ACTE 3
No. 15. Berceuse
(Une partie de forêt de l'Inde, dans laquelle on aperçoit une sorte de cabane en bambous perdue sous les lianes et les fleurs. Gérard est étendu sur un lit de feuillage. Lakmé épie son sommeil.)
LAKMÉ
Sous le ciel tout étoilé
Le ramier blanc au loin s'en est allé.
Ah! reviens, ma voix t'appelle,
Mon doux ami, reviens, ferme ton aile,
Sous le ciel tout étoilé
Le ramier blanc au loin s'en est allé.
Il dort!
Puisse encor un moment
Ma naïve chanson le bercer doucement.
Puisse-t-il de moi reposer un moment!
Sous le ciel tout étoilé
Le ramier blanc au loin s'en est allé.
Sa compagne qui l'appelle,
N'entendra plus jamais battre son aile.
Sous le ciel tout étoilé
Le ramier blanc au loin s'en est allé.
Ah! reviens! Ah!
No. 15. Récitatif
GERARD
(ouvrant les yeux)
Quel vague souvenir alourdit ma pensée?
Et sur ma poitrine oppressée
Quel rêve s'est appesanti?
Sous un charme accablant…je reste anéanti.
Je me souviens, la ville était en fête,
J'allais dans mon extase, à demi réveille,
Quand l'éclair d'un poignard à mes yeux a brillé
Et la nuit s'est faite.
LAKMÉ
(se penchant vers lui)
Alors Hadji, dans l'ombre se glissant,
T'a transporté sous ce toit de verdure.
J'ai ramené la vie à ton front pâlissant,
Les filles de ma caste apprennent en naissant
Comment le suc des fleurs guérit une blessure.
GERARD
Je me souviens, sans voix, inanimé,
Je te voyais, sur mes lèvres penchée,
Mon âme à tes regards toute entière attachée,
Revivait sous ton souffle, ô ma douce Lakmé!
No. 16. Cantilène
GERARD
Lakmé! Lakmé!
Ah! Viens, dans la forêt profonde
L'aile de l'amour a passé,
Et, pour nous séparer du monde,
Sur nous le ciel s'est abaissé.
Ah! Viens, dans la forêt profonde
Pour nous faire oublier le monde
L'aile de l'amour a passé.
Ces fleurs courant capricieuses
Ont des senteurs voluptueuses
Qui jettent au cœur amolli
L'ivresse et l'oubli.
Ah! viens dans la forêt profonde,
Pour jamais faire oublier le monde
L'aile de l'amour a passé,
L'aile de l'amour a passé!
No. 17. Scène et chœur
LAKMÉ
Là, je pourrai t'entendre,
Nous vivrons tous les deux
Et je pourrai t'apprendre
L'histoire de nos Dieu;
Nous chanterons ensemble
Ces Dieux fois bénis,
Devant lesquels tout tremble,
Qui nous ont réunis,
et ton âme enflammée
De bonheur s'emplira
Sur la terre charmée
Que protège Brahma!
CHŒUR DES COURTISANS
(dans la coulisse)
Ah!
GERARD
Ecoute!
On passe sur la route
Qui longe la forêt.
LAKMÉ
Personne ici ne nous découvrirait!
CHŒUR(COUPLES D'AMOUREUX)
Descendons la pente
Doucement
La source qui chante
Nous attend
Près de son murmure,
Deux à deux,
Puisons l'onde pure
Sous les cieux.
Descendons la pente
Doucement,
La source qui chante
Nous attend.
AUTRES COUPLES
Ah!
GERARD
Quel est ce chant plein de tendresse
Qui passe comme une caresse?
LAKMÉ
Ce sont des couples amoureux
Qui par les doux chemins ombreux
Vont à la source vénérée,
Pour puiser l'eau sacrée,
Chère aux amants heureux.
(gravement)
Quand ils ont effleuré,
de leurs lèvres brûlantes,
La même coupe, ils sont unis,
ils sont unis et pour toujours.
Et les déesses bienfaisantes
Veillent sur leurs amours.
Ensemble
GERARD
Et les déesses bienfaisantes
Veillent sur leurs amours.
LAKMÉ
Les déesses bienfaisantes
Veillent sur leurs amours.
CHŒUR(COUPLES D'AMOUREUX)
Descendons la pente
Doucement
La source qui chante
Nous attend
Près de son murmure,
Deux à deux,
Puisons l'onde pure
Sous les cieux.
Descendons la pente
Doucement,
La source qui chante
Nous attend.
AUTRES COUPLES
Ah!
LAKMÉ
Nous ne pourrions sans crainte
Suivre ces amoureux
Tous les deux,
Mais à la source sainte
J'irai seule pour toi.
Attends-moi!
GERARD
O douce tentatrice!
LAKMÉ
Attends-moi!
(Elle s'éloigne.)
