ACTE I
(La forêt de Fontainebleau. L'hiver. Le palais dans le lointain. À droite, un grand rocher forme une sorte d'abri)
Introduction
(Des bûcherons, leurs femmes, leurs enfants. Les uns s'occupent à dépecer des chênes abattus. Les autres traversent le théâtre, portant des fagots, des pièces de bois et des instruments de travail; les femmes et les enfants se chauffent à un foyer allumé sous le grand rocher)
LES BÛCHERONS, LEURS FEMMES
L'hiver est long! La vie est dure!
Le pain est cher!
Quand donc finira ta froidure,
O sombre hiver!
Hélas! Quand finira la guerre?
Hélas! Reverrons-nous jamais
Et nos fils dans notre chaumière
Et des blés mûrs dans nos guérets?
L'hiver est long! etc.
Tout meurt au bois, dans la plaine
L'eau des fleuves manque aux troupeaux
Et l'hiver glace la fontaine,
Notre fontaine aux belles eaux!
UN BÛCHERON
Amis, hâtons-nous l'ouvrage!
Que nos femmes, nos fils, nous donnent du courage!
Avec la paix, ô travailleurs,
Nous reverrons des jours meilleurs!
LES BÛCHERONS, LEURS FEMMES
... des jours meilleurs!
LES BÛCHERONS
Entendez-vous? Les trompes sonnent!
Entendez-vous? Les cors résonnent!
La cour a quitté le palais!
Le Roi chasse dans nos forêts!
LES CHASSEURS
(au loin)
Le cerf s'enfuit sous la ramure...
Par Saint Hubert!
Suivons-le, tant que le jour dure,
Au bois désert!
LES BÛCHERONS
Le son du cor de nous s'approche!
Il retentit de roche en roche!
L'air est plein de leur bruit joyeux!
Que le sort des rois est heureux!
(Élisabeth de Valois, paraissant à gauche, à cheval,
conduite par Thibault, son page; valets et piqueurs)
LES BÛCHERONS, LEURS FEMMES
C'est la fille du Roi! Vite, approchons-nous d'elle!
Elle est aussi bonne que belle!
La noble Élisabeth...
ÉLISABETH
(arrêtant son cheval au milieu des bûcherons)
Amis, que voulez-vous?
LES FEMMES
(menant Élisabeth une femme en deuil)
Nous ne demandons rien pour nous,
Mais secourez dans sa misère
Cette veuve dont les deux fils,
Sous l'étendard du roi partis,
Ah! ne sont pas revenus!
ÉLISABETH
(à la pauvresse)
Ma mère,
Je te donne ma chaîne d'or...
(aux bûcherons)
Et vous tous, espérez! Bientôt la triste guerre
Finira. De beaux jours pour nous luiront encor!
Vers le roi Henri deux, mon père,
Un envoyé d'Espagne est venu... De la paix
Bientôt, s'il plaît à Dieu, renaîtront les bienfaits!
LES BÛCHERONS et LEURS FEMMES
Noble dame, que Dieu vous donne,
Dans notre coeur lisant nos voeux
Un jeune époux, une couronne,
Avec l'amour d'un peuple heureux!
Avec la paix, ô travailleurs,
Nous reverrons des jours meilleurs!
(Élisabeth sourit, salue les bûcherons et leurs femmes, reprend sa marche avec sa suite et sort droite, au bruit des fanfares. À ce moment, Don Carlos paraît à gauche, se cachant parmi les arbres)
LES CHASSEURS
(au loin)
Le cerf s'enfuit sous la ramure...
Par Saint Hubert!
Suivons-le, tant que le jour dure,
Au bois désert!
LES BÛCHERONS, LEURS FEMMES
Avec la paix, ô travailleurs,
Nous reverrons des jours meilleurs!
(Les bûcherons regardent s'éloigner la Princesse, reprennent leurs instruments de travail, se remettent en route et disparaissent au fond)
Récit Et Romance
DON CARLOS
(seul)
Fontainebleau! Forêt immense et solitaire!
Quels jardins éclatants de fleurs et de lumière
Pour l'heureux Don Carlos valent ce sol glacé
Où son Élisabeth souriante a passé?
Quittant l'Espagne et la cour de mon père,
De Philippe bravant la terrible colère,
Caché parmi les gens de son ambassadeur;
J'ai pu la voir enfin, ma belle fiancée,
Celle qui dès longtemps régnait dans ma pensée,
Celle qui désormais régnera dans mon coeur!
Je l'ai vue, et dans son sourire,
Dans ses yeux pleins d'un feu charmant,
Tout ému, mon coeur a pu lire
Le bonheur de vivre en l'aimant.
Avenir rempli de tendresse!
Bel azur dorant tous nos jours!
Dieu sourit à notre jeunesse,
Dieu bénit nos chastes amours!
Scène et Duo
(Il s'élance sur les traces d'Élisabeth, puis incertain, il s'arrête et écoute. Un appel de cor se fait entendre dans le lointain)
DON CARLOS
Le bruit du cor s'éteint sous l'ombre épaisse,
On entend des chasseurs expirer le refrain...
(Il écoute)
Tout se tait! La nuit vient et la première étoile
Scintille à l'horizon lointain!
Comment vers le palais retrouver mon chemin,
Dans ce bois que la brume voile?
THIBAULT
(au dehors)
Holà! piqueurs! Holà! pages du Roi!
DON CARLOS
Quelle voix retentit dans la forêt immense?
THIBAULT
Holà! bons paysans et bûcherons!... à moi!
(Le page paraît avec Élisabeth s'appuyant à son bras)
DON CARLOS
(se retirant l'écart)
Ah! Quelle ombre charmante ici vers moi s'avance?
THIBAULT
(avec effroi)
Ah! J'ai perdu le sentier effacé...
Appuyez-vous sur moi, de grâce!
La nuit vient et l'air est glacé...
Marchons encor.
ÉLISABETH
Dieu! Comme je suis lasse!
(Don Carlos paraît et s'incline devant Élisabeth)
THIBAULT
(effrayé, à Don Carlos)
Ah! Qui donc êtes-vous?
DON CARLOS
(à Élisabeth)
Je suis un étranger...
Un Espagnol...
ÉLISABETH
De ceux dont l'escorte accompagne
Le vieux comte de Lerme, ambassadeur d'Espagne?
DON CARLOS
Oui, noble dame! Et si quelque danger...!
THIBAULT
(au fond)
Ô bonheur! Sous la nuit claire,
Là-bas j'ai vu Fontainebleau!
Pour ramener votre litière
Je vais courir jusqu'au château.
ÉLISABETH
(avec autorité)
Va, ne crains pour moi! Je suis la fiancée
De l'Infant Don Carlos... J'ai foi
Dans l'honneur espagnol...
Page, suis ta pensée!...
(montrant Don Carlos)
Ce seigneur peut garder la fille de ton Roi!
(Thibault s'incline et sort. Don Carlos, la main sur l'épée, se place fièrement là droite d'Élisabeth. Élisabeth lève les yeux sur Don Carlos; leurs regards se rencontrent, et Don Carlos, comme par un mouvement involontaire, fléchit le genou devant Élisabeth. Don Carlos ramassant des branches sèches)
ÉLISABETH
(étonnée)
Que faites-vous donc?
DON CARLOS
À la guerre,
Ayant pour tente le ciel bleu,
Ramassant ainsi la fougère,
On apprend à faire du feu.
Voyez! De ces cailloux a jailli l'étincelle,
Et la flamme brille à son tour!
Au camp, lorsque la flamme est ainsi, vive et belle,
Elle annonce, dit-on, la victoire... ou l'amour!
ÉLISABETH
Vous venez de Madrid?
DON CARLOS
Oui.
ÉLISABETH
Dès ce soir, peut-être,
On signera la paix...
DON CARLOS
Oui, sans doute, aujourd'hui,
Vous serez fiancée au fils du Roi, mon maître,
À l'Infant Don Carlos!
ÉLISABETH
Ah! Parlez-moi de lui!
De l'inconnu j'ai peur malgré moi-même:
Cet hymen, c'est l'exil! L'Infant m'aimera-t-il?
Et dans son coeur voudra-t-il que je l'aime?
DON CARLOS
Carlos voudra vous servir genoux;
Son coeur est pur, il est digne de vous.
ÉLISABETH
Je vais quitter mon père et la France:
Dieu le veut, j'obéis.
Dans mon nouveau pays
J'irai joyeuse et pleine d'espérance!
DON CARLOS
L'heureux Carlos veut vivre en vous aimant:
C'est à vos pieds que j'en fais le serment!
ÉLISABETH
Tout mon être a frémi!
Ciel! Qui donc êtes-vous?
DON CARLOS
L'envoyé de celui qui sera votre époux.
(lui donnant un écrin)
ÉLISABETH
Cet écrin...
DON CARLOS
Il contient, madame, le portrait
De votre fiancé.
ÉLISABETH
L'Infant!... Il se pourrait!... Je n'ose ouvrir!...
Ah! J'ai peur de moi-même.
(regardant le portrait et reconnaissant Don Carlos)
Dieu puissant!
DON CARLOS
(tombant à ses pieds)
Je suis Carlos... Je t'aime!
ÉLISABETH
(à part)
De quels transports poignants et doux
Mon âme est pleine!
Ah! C'est Carlos, à mes genoux
Un dieu l'amène!
Ah! Je tremblais et de bonheur
Encor je tremble!
Oui, c'est Carlos!
À sa voix semble
S'ouvrir mon coeur!
DON CARLOS
Ah! Je vous aime, et Dieu lui-même
À vos genoux, Dieu m'a conduit!
ÉLISABETH
Si sa main nous guida dans cette étrange nuit,
Ah! C'est qu'il veut aussi que je vous aime!
(coup de canon)
Ecoutez!
DON CARLOS
Le canon retentit.
ÉLISABETH
Jour heureux!
C'est un signal de fête.
(Les terrasses illuminées de Fontainebleau brillent
dans le lointain)
DON CARLOS, ÉLISABETH
Dieu soit loué! La paix est faite!
ÉLISABETH
Regardez! Le palais étincelle de feux!
DON CARLOS
Bois dépouillés, ravins, broussailles,
Ames yeux enchantés, vous vous couvrez de fleurs!
ÉLISABETH
Ah!
DON CARLOS, ÉLISABETH
Sous les regards de Dieu, unissons nos deux coeurs
Dans le baiser des fiançailles!
DON CARLOS
Ne tremble pas, reviens à toi.
Ah! Ne tremble pas, reviens à toi,
Ma belle fiancée:
Ne tremble pas, lève sur moi
Ta paupière baissée.
Toujours unis par le serment
Qui dès longtemps nous lie :
Marchons tous deux dans cette vie
En nous aimant!
ÉLISABETH
Ah! Je tremble encor, mais non d'effroi.
Lisez dans ma pensée:
Et ce bonheur nouveau pour moi
Tient mon âme oppressée.
Toujours unis par le serment
Qui dès longtemps nous lie:
Marchons tous deux dans cette vie
En nous aimant!
Scène Et Final
(Thibault entre avec des pages, portant des flambeaux;
les pages s'arrêtent au fond de la scène, et Thibault s'avance seul vers Élisabeth)
THIBAULT
(s'agenouillant et baisant la robe d'Élisabeth)
À celui qui vous vient, Madame,
Apporter un message heureux
Accordez la faveur que de vous il réclame,
Celle de ne jamais vous quitter!
ÉLISABETH
(le relevant)
Je le veux!
THIBAULT
Salut, ô Reine, épouse de Philippe deux!
ÉLISABETH
(tremblante)
Non! C'est à l'Infant que je suis destinée!
THIBAULT
Au roi Philippe deux Henri vous a donnée!
Vous êtes reine!
ÉLISABETH
Ô ciel!
DON CARLOS
Muet, glacé d'horreur,
Devant l'abîme ouvert je frémis de terreur!
ÉLISABETH
L'heure fatale est sonnée!
Non! Contre la destinée
Combattre est vaillant et beau.
Oui, plutôt que d'être reine
Et de porter cette chaîne,
Je veux descendre au tombeau!
DON CARLOS
L'heure fatale est sonnée!
La cruelle destinée
Brise ce rêve si beau!
Et de regrets mon âme est pleine,
Nous traînerons notre chaîne
Jusqu'à la paix du tombeau.
(Le comte de Lerme, ambassadeur d'Espagne, la comtesse d'Aremberg, dames d'Élisabeth, pages, valets, portant des flambeaux et une litière, et peuple s'approchent)
LE CHOEUR
Ô chants de fête et d'allégresse,
Frappez sans cesse
Les airs joyeux,
La paix heureuse est ramenée
Par l'hyménée,
Du haut des cieux!
Salut et joie à la plus belle,
Honneur à celle
Qui va demain,
Sur un trône où Dieu l'accompagne,
Au Roi d'Espagne
Donner sa main!
ÉLISABETH
C'en est donc fait!
DON CARLOS
Fatales destinées...
ÉLISABETH
Nos âmes condamnées...
DON CARLOS, ÉLISABETH
Ne connaîtront jamais
Le bonheur ni la paix!
ÉLISABETH
Ah!
LE CHOEUR
Ô chants de fête et d'allégresse, etc.
DON CARLOS, ÉLISABETH
L'heure fatale est sonnée,
La cruelle destinée
Brise ce rêve si beau
Et de regrets l'âme pleine,
Nous traînerons notre chaîne
Jusqu'à la paix du tombeau.
DON CARLOS
C'en est donc fait!
À d'éternels regrets nos âmes condamnées...
ÉLISABETH
Hélas! Nos âmes condamnées
Ne connaîtront jamais
Le bonheur ni la paix!
LE COMTE DE LERME
(à Élisabeth)
Le très glorieux Roi de France, votre père,
Au puissant Roi d'Espagne et de l'Inde a promis
La main de sa fille bien chère.
Une guerre cruelle est finie à ce prix,
Mais Philippe ne veut vous devoir qu'à vous-même,
Acceptez-vous la main de ce roi qui vous aime?
LES FEMMES
Ô Princesse, acceptez Philippe pour époux!
La paix! Nous souffrons tant, ayez pitié de nous!
LE COMTE DE LERME
Votre réponse?
ÉLISABETH
(d'une voix mourante)
Oui!
LE CHOEUR
Dieu nous entende,
Ô vaillant coeur!
Et qu'il vous rende
Notre bonheur!
DON CARLOS, ÉLISABETH
(â part)
C'est l'angoisse suprême!
Je me sens mourir! Ah!
LE CHOEUR
Ô chants de fête et d'allégresse, etc.
DON CARLOS, ÉLISABETH
C'en est fait! Ô douleurs! Ô regrets!
Nos âmes condamnées
à d'éternels regrets
Ne connaîtront jamais
Le bonheur ni la paix!
LE CHOEUR
Reine d'Espagne, gloire à vous!
(Élisabeth, conduite par le comte de Lerme, monte dans sa litière. Don Carlos reste désespéré, la tête dans ses mains, sur le rocher où Élisabeth était assise. Le cortège se met en marche)
DON CARLOS
Hélas! Hélas!
LE CHOEUR
Gloire à vous!
(en s'éloignant toujours)
Ô chants de fête et d'allégresse, etc.
DON CARLOS
(désespéré)
L'heure fatale est sonnée,
La cruelle destinée
Brise mon rêve si beau!
O destin fatal, ô destin fatal!