presque sans voix)
Manon! Manon!
(avec émotion)
Manon!
Tu pleures!

MANON
(pleurant)
Oui... de honte sur moi;
Mais de douleur sur toi!

DES GRIEUX
(tendrement)
Manon!
Lève la tête et ne songe qu'aux heures
D'un bonheur qui revient!

MANON
(avec amertume)
Ah! pourquoi me tromper?

DES GRIEUX
Non, ces terres lointaines,
Dont ils te menaçaient,
Tu ne les verras pas!
Nous fuirons tous les deux!
Au delà de ces plaines
Nous porterons nos pas!
(Silence de Manon)
(avec affection)
Manon, réponds-moi donc!

MANON
(avec une tendresse infinie; en cédant)
Seul amour de mon âme!
Je ne sais qu'aujourd'hui la bonté de ton coeur,
Et si bas qu'elle soit, hélas!
Manon réclame
Pardon, pitié pour son erreur!
(Des Grieux veut l'interrompre)
Non! non! encor!
Mon coeur fût léger et volage
Et, même en vous aimant
Éperdument,
(très accentué)
J'étais ingrate!

DES GRIEUX
Ah! pourquoi ce langage?

MANON
(continuant)
Et je ne puis m'imaginer
Comment... et par quelle folie...
J'ai pu vous chagriner
Un seul jour de ma vie!

DES GRIEUX
(avec effusion)
Assez!

MANON
(tout en larmes)
Je hais et maudis en pensant
A ces douces amours par ma faute brisées,
Et je ne paierais pas assez de tout mon sang
La moitié des douleurs que je vous ai causées!
Pardonnez-moi!
(comme étouffée par les sanglots)
Ah! pardonnez-moi!

DES GRIEUX
(attendri et passionné; très déclamé)
Qu'ai-je à te pardonner...
Quand ton coeur à mon coeur...
(avec élan)
... vient de se redonner!

MANON
(avec un cri d'ivresse)
Ah!
(comme transfigurée)
Ah! je sens une pure flamme
(avec élan)
M'éclairer de ses feux,
(s'attendrissant)
Je vous enfin les jours heureux!

DES GRIEUX
(avec transport)
Ô Manon! mon amour, ma femme,
Oui, ce jour radieux
Nous unit tous les deux!
Voici les jours heureux!

MANON
Ah! je sens une flamme
Qui vient m'éclairer de ses feux!
Voici les jours heureux!
Ah! je sens une pure flamme.
(avec élan)
M'éclairer de ses feux!
Je vois les jours heureux!

DES GRIEUX
Ah! Manon, mon amour, ma femme!
(avec élan)
Oui, ce jour radieux
Nous unit tous les deux!
Le ciel lui-même
Te pardonne... je t'aime!

MANON
(avec sensibilité)
Ah! je puis donc mourir!

DES GRIEUX
Mourir! non... vivre!
Et sans dangers désormais pouvoir suivre,
Deux à deux, ce chemin où tout va refleurir!

MANON
(comme dans un rêve)
Oui... je puis encore être heureuse...
(très émue et presque sans voix; doux)
Nous reparlerons du passé...
(entrecoupé)
Du l'auberge... du coche...
(tendre et lent)
... et de la route ombreuse...
(plus agité)
Du billet par ta main tracé...
(très ému)
De la petite table...
(grave)
...et de ta robe noire
A Saint Sulpice...
(avec un sourire triste)
Ah! j'ai bonne mémoire...

DES GRIEUX
C'est un rêve charmant!
(avec joie)
Tout s'apprête pour notre liberté!

MANON
(de même)
Partons! Non...
(faiblissant peu à peu)
Il m'est impossible...
D'avancer... davantage...
Je sens le sommeil qui me gagne...
(à part, avec effroi)
Un sommeil... sans réveil!
(plus haut, malgré elle; presque parlé)
J'étouffe... je succombe!

DES GRIEUX
(vivement avec inquiétude)
Reviens à toi...
Voici la nuit qui tombe...
C'est la première étoile!

MANON
(rouvrant les yeux et regardant le ciel avec un sourire; lentement)
Ah! le beau diamant!
(à Des Grieux)
Tu vois... je suis encore coquette!

DES GRIEUX
On vient! partons!
(doucement)
Manon!

MANON
(d'une voix éteinte)
Je t'aime...et ce baiser c'est un adieu...
(suffocant)
suprême!

DES GRIEUX
(avec désespoir)
Non! je ne veux pas croire! écoute-moi! rappelle toi!
(avec tendresse et émotion)
N'est-ce plus ma main que cette mais presse?

MANON
(vaguement)
Ne me réveille pas!

DES GRIEUX
N'est-elle pour toi plus une caresse?

MANON
Berce-moi dans tes bras!

DES GRIEUX
Reconnais ma voix à travers mes larmes!

MANON
Oublions le passé!

DES GRIEUX
Souvenirs pleins de charmes!

MANON
(en serrant beaucoup)
O cruels remords!

DES GRIEUX
Je t'ai pardonné!

MANON
Ah! puis-je oublier
(à volonté)
les tristes jours de nos amours!
Oui, c'est bien sa main que cette main presse,
Ah! c'est bien sa voix! oui, c'est bien son coeur!
c'est bien la tendresse des jours d'autrefois!

DES GRIEUX
Tout est oublié!
N'est-ce pas ma main que cette main presse,
N'est-ce pas ma voix!
n'est-elle pour toi plus une caresse tout comme autrefois!
Bientôt renaîtra le passé!

MANON
(en défaillant)
Ah! je meurs!

DES GRIEUX
(avec effroi)
Manon!

MANON
(à volonté)
... il le faut... il le faut!
(en murmurant)
Et c'est là l'histoire...de Manon
(parlé)
Lescaut!

(Elle meurt. Des Grieux jette un cri déchirant et tombe sur le corps de Manon.)

RIDEAU


最終更新:2010年06月04日 19:36