GERARD
(la suivant des yeux)
Je vis de ton caprice
Et de ta volonté.
FREDERIC
(paraissant)
Vivant!
GERARD
(parlé)
Ah!
FREDERIC
(avec émotion)
J'ai marché sous les hautes fougères
Qu'on venait de froisser, j'ai vu sur les bruyères
Et sur la mousse au reflet blanc,
Des gouttes de sang!
Je t'ai cru mort!
Que fais-tu là?
GERARD
Je rêve!
FREDERIC
Quand les nôtres vont partir?
GERARD
Laisse-moi me souvenir…
FREDERIC
Quand le pays tout entier se soulève!
GERARD
Hier, on m'a frappé!
Lakmé m'a sauvé!
FREDERIC
La fille du Brahmane?
GERARD
Elle m'a fait revivre dans un monde
où je reste éperdu…sans force…ivres
De son charme et de son amour!
FREDERIC
Ah! je connais ces ivresses d'un jour!
Elle te parait charmante,
Livrant toute son âme aux amours inconstants,
Cette fille de l'Inde, ardente et frémissante,
ardente et frémissante
Sous les caresse du printemps!
GERARD
(avec passion)
Non! c'est un cœur qui s'éveille et se donne,
C'est un amour naissant que la pudeur étonne.
FREDERIC
Allons, il faut la fuir, la fuir à l'instant même!
Garde-toi d'un remords, si tu crois qu'elle t'aime…
Ces enfants-là ne savent pas souffrir.
GERARD
Je l'envelopperai si bien de ma tendresse…
FREDERIC
Et Miss Ellen?
GERARD
Je subis le pouvoir d'une enchanteresse…
FREDERIC
Et…ton devoir?
GERARD
Mon devoir?
FREDERIC
(avec chaleur)
Et notre passion, à nous tous, la meilleure;
Notre honneur de soldat!
C'est demain qu'on se bat!
GERARD
Demain!
FREDERIC
Nous partons…nous partons dans une heure!
GERARD
(avec résolution)
J'y serai!
FREDERIC
Je t'ai retrouvé! retrouvé!
GERARD
J'y serai!
(regardant au fond)
C'est Lakmé! C'est Lakmé qui m'apporte l'eau sainte!
FREDERIC
Oh! maintenant tu peux la voir, je suis sans crainte
Et je t'attends!
(en sortant)
Il est sauvé!
No. 19. Duet
LAKMÉ
Ils allaient deux à deux
Et les mains enlacées,
Les jeunes amoureux.
Moi, je marchais près d'eux,
Seule avec mes pensées.
J'allais, le cœur tout en émoi,
Comme eux de tendresse altérée.
Et maintenant écoute-moi.
(religieusement)
Quand à la même coupe on a bu l'eau sacrée,
Ou reste pour toujours unis!
(Elle le regarde attentivement.)
(frappée de stupeur)
Ce n'est plus toi!
Ce n'est plus toi!
GERARD
Lakmé!
LAKMÉ
Ah! Ce n'est plus toi!
Quand tu parlais, ton âme
Sur tes lèvres se posait,
Ton regard n'a plus la flamme
Qui m'embrassait,
Sur ton visage un nuage a passé
Et l'a glacé!
GERARD
N'es-tu plus l'enfant charmante
Pour qui j'ai tout oublié?
LAKMÉ
Ce n'est plus toi!
GERARD
Es-tu moins belle et moins aimante!
LAKMÉ
Ce n'est plus toi!
GERARD
Moins belle et moins aimante!
LAKMÉ
(gravement)
Veux-tu qu'à mon destin ton destin lié?
GERARD
Je veux ce que tu veux,
Je veux ce que t'inspire
Ton caprice, je veux, je veux te voir sourire.
LAKMÉ
Quel que soit le Dieu clément
Dont tu bénis la puissance,
Quelle que soit ta croyance,
Tu sais ce que vaut un serment!
GERARD
(presque parlé)
Ciel!
(Fifres dans la coulisse)
CHŒUR DES SOLDATS
(au lointain dans la coulisse)
Alerte!
GERARD
Nos soldats!
CHŒUR DES SOLDATS
Alerte!
Courage!
LAKMÉ
Jure!
CHŒUR DES SOLDATS
Courage!
GERARD
Ce sont eux!
CHŒUR DES SOLDATS
Marchons le cœur content.
Marchons en chantant.
LAKMÉ
Jure!
Et tu m'appartiendras!
GERARD
Lakmé!
LAKMÉ
Tu n'oses pas!
CHŒUR DES SOLDATS
Hardi voyage,
Chansons et combats
Sont le partage
Des vrais soldats.
Vers notre mère
Allez triomphants
Vers l'Angleterre
Voyez, nos chants!
LAKMÉ
C'est là-bas que va sa pensée!
Son cœur a tressailli,
Et sa patrie à ses yeux s'est dressée!
(avec déchirement, après avoir essayé vainement d'attirer son regard. Pendant que Gérard écoute, Lakmé va cueillir une fleur de Datura et la mord en souriant, sans que Gérard aperçoive.)
GERARD
Lakmé! Lakmé! Qu'as-tu?
LAKMÉ
(avec tendresse)
Tu m'as donné le plus doux rêve
Qu'on puisse avoir sous notre ciel,
Reste encore, pour qu'il s'achève,
Ici, loin du monde réel.
Tu m'as dit des mots de tendresse,
Que les Hindous ne savent pas,
C'est toi qui m'as appris l'ivresse
Des aveux murmurés tout bas, murmurés tout bas.
Ah! Tu m'as donné le plus doux rêve
Qu'on puisse avoir sous notre ciel
Reste encore pour qu'il s'achève,
Ici, loin du monde réel,
Loin du monde réel!
GERARD
Ce que je lis sur ton visage,
Ma Lakmé, me glace d'effroi!
De tout, mon âme se dégage
Et je ne serai plus qu'à toi!
LAKMÉ
Ah! maintenant je veux te croire.
Voici la coupe où je vais boire.
(Elle y trempe se lèvres.)
(lui tendant la coupe)
Prends!
GERARD
(le prenant)
A toi! Lakmé, et pour toujours!
LAKMÉ
(avec mélancolie)
C'est la fête de nos amours!
(Gérard boit.)
GERARD
(avec exaltation)
Qu'autour de moi tout sombre,
Je ne veux pas une ombre.
Je ne veux pas une ombre
Sur ton front enchanté,
Je reste sous le charme,
Que jamais une larme
Que jamais une larme
Ne me voile ta beauté!
LAKMÉ
C'est la fête de nos amours,
C'est la fête de nos amours.
GERARD
Qu'autour de moi tout sombre,
Je ne veux pas une ombre,
Je ne veux pas une ombre
Sur ton front enchanté!
Ensemble
GERARD
Je reste sous le charme,
Que jamais une larme
Que jamais une larme
(en élargissant)
Ne me voile ta beauté!
LAKMÉ
C'est ma première larme…
Et je meurs sous le charme
(en élargissant)
Par l'amour apporté!
GERARD
Toujours à toi, je te le jure!
LAKMÉ
(défaillante)
C'est un serment que tu pourras tenir.
Je ne crains pas, va!
Que tu sois parjure!
Je vais mourir…
GERARD
Mourir!
LAKMÉ
(souriante)
La mort ne sépare pas,
C'est elle qui nous lie,
Je te donne ma vie,
et je meurs dans tes bras…
GERARD
Lakmé!
LAKMÉ
Et je meurs dans tes bras!
GERARD
Non! ce n'est pas la mort,
C'est la vie ardente
Qui coule à plein bord
Sur ta lèvre frémissante.
Ah!
Qu'autour de moi tout sombre,
Ensemble
LAKMÉ
Adieu!
Rêve qui sombre,
Hélas, quelle ombre en mon cœur attristé!
C'est ma première larme
Et je meurs sous le charme
Par l'amour apporté!
Par l'amour apporté!
GERARD
Je ne veux pas une ombre,
Je ne veux pas une ombre
Sur ton front enchanté.
Je reste sous le charme,
Que jamais une larme
Que jamais une larme
Ne me voile ta beauté!
Ne me voile ta beauté!
No. 20. Finale
NILAKANTHA
C'est lui! C'est lui!
Lui! près de Lakmé!
LAKMÉ
Ciel! mon père!
GERARD
Frappez! Frappez! Je suis désarmé!
NILAKANTHA
Tu mourras! Tu mourras!
LAKMÉ
Ecoutez-moi!
Nous avons bu tous deux à la coupe d'ivoire,
Il est sacré pour vous!
NILAKANTHA
Lui!
LAKMÉ
(d'une voix faible)
S'il faut à nos Dieux
Une victime expiatoire,
Qu'ils m'appellent vers eux!
GERARD
Quel éclair dans ses yeux brille!
LAKMÉ
(avec extase)
Ils m'ont parlé!
NILAKANTHA
(la saisissant éperdu)
Lakmé! ma fille!
GERARD
Grand Dieu!
(avec de sanglots)
Elle meurt pour moi!
LAKMÉ
(défaillante)
Tu m'as donné le plus doux rêve
Qu'on puisse avoir sous notre ciel,
Reste encore, pour qu'il s'achève,
Ici, loin du monde réel,
Loin du monde…
(Elle meurt.)
GERARD
(poussant un cri)
Ah! morte!
NILAKANTHA
(avec exaltation)
Elle a l'éternelle vie,
Quittant cette terre asservie,
Elle porte là-haut nos vœux.
Elle est dans la splendeur des cieux!
GERARD
Ah